A. Darío Lara*
À l´occasion du dévoilement du buste du savant équatorien, Pedro Vicente Maldonado, à Paris, la “Comisión Permanente de Conmemoraciones Cívicas” de la Présidence de la République de l´Équateur a édité en français cette publication, destinée à diffuser auprès des chercheurs, des étudiants ainsi que du grand public, les principales facettes de sa personnalité et de son œuvre.
Ambassadeur José Ignacio Jijón Freile
Président de la Comisión Permanente de Conmemoraciones Cívicas
de la République de l´Équateur
* Membre de l´Académie Équatorienne de la Langue Espagnole et de l´Académie Nationale de l´Histoire
(1) Communication présentée au colloque international “La Condamine y la expedición de los Académicos Franceses al Ecuador, 250o aniversario, 1735-1985” organisée par l’université de Paris X-Nanterre, Paris, 22 et 23 novembre 1985).
La célébration des 250 ans de la mission historique accomplie par les Géodésiens français dans l´Audience Royale de Quito, au cours de la première moitié du 18è siècle, offre une occasion incomparable pour que des personnalités éminentes de France et de l´Équateur évoquent l´œuvre réalisée par ces missionnaires de la science. Avec le prestige reconnu qui entoure les participants de ce Colloque, professeurs, chercheurs réputés des milieux culturels de l´université et des académies nous rappellerons les noms de ces scientifiques et évoquerons leurs travaux accomplis dans les différents secteurs tels que: la géodésie, la géographie, l´astronomie, la physique, les sciences naturelles… et la formidable documentation réunie sur une région jusqu´alors presque inconnue par les milieux scientifiques européens.
Permettez-moi d´évoquer brièvement aujourd´hui la figure de l´un de ces hommes les plus éminents de ce 18è siècle qui eut l´honneur de recevoir les académiciens français. Après leur avoir rendu d´importants services et surtout leur avoir offert son amitié, il collabora étroitement à leurs travaux, notamment avec La Condamine, et ensemble, ils réalisèrent la fantastique traversée du continent, depuis les agrestes montagnes andines, naviguant vers l´Atlantique sur l´immense fleuve Amazone, celui de Francisco Orellana, qui le découvrit au cours de l´une des aventures les plus extraordinaires de tous les siècles; aventure qui commença à Quito en 1541. Cet Équatorien illustre c´est Don Pedro Vicente Maldonado. Ayant terminé ce voyage extraordinaire -extraordinaire de par les conditions et la quantité de notes accumulées pour la science- une fois en Europe, La Condamine et Maldonado contribuèrent à répandre la connaissance de l´Amérique dans les Académies de: Madrid, Paris et Londres. Dans cette dernière ville, victime d´une maladie violente, Maldonado mourut en novembre 1748, peu avant ses 44 ans. Le non de Don Pedro Vicente Maldonado, si peu connu hors de l´Équateur, est intimement lié à celui de La Condamine. Plus de deux siècles plus tard, en analysant les grands événements de cette période, l´Équateur est fier de ce chapitre qu´il n´oublie pas, convaincu que: “…la mémoire des peuples constitue leur meilleure défense contra la tyrannie et la mort”. Cette amitié qui lia ces deux illustres personnages, née dans un beau coin des Andes, renforcée para la traversée sur les eaux houleuses du grand fleuve, vit son couronnement à l´Académie des Sciences de Paris -où Maldonado fut reçu comme nous le verrons ensuite- et connut hélas son terme sur ce continent. Cette amitié fut comme le présage et l´origine de celle que depuis lors unit la France à cette région du monde, même avant son indépendance politique qu´elle obtint qu´en 1830.
La République de l´Équateur, l´aînée dans ses relations étroites avec la France, a cultivé soigneusement cette amitié, la renforçant toujours au cours des deux derniers siècles, ainsi que je vais le rappeler tout au long de ces pages. En de nombreuses occasions, les Académiciens de la Mission nous ont parlé de la ville de Quito qui fut le centre de leurs activités scientifiques. Mots élogieux sur son climat, ses habitants, les charmes de la vie quotidienne. En effet, au début du 18è siècle, Quito était une ville très castillane et américaine. Il faut cependant rappeler que, bien avant la conquête espagnole, Quito était une ville d´une importance historique. Avant l´an mille, par des conquêtes ou des confédérations, un certain nombre de peuples, les Caras, descendant des Mayas, s´unirent pour former le «Royaume de Quito». Ce fut la célèbre dynastie des «Shyris de Quito», dont la souveraineté héréditaire dura environ cinq siècles. Au début du quinzième siècle, les Incas entreprirent la conquête de ce royaume qui fut le théâtre de luttes sanglantes. Après la conquête, Quito devint la résidence du plus grand des empereurs inca: Huayna-Capac. À sa mort, la division de ses deux fils se solda, après une lutte fratricide, par la victoire de Atahualpa, héritier du Royaume de Quito. C´est à ce momento là qu´arrivèrent les troupes de Francisco Pizarro et l´empire tomba entre les mains des «Conquistadores» (1533). Sur les ruines de Quito, Sebastián de Benalcázar fonda, le 6 décembre 1534, la ville de San Francisco de Quito, l´une des plus vieilles villes hispano-américaines et la première capitale espagnole construite en Amérique du Sud. La ville progressa rapidement et devint bientôt un centre important de la vie coloniale. L´Empereur Charles V, dès 1541, l´ennoblit avec le titre de: «muy noble y muy leal». Au 18è siècle Quito comprenait trois universités. Bouguer les mentionne et nous donne ces détails: «… Cette ville a trente ou quarante mille habitants dont plus d´un tiers sont Espagnols ou d´origine espagnole. Les denrées n´y sont pas extrêmement chères… On y trouve toutes les choses absolument nécessaires à la vie, le pays fournit abondamment…». Grâce à l´œuvre des missionnaires, des quelques maîtres espagnols et le travail admirable réalisé par les aborigènes qui possédaient une vieille tradition artistique, Quito devint un centre culturel remarquable où les caractéristiques indigènes et espagnols s´entremêlèrent, donnant naissance à un art typique. L´Espagnol Jaén Morente écrivit:
«À Quito on trouve pendant l´époque coloniale la synthèse de l´art hispanique et Quito fut la véritable capitale de l´art américain avec lequel seul Mexique peut rivaliser».
Telle était la noble ville, juchée à 2830 mètres au dessus du niveau de la mer, à 22 km au sud exactement de la ligne équatoriale, détail géographique qui détermina le choix fait par l´Académie Royale des Sciences de Paris pour recevoir la mission des Académiciens français.
Si la ville de Quito s´était distinguée par le passé et avait atteint avec la conquête espagnole un développement particulier au cours des 17è et 18è siècles, au point de devenir un grand centre universitaire et culturel, d´autres villes du territoire qui formerait la République de l´Équateur, jouirent aussi d´un certain progrès. Guayaquil, le principal port sur l´océan Pacifique, eut un rôle prépondérant durant ces siècles de domination espagnole. Cuenca, au sud et Riobamba, dans le centre du pays, sont deux villes remarquables; toutes deux sont étroitement liées à l´histoire des travaux des Académiciens. Rien d´étonnant donc, que dans l´histoire des travaux des membres de la Mission Géodésique, nous trouvions de fréquentes mentions de ces deux villes, avec des pages tantôt agréables, ainsi que nous allons le voir, tantôt douloureuses, comme celles qui se réfèrent à la fin tragique du chirurgien de l´expédition, Jean Senièrgue à Cuenca.
Mentionner la ville de Riobamba, la belle capitale de la province de Chimborazo, c´est évoquer ce colosse des Andes qui captiva La Condamine, Humboldt et Caldas, et même Bolívar le Libérateur, auteur du célèbre: «mi delirio sobre el Chimborazo»; c´est rappeler aussi plusieurs épisodes de la Mission française , les jours heureux qu´ils vécurent là, les amitiés qu´ils y nouèrent.
La Condamine sutout a évoqué les heures passées avec les familles Dávalos et Maldonado, le marquis de Maenza ou Juan Luján, protecteur des Indiens. Et l´admiration qu´il conçut en voyant combien le culte des arts et des lettres occupait une place exceptionnelle dans ces foyers.
Le personnage qui fut le plus étroitement lié aux membres de la Mission, avec La Condamine surtout, appartenait à la famille Maldonado, l´une des plus riches et des plus nobles établies à Riobamba. Don Pedro Atanasio Maldonado y Sotomayor, Chevalier D´Alcántara, marié à Isidora Palomino Flores était le chef de cette Maison; outre la vertu, les arts et les sciences cette famille connut une prospérité admirable et eut la chance de compter sur une descendance qui accroîtrait son prestige; parmi les hommes: José Antonio qui sera Chanoine de la cathédrale de Quito, Ramón, qui entrera dans l´administration et notre Pedro Vicente, le plus illustre de la famille dont nous nous occuperons tout spécialement.
Tous les biographes de Pedro Vicente Maldonado y Sotomayor, né à Riobamba en noviembre 1704 (trois ans à peine après La Condamine, né en 1704), sont unanimes pour mentionner les qualités intellectuelles particulières dont le jeune Pedro Vicente fit preuve, dans ses études primaires effectuées à Riobamba puis dans le collège «San Luis de Quito», le plus important centre culturel en ces années de domination espagnole, où ont été formés les plus éminents représentants des lettres et des arts de ces siècles.
Il faut reconnaître que dans l´enseignement de cette époque, les sciences occupaient peu de place dans les programmes des collèges et des universités. Si les rares connaissances que l´on pouvait recevoir alors servaient à peine à s´orienter vers une carrière scientifique, en revanche la formation du caractère était importante ainsi que l´ambition de poursuivre ses études. Ce fut le cas de Pedro Vicente qui, ayant terminé le cycle des études avec les diplômes correspondants, abandonna les salles de classe des Jésuites de Quito et se consacra dans sa ville natale au perfectionnement de matières que bien peu dans la colonie pouvaient enseigner. L´un de ses biographes le voit ainsi lorsqu´il nous le présente: «enfermé dans son bureau, loin de toute préoccupation, voici Maldonado, tel un autre Pascal écrivant des nombres, traçant des lignes, composant des figures, résolvant des problèmes de mathématiques, de physique, de géographie et d´astronomie». (Antonio Pérez, Biografía de Pedro Vicente Maldonado; page 9).
De géographe surtout et d´une géographie pratique et vivante; car Pedro Vicente, possesseur de plusieurs propriétés, parcourt les régions de l´Audience de Quito, sans craindre la fatigue selon le biographe cité: …
«il mesure des montagnes, calcule des distances, délimite des chemins, recueille des notes ici et là, toutes les notes qui lui semblent déjà nécessaires, déjà utiles pour lui et pour forger l’aventure de sa patrie… ». Nous assistons ainsi à la naissance d’un authentique géographe, du géographe équatorien le plus important de ces siècles. Géographe et visionnaire, car très vite il a saisi l’importance, pour Quito et Riobamba, les villes interandines, d’une sortie vers l’océan. Il s’est rendu compte que pour le développement du pays, sur les plans économiques et culturel, matériel et spirituel, il était indispensable de sortir de l’isolement qu’imposent ces chaînes de montagnes, belles sans aucun doute et extraordinairement significatives dans la structure physique, mentale et spirituelle de ses habitants. De ses longues randonnées dans la région, de son admiration pour les richesses qu’elle renferme et ce qu’elles peuvent signifier pour l’essor du pays, Maldonado en déduit la nécessité d’une voie qui offrirait un rapide et vaste débouché sur la mer, depuis la ville de Quito, centre politique et économique appelé à un destin imprévisible. Il était urgent de relier Quito aux plages de la province d’Esmeraldas d’où l’on était le plus proche de l’isthme de Panama, point indispensable pour arriver en Espagne, en Europe: le centre de la civilisation, centre de tous les esprits curieux et avides d’améliorer leurs connaissances.
Bien sûr, au siècle précédent, plusieurs tentatives avaient été faites: missionnaires, gouvernants; don Cristobal de Troya, par exemple, fondateur de la ville de San Miguel de Ibarra, qui avait parcouru les confins occidentaux de sa province et compris la nécessité d’établir une communication avec le littoral… De cette façon, la province d’Atacames qui avait tenté bien des esprits ne recueillit que de maigres résultats, malgré de grands sacrifices.
Après huit années de réflexion, de préparation, ayant mûri son projet, Maldonado fut nommé Gouverneur d’Atacames afin de réaliser le projet de sa route, dont la construction commence en 1733. Suivent de longues années de travail, d’efforts pour lesquels il sacrifiera son temps, son argent et sa santé… Et après trois années de travail et de grandes difficultés, la route ne parvient pas encore à se jouer de l’immense muraille andine.
Sur ces entrefaits, alors que Pedro Vicente Maldonado était en plein travaux, la Mission des Académiciens arrive à Quito, en mai 1736. Maldonado se trouvait exactement dans la région d’Atacames, préoccupé par la construction de sa voie, lorsque La Condamine (après s’être séparé du reste de la Mission à Manta et de Bouguer qui l’accompagna quelques jours mais qui dût suivre, pour des raisons de santé la route Guayaquil-Quito). La Condamine donc, arrive lui aussi dans cette région et rencontre Maldonado. Notre écrivain, le docteur Neptalí Zuñiga- l’un des rares historiens qui ait réellement fait des recherches sur ces chapitres et fréquenté les archives européennes - nous a donné des détails sur cette première rencontre: «Les impressions réciproques sont magnifiques… Ils avaient presque le même âge car Maldonado ne put l’accompagner personnellement à la capitale- comme le soutiennent quelques auteurs en contradiction avec ce qu’écrivit le Français dans son Journal… - mais il l’informa de tout en détail et lui offrit les moyens nécessaires». On comprend comment La Condamine, malgré les graves difficultés qu’il éprouva, put traverser le fleuve Esmeraldas, tracer le plan de son cours et la carte de l’itinéraire depuis de son débarquement jusqu’à Quito.
Le prestige qui avait précédé les scientifiques français était considérable. On savait que ces éminents visiteurs étaient chargés d’une immense mission- entreprise pour la première fois sur ce continent- et que leurs connaissances dépassaient celles des plus doués de ces royaumes. L’astronomie, la physique, les sciences naturelles, les mathématiques…, n’étaient pas précisément des matières enseignées dans les universités et, pour cette raison, ils manquaient presque totalement de personnes initiées à ces domaines.
Rien d’étonnant à ce que, dès le début, les relations entre les Académiciens et la famille Maldonado aient été très étroites, ainsi que vont le démontrer les différents services rendus par les créoles aux Français. La situation économique de la Mission fut toujours très précaire et connut de graves difficultés, fortement aggravées déjà par le mode de vie de Louis Godin, le chef de l’expédition, et ensuite par des discordes qui surgirent entre les trois Académiciens pour des motifs qu’il est inutile de mentionner ici. Au vu de ces circonstances, les frères Maldonado les aidèrent généreusement sur le plan économique. Ils mirent leur fortune et leur influence, ainsi que leurs vastes relations au service des Académiciens.
Pedro Vicente, heureux de contribuer au bien être des Académiciens, le fut encore plus lorsqu’il put, en leur compagnie et celle de La Condamine en particulier, s’initier ou progresser dans les connaissances de ces sciences qu’il avait étudiées et qui l’enthousiasmaient tant. De cette façon, une amitié qui naît simplement dans les salons d’une société cultivée, à Riobamba comme à Quito, qui s’exprime par des manifestations de générosité et de compréhension de la part de la famille Maldonado, venue en aide aux nécessités des Académiciens, franchit vite les limites de ces mondanités, lorsque Pedro Vicente devient un causeur assidu, un disciple et finalement un collaborateur dans les travaux de la Mission. Dès les premiers instants, La Condamine apprécia hautement les qualités du jeune Riobambénien. Ainsi le confirme le général Georges Perrier : «…Durant le séjour des Académiciens dans la région de Riobamba, des liens d’une étroite amitié furent noués entre Maldonado et La Condamine, auquel le caractère du jeune créole était éminemment sympathique. Sagace, généreux, calme dans le péril, doué des qualités nécessaires pour commander les autres, tel était l’ami de La Condamine».
Je ne vous importunerai pas ici en citant les nombreux voyages dans toutes les directions que firent les Académiciens pour remplir leur mission, voyages dont leurs biographes nous fournissent des détails très curieux lorsque Maldonado doit accompagner La Condamine et Bouguer pour collaborer à leurs expériences et à leurs travaux. J’ai rappelé que la préparation de Maldonado n’avait pas été très solide dans ces domaines de la science. L’un de ses biographes explique: «Maldonado n’était pas suffisamment préparé pour entreprendre des études aussi complexes pour lesquelles la seule bonne volonté et des dispositions, la seule générosité ou l’application de suffisaient pas pour les mener à bien: au 18e siècle, on exigeait au moins des connaissances en astronomie, physique, géographie, mathématiques…». Mais il ajoute: «Il avait des rudiments, peut être solides, c’est indubitable: car la garantie de ses connaissances en ces disciplines provenait de l’enseignement qu’il reçut des Jésuites, ceux qui conservèrent le prestige des mathématiciens, géographes et cartographes anciens en voyageant vers les Indes… (Neptalí Zuñiga; page 50).
Avec les connaissances et l’amitié de La Condamine, Maldonado fit de rapides progrès. Les qualités morales du Français et du Créole permirent rapidement au maître et au disciple une collaboration admirable. La Condamine le reconnut généreusement en maintes occasions: «Sa passion de s’instruire, écrit l’Académicien, embrassait tous les domaines et sa facilité de conception suppléait à son impossibilité de les cultiver tous (les domaines ou les sciences) dès sa prime jeunesse…». J’aurai l’occasion de rappeler les témoignages élogieux que les Académiciens, après la mort prématurée de Maldonado, nous ont laissés sur notre illustre compatriote- La Condamine surtout-.
Le résultat de cette amitié entre Maldonado et les Académiciens, de l’intelligente collaboration dans le déroulement de leurs travaux, aboutit à deux réalisations qui sont sans doute les plus remarquables dans la biographie de Maldonado et qui complètent l’oeuvre de La Condamine dans notre Amérique. Je me réfère: 1°) à l’élaboration d’une carte sur laquelle travaillèrent La Condamine et Maldonado et 2°) à l’extraordinaire voyage (de retour pour La Condamine) sur le fleuve Amazone avec toutes les aventures et les découvertes pour la science, pour l’histoire simplement. C’était en fait le premier voyage scientifique réalisé dans ces régions immenses si lointaines et si mystérieuses pour le monde civilisé, ainsi que le fut l’Europe la Mission des Académiciens dans l’Audience Royale de Quito.
Au fur à mesure que Maldonado avançait dans sa route vers Esmeraldas, il travaillait à l’élaboration d’une carte de la Présidence de Quito. Nous sommes en 1741, La Condamine écrivit: «À ce moment je traçais avec don Pedro Maldonado la carte géographique de la partie septentrionale des côtes de la province de Quito, qu’il venait de parcourir; il me communiqua largement ses routes, ses distances calculées et les quarts qu’il avait observés avec une boussole, spécialement construite et dont je lui avais enseigné l’usage. Avec ces indications et quelques notes qu’il avait recueillies dans cette région, nous disposâmes d’un excellent matériel pour tracer la côte depuis le Rio Verde jusqu’à l’embouchure du Mira et le cours du Santiago que don Pedro Vicente avait remonté. Ceci ajouta un nouveau fragment à la carte envoyée par mes soins à l’Académie, en 1736».
Quelques pages plus loin, dans son Journal du Voyage…, La Condamine soulignera à nouveau le travail du scientifique de Riobamba et sa participation dans ses études et ses travaux. Bien sûr, nous ne devons pas oublier que même si La Condamine, avec la largeur d’esprit qui caractérise les vrais scientifiques, met en évidence le travail de Maldonado, en rapportant les détails de ses propres travaux cartographiques, il rend aussi un hommage chaleureux à ses précurseurs. Car nombreux furent ceux qui dans les années précédentes avaient tenté d’établir des ébauches de cartes géographiques, très élémentaires au commencement, par manque de moyens; mais qui démontrent l’intérêt, chez les missionnaires en particulier, de faire connaître ces lointaines régions aux autorités espagnoles ou pour le travail d’évangélisation qu’eux-mêmes devaient accomplir. Ainsi lisons nous dans les pages de La Condamine les noms de d’Anville, de l’illustre Jésuite Juan Magnin; «à qui je suis redevable des mémoires et des informations que j’ai recueillies partout», reconnaît La Condamine. Sans oublier d’autres noms comme celui du Jésuite Pablo Manori… La Condamine écrivit: «Avec tous ces matériaux que j’ai donnés intégralement à Maldonado et avec son propre travail, j’ai fait tracer à vue, par M. d’Anville une grande Carte espagnole, sur quatre feuilles de la province de Quito. Les détails du territoire situé au nord est de cette ville m’ont été apportés en partie par M. Bouguer qui, à son retour, a pris ce chemin…».
Comme on peut le constater, en plein 18e siècle, La Condamine et Maldonado sont associés dans un travail qui signifierait beaucoup pour le progrès de cette branche de la science. Un siècle plus tard, alors que l’on avait tant progressé dans ces mêmes connaissances, lorsque la première École Polytechnique de Quito fut créée en 1870, rien d’étonnant à ce que l’un de ses professeurs, le Jésuite allemand P. Menten, dans son «Récit de l’expédition des Académiciens Français», publié à Quito en 1875, écrive: «La Condamine créa cette carte en 1750, sous le nom de son grand ami, Pedro Vicente Maldonado avec lequel il était retourné dans sa Patrie… ».
Sans ignorer l’immense oeuvre scientifique accomplie par les Académiciens et la série de travaux qui accompagnèrent leurs voyages, comme résultat de leurs recherches dont l’importance fut si significative pour le progrès de la connaissance géographique, en toute justice il fut reconnu que cette partie du travail accomplie par La Condamine et par Maldonado suffirait à justifier les énormes travaux et les grands sacrifices supportés par l’expédition du 18e siècle.
Les travaux de la Mission, commencés vers la fin de 1736, s’étaient démesurément prolongés. Les difficultés qu’ils avaient rencontrées dans la réalisation de leurs plans, jointes aux conflits suscités par la conduite même des Académiciens, firent que les années passèrent sans qu’on ne vit le terme de leurs recherches. Et cependant, à Paris, le retour des Académiciens se faisait pressant. Ce retour ne s’effectua pas dans l’atmosphère amicale du départ, en mai 1735. Chacun s’en retourna selon ses intérêts ou ses possibilités. Nous savons que Bouguer fit le premier à retourner en France, en 1744 et une célèbre dispute s’ensuivit alors que son collègue La Condamine… Évidemment la dispute eut ses avantages; ainsi que le rappelait Monsieur de La Gournerie, dans la séance du 20 août 1877, à l’Académie des Sciences, en se référant à la «Recherche de documents relatifs à l’Expédition scientifique de 1735 à 1743»:
«Une des principales causes (de la difficulté du voyage) résulte de ce qu’en Amérique les Académiciens ont toujours été divisés… les archives de divers établissements publics et plusieurs collections particulières contiennent sur l’expédition à l’Équateur des pièces inédites assez nombreuses. Ces documents, tous d’accord entre eux et s’expliquant les uns les autres, permettent de suivre le développement des principales contestations. La première éclata au moment où les Académiciens abordèrent l’Équateur; elle est à peine indiquée dans les ouvrages qui ont été publiés sur l’Expédition».
Mais je vois que je m’éloigne du sujet et je pourrais aller très loin sur cette voie à propos d’un thème aussi ample, aussi intéressant, bien que complexe. Venons-en au retour de nos héros.
Nous savons que Godin a dû retarder son voyage pour des motifs personnels et ce n’est qu’en 1751 qu’il fut de retour, tandis que pour l’admirable Jussieu, martyr de la science et de son immense ferveur pour les classes les plus défavorisées qu’il trouva sur son chemin, son retour en 1771, ne fut qu’un retour vers la mort et aussi vers la gloire. Aujourd’hui, une des universités parisiennes a éternisé sa mémoire.
Naturellement, à son retour, La Condamine devait se dissocier de ses collègues, et dans ses projets aventureux, il trouva en son fidèle ami Pedro Vicente le meilleur appui, le compagnon admirable du voyage de l’Audience de Quito vers l’Europe, sur les traces de l’extraordinaire Francisco de Orellana, le découvreur de l’Amazone. Celui-ci, en partant en 1541 de Guayaquil vers Quito pour rejoindre le gouverneur Gonzalo Pizarro, explora la terre de El Dorado, la province de la Cannelle… Là où plusieurs de ses malheureux compagnons trouvèrent la mort la plus cruelle, Orellana, avec une poignée d’aventuriers, découvrit le chemin de l’Amazone et de la gloire, en février 1542, en naviguant sur les fleuves de cette forêt.
La Condamine et Maldonado savent qu’ils devront passer des jours très pénibles, mais de grand intérêt pour leurs recherches scientifiques, afin de compléter leurs travaux cartographiques et pour une série de découvertes, parmi lesquelles La Condamine n’omettait pas la possibilité de visiter le royaume de ces femmes très curieuses, les Amazones qui, selon la légende, vivaient dans un coin de cette forêt jusqu’où personne encore n’était arrivé.
La préparation du voyage pour Maldonado fut très méticuleuse. Bien entendu, il organisa l’administration de ses nombreux biens et son ambition était dès lors de partir pour l’Europe. Il avait ouvert le chemin qui lui coûta tant, collaboré et beaucoup appris avec les Académiciens, travaillé au projet de sa carte… Il était temps de passer en Espagne pour obtenir, en premier lieu, de la Couronne et du Conseil des Indes la confirmation de son gouvernement à la circonscription territoriale de la riche province d’Atacames. Et surtout, les six ans de relation avec les Académiciens avaient éveillé en lui le désir de compléter ses connaissances. Il prévoyait que de nombreux projets ébauchés, discutés avec les Français pourraient devenir réalité dans son pays: en agriculture, dans l’industrie textile, dans les mines… Il y avait tant de choses à réaliser que Maldonado voyait bien que ce n’était pas possible de se consacrer au progrès matériel et culturel de ses compatriotes, sans sacrifier ses intérêts et une partie de sa fortune personnelle. Noble ambition qui révèle sa grandeur d’âme et la hauteur de l’idéal qui animèrent cet illustre Riobambénien devenu ainsi l’un des symboles les plus représentatifs de sa patrie.
Nous sommes vers le mois de mai 1743, il y a huit ans déjà que La Condamine a quitté Paris et il commence à le ressentir très durement. Lorsqu’il reçoit l’annonce du départ de Bouguer, sa décision est prise. Il partira le plus tôt possible, car il prévoyait ce que signifiait l’arrivée de Bouguer à Paris… L’itinéraire de Maldonado est pour ainsi dire presque connu: Baños, la porte d’entrée par la cordillère orientale sur la forêt, le fleuve Bobonaza qui conduit au Pastaza, lequel débouche sur l’Amazone. Le 10 juin, il était à l’embouchure du Pastaza. Comme il arrive le premier, il laisse un message attaché à un arbre pour La Condamine (merveilleuse époque où l’on pouvait ainsi suppléer au manque de postes, de téléphone, de radio…mais aussi grave danger que le message ne parvienne pas aux intéressés!). Ce ne fut pas le cas. La Condamine qui a retardé son voyage pour ses dernières visites –les mines d’or de Zaruma- et autres recherches jamais terminées, arrive six semaines après au lieu fixé pour la rencontre: le village de La Laguna. Il faut noter que Maldonado fortement influencé par cet esprit de recherche des Français, a aussi employé ses jours d’attente aux sciences naturelles. Il pénètre dans la région de los Canelos et, selon Jorge Juan et Antonio de Ulloa, les Espagnols de la Mission: «…Maldonado décida de faire route vers los Canelos pour avoir l’occasion d’examiner l’arbre, avec son écorce et sa fleur et par les informations qu’il en donne, il laisse entendre qu’il n’y a pas de différences dans l’espèce de cet arbre avec celui de Macas et la différence observée dans l’écorce doit provenir, comme il a été dit, de ce que l’on ne cultive pas ces arbres et le fait qu’ils soient mêlés à d’autres variétés dont le voisinage fait perdre au jus nutritif de la plante sa pleine saveur et sa délicatesse ».
Maldonado recueillit une certaine quantité de ces plants de cannelle pour les donner à La Condamine. Les Académiciens avaient envoyé quelques branches en France et en Angleterre. À Londres, on avait fait des gravures de cette plante, en donnant sa description au public. À Paris, Maldonado trouvera quelques-uns des plants envoyés par les Académiciens… Une démonstration parmi tant d’autres de l’activité illimitée de la Mission.
Après six semaines d’attente, Maldonado et La Condamine se rejoignent à La Laguna, important centre des missions des Jésuites. La Condamine écrivit: «le 19 juillet nous arrivâmes à La Laguna où m’attendait, depuis six semaines, Don Pedro Maldonado, Gouverneur de la province d’Esmeraldas à qui je rends publiquement l’hommage qu’il mérite, ainsi qu’à ses deux frères et toute sa famille qui a rendu d’excellents services, dans toutes les occasions, à notre Commission Académique lors de son long séjour dans la province de Quito…» (Page 43). N’oublions pas que les deux voyageurs comptent fondamentalement, pour leur voyage, sur la collaboration intelligente et bienveillante que les missionnaires offrent à leur visiteur, surtout lorsqu’il s’agit de personnalités aussi célèbres et qui apportent d’abondantes recommandations de la part des Provinciaux de Quito. Rien d’étonnant à ce que, dans son Journal, plus d’une fois, La Condamine comme d’autres voyageurs, consacre des pages élogieuses à ces représentants de la civilisation et de la science, à laquelle beaucoup d’entre eux contribuèrent sous tous ses aspects à la connaissance de ces régions. En mentionnant précisément La Laguna, l’un de nos historiens a écrit ces lignes qui sont un éloge solennel du travail des Jésuites sur l’Amazone: «La Laguna, l’un des principaux centres des missions des Jésuites sur le Marañon… Les cabanes s’éparpillaient, l’église et la maison de la Mission se détachant d’elles. En ces lieux, l’art et les lettres s’étaient déjà donné rendez-vous car il existait dans le temple des toiles magnifiques et des sculptures surprenantes, avec différents motifs mystiques et, non seulement des livres religieux, missels ou livres de prières, mais aussi des oeuvres d’histoire, de voyages, de droit et de sciences qui révèle ce bon sens de la culture dont firent preuve indubitablement les fils de la Compagnie de Jésus, jusque dans les coins les plus reculés de la Présidence de Quito…» (Neptalí Zuñiga: La Expedición Científica de Francia del siglo XVIII, en la Presidencia de Quito; page 83).
Quel ton différent de celui employé par certains écrivains mal informés en évoquant notre histoire des 17e et 18e siècles, lorsque ignorants des documents et des récits autentiques de ceux qui vécurent et firent un travail admirable, ils nous offrent des commentaires faussés, incomplets, pour des motifs qui n’ont rien à voir avec la science historique authentique!
Il serait long d’offrir, ne serait-ce qu’un résumé du temps que dura l’extraordinaire expédition ou voyage de La Condamine et de Maldonado depuis le 23 juillet 1748, date de départ de La Laguna, jusqu’à leur arrivée à Pará, le 19 septembre, où ils restèrent jusqu’au 3 décembre. La lecture du Diario de Viaje de La Condamine, où, presque jour après jour il nous donne des détails de cette aventure –qui ne fut pas renouvelée ensuite- et par laquelle débute vraiment la connaissance scientifique de la région, la lecture, donc, de ce livre, ne peut être plus agréable ni plus instructive. Ce ne fut pas un voyage d’agrément ou un passe-temps, «ni de conquête, ni de recherche d’or» dit-il, les mille détails qui emplissent le Journal du voyage fait par ordre du Roi, à l’Équateur, en étant la meilleure preuve. De cette immensité des travaux, à l’image de l’immense forêt au travers de laquelle ils naviguent, il serait peut être bon de souligner une découverte appelée à avoir de nombreuses applications dans l’ère industrielle. On a attribué à La Condamine et à Fresneau la découverte du caoutchouc; c’est oublier que, déjà, Maldonado avait trouvé cet arbre dans la province d’Esmeraldas et plus tard dans la partie est de la Présidence de Quito. La Condamine le reconnut après, confirmant ainsi les mérites de son ami et disciple, aujourd’hui compagnon de voyage. Rien d’étonnant donc, qu’en ces journées, tandis que La Condamine s’occupe de ses observations astronomiques et géographiques, tandis qu’il note ses observations sur le climat, qu’il emploie ses appareils pour toutes ces mesures… rien d’étonnant à ce qu’il laisse à Maldonado les recherches sur «l’histoire naturelle» et c’est ainsi que nous le voyons étudier cette plante tout au long de l’Amazone où elle pousse en grande abondance, comme elle croissait aussi dans la lointaine province d’Esmeraldas où ils l’appelaient déjà «hévé»… La mort prématurée de Maldonado rendit impossible la conclusion de ses observations, raison pour laquelle La Condamine du recourir à l’ingénieur Fresneau qui avait effectué des recherches similaires à Cayenne. Mais ila été absolument démontré, qu’aussi bien les aborigènes d’Esmeraldas que les Omaguas de l’Amazone, en couvrant de cette résine les moules de terre en forme de bouteilles, fabriquaient des récipients résistants et légers capables de contenir toutes sortes de liquides. La Condamine et Maldonado furent témoins de l’emploi de ces ouvrages.
Impossible de ne pas mentionner avec quel soin La Condamine effectue son travail géographique au cours de ce voyage. Avec les cartes à vue du fameux père Fritz et du père Juan Magnin déjà cité, il trace la carte du cours de l’Amazone. Maldonado collabore également, et l’Académicien reconnaît: «Nous décidâmes tous deux d’étudier le soleil et les étoiles et utiliser ensuite les résultats, surtout avec les croquis des cartes que nous traçons fréquemment mon compagnon de voyage et moi». C’est ainsi que pour les deux scientifiques, l’observation du soleil et des étoiles («Le Procès des étoiles»: qui continue après l’observatoire des Andes) s’associe fréquemment à l’observation des richesses naturelles; la végétation avec toutes ses gommes et résines, ses baumes innombrables et le quinquina. Nous lisons dans le Journal de La Condamine, en février 1744: «Mon premier soin en arrivant à Cayenne fut de distribuer à plusieurs personnes des semences de quinquina qui n’avaient alors que huit mois…». Elles provenaient, bien sûr, de la province de Loja en Équateur. Il y avait en outre le cacao et la vanille, le caoutchouc déjà mentionné et mille variétés d’huiles; les arbres parasites, les fleurs rares par leur fragrance et leurs coloris, les lianes grimpantes ou les troncs d’arbres démesurés; ils prirent, par exemple, la dimension d’un arbre tombé: 84 pieds des racines jusqu’aux branches, 24 pieds de circonférence dans la partie inférieure de son tronc. D’égales surprises nous sont offertes par le monde animal et le monde minéral avec des observations aussi curieuses que variées.
Ils ne pouvaient omettre de donner des informations sur les habitants qui peuplent ces régions, éloignés de la civilisation, oubliés dans leur histoire millénaire. Peu de tribus avaient reçu les missionnaires, uniques messagers qui pénétraient jusqu’à eux. La majorité vivait abandonnée à ses coutumes, au milieu des forêts, quelques-uns livrés à l’anthropophagie la plus dégradante. À tous les niveaux, on voyait que la civilisation ne leur était pas parvenue. Maldonado et La Condamine les virent ainsi, nus, préoccupés de leur alimentation comme de leurs vêtements de la façon la plus élémentaire avec des pratiques qui dénotaient un primitivisme général, si éloigné par exemple des civilisations qui avaient prospéré sur les hauts plateaux andins, depuis le Mexique et l’Amérique Centrale jusqu’aux côtes du Pacifique Sud.
Après un long voyage de plus de 800 lieues, l’Atlantique se fait déjà sentir dans le flux et le reflux des eaux de l’immense fleuve. Le 19 septembre, quatre mois après le départ de Quito et Cuenca, ils arrivent à Pará. «Nous croyions, en arrivant à Pará, après être sortis des bois de l’Amazone, qu’on nous avait transporté en Europe», écrivit La Condamine, tellement il était content de sentir que son long voyage se terminait et qu’il pourrait bientôt retourner chez lui.
Du 19 septembre au 3 décembre 1743, ils étudient et observent la ville du Grand Pará. Maldonado a perfectionné son français, au point de convaincre le Gouverneur Castelbranco qu’il était né à Paris –le problème de sa situation en terres portugaises se complique- et La Condamine lui fait faire un passeport «pour, dit-il qu’avec d’autres compagnons il passât par Cayenne…». C’était un sujet très délicat. La Condamine a laissé, sur ce point, quelques lignes très intéressantes qui révèlent son inquiétude.
Le 3 décembre 1743, Maldonado et La Condamine se séparent très chaleureusement. Ils s’étaient donnés rendez-vous à Paris, alors que Maldonado s’embarque pour le Portugal puis Madrid et La Condamine quitte Pará (où il a eu à nouveau la chance de sauver la vie de plusieurs personnes d’une épidémie de variole) le 29 du même mois, en direction de Cayenne où il arrive en février 1744. La Condamine, préoccupé par ce qui pouvait lui arriver pendant le reste de son voyage, surtout lors de la traversée de l’océan, a eu la précaution de confier son testament à Maldonado -ce qui prouve à quel degré était parvenue leur amitié-. L’Académicien écrivit:
«…Je chargerai mon ami (Maldonado) par la même occasion, de mon testament académique: c’est un extrait de toutes mes observations, pareil à celui que j’avais envoyé au port de Jaén à Quito, et augmenté des nouvelles observations faites depuis mon embarquement. J’adressais celui-lui à M. de Chavigni, Ambassadeur de France à Lisbonne, en le priant de la faire remettre à l’Académie après la nouvelle certaine de ma mort. Ce Ministre l’a fait tenir à Paris depuis mon retour.»
C’est ainsi que se termine cette extraordinaire aventure des deux scientifiques. Ils renoueront ensuite leurs relations à Paris. En effet, de Lisbonne, Maldonado part pour Madrid, où le Conseil des Indes lui concéda le gouvernement d’Esmeraldas, avec une belle rentre de 4.600 pesos par an, payables sur les recettes du nouveau port d’Atacames. Non seulement le Roi Fernando VI lui confirma les résolutions de l’Audience de Quito, mais il lui accorda également les titres de «Chevalier de la Clé d’Or et Gentil Homme de Sa Majesté Catholique». Pedro Vicente obtint en outre le marquisat de Lises pour son frère Ramón. De Madrid, Maldonado passa en France, visita les Pays Bas, toujours mû par le désir d’améliorer ses connaissances… Mais sa plus grande joie, sans doute, et les jours qui devaient le plus marquer sa vie furent ceux de 1747, lorsqu’il retrouva La Condamine, qui était rentré deux ans plus tôt, à Paris. Le Français se comporta de façon admirable, il l’accueillit affectueusement, le présenta à l’Académie des Sciences où il fut reçu comme Membre Honoraire, le 24 mars 1747. Privilège qu’aucun colon américain n’avait reçu jusqu’alors.
Cela mérite que nous mentionnions les termes des «LETTRES DE CORRESPONDANT POUR DON PEDRO MALDONADO» concédées par l’Académie Royale des Sciences:
«Aujourd’hui, 24 mars 1747, l’Académie informée par Mrs. Bouguer et La Condamine et par les lettres de M. de Jussieu du savoir et de la capacité de M. Don Pedro Maldonado Gouverneur de la province des Esmeraldas et Chambellan de la Clé d’Or de sa Majesté Catholique et voulant lui donner des marques de son estime qui puissent l’encourager à continuer le commerce de Lettres dans lequel il est avec Me. de La Condamine sur des matières de mathématique et physique, l’a nommé pour son Correspondant, lui accorde en cette qualité le droit d’entrée aux assemblées quand il viendra à Paris et l’exhorte à continuer cette correspondance avec le plus de régularité qu’il sera possible, persuadée qu’elle en tirera de l’utilité. En Foi de quoi j’ai signé les présences auxquelles j’ai apposé le Sceau de l’Académie.
-Signé. Grandjean de Fouchy
Secrétaire Perpétuel de l’Académie Royale des Sciences».
J’ai rappelé que La Condamine, en se séparant de Maldonado à Pará, fit route vers la Guyane Française. Les longs mois (février-novembre 1744) passés à Cayenne furent pour La Condamine parmi les plus actifs et bénéfiques pour ses recherches et ses expérimentations. Il en profite pour réaliser de nombreuses expériences de physique comme celles sur le pendule ou la vitesse du son; il a apporté ses semences de quinquina de Loja et des échantillons de plante, telles que le Curare qu’il a vu utiliser par les aborigènes avec leurs flèches empoisonnées… Il a réuni une extraordinaire documentation sur les travaux de l’expédition qu’il emporte maintenant en France. Sans oublier qu’il a commencé à Cayenne le tracé de sa carte du bassin amazonien; carte de grande valeur que l’on peu encore utiliser aujourd’hui. D’après ce que l’on a dit: «À elle seule, elle justifie amplement le voyage de La Condamine».
Après une longue attente, il put embarquer sur un bateau hollandais jusqu’à Amsterdam, le 30 novembre 1744. L’attente sera plus longue et plus pénible à la Haye, surtout lorsqu’il apprend que Bouguer a déjà présenté, lors d’une session de l’Académie des Sciences, trois jours avant son arrivée à Amsterdam, un premier rapport de la Mission des Académiciens. Ce n’est que le 25 février 1745, presque 10 ans après son départ, qu’il revient à Paris. Ni la longue et âpre dispute qui l’oppose à Bouguer, ni les travaux qu’il entreprend et qu’il multiplie pour faire connaître ses recherches après une si longue mission, ni sa constante préoccupation qui le pousse à rechercher la gloire (qui ne sera complète que lorsqu’il aura réussi à franchir les portes de l’Académie Française), aucune de ces préoccupations ne lui feront oublier l’amitié qui le lie à Maldonado. Nous lisons dans son Journal des phrases comme celles-ci: «… Pour satisfaire la curiosité des lecteurs, je parlerai du sort de mes compagnons de voyage depuis l’instant où j’ai cessé de les nommer dans ce Rapport. Il n’y a rien de surprenant à ce que je compte comme le premier, Don Pedro Vicente Maldonado parmi leur nombre, j’ai descendu avec lui le fleuve Amazone qui traverse l’Amérique méridionale…». Et après avoir évoqué le voyage de Pará, en 1743, jusqu’à Paris, La Condamine rappelle comment: « Maldonado vient en France, à la fin de l’année 1746; il assista souvent aux sessions de l’Académie des Sciences qui lui accorda le titre de Correspondant».
Toujours préoccupé par le progrès de son pays, en août 1748, Maldonado passa à Londres où il pensait acquérir des machineries pour la construction de navires. La Société Royale de Londres, qui n’ignorait pas les mérites de l’Américain, le compta aussi au nombre de ses Membres. C’est dans cette ville, victime d’une rapide et grave maladie et malgré les soins du célèbre docteur Mead, que le 17 novembre, alors qu’il allait avoir 44 ans, il expira loin des siens, en terre étrangère… La Société Royale de Londres, les Académies de Paris et Madrid furent les premières à déplorer la disparition d’un personnage qui promettait tant pour son pays… Comble de malheur: ses restes, conservés dans une église de Londres, disparurent dans les ruines de cette église bombardée lors de la dernière guerre. Ainsi, de l’illustre Maldonado il ne nous reste que l’histoire de sa vie, quelques travaux, une sorte de description de la province d’Esmeraldas qu’il put terminer avant son voyage et sa carte; les autres manuscrits, dessins et papiers ont disparu ou existent dans les archives d’autres pays.
Son oeuvre la plus importante est sans doute sa carte du Royaume de Quito. «À l’exception des cartes d’Egypte –écrivit Humboldt- et de quelques régions des Grandes Indes, l’oeuvre la plus exacte que l’on connaisse sur les possessions américaines des Européens est sans conteste la carte du Royaume de Quito faite par Maldonado». Théodore Wolf, le savant professeur de la Polytechnique de Quito, venu d’Allemagne au siècle dernier et qui sera le géographe moderne de l’Équateur, écrivit: «Le monument le plus durable que Maldonado lui même érigea est sa grande Carte du Royaume de Quito qui a servi de base à tous les travaux postérieurs». Enfin l’illustre Caldas, le plus éminent représentant de ce que l’esprit a pu produire au 18e siècle, dans le Vice Royaume de la Nueva Granada, écrivit: «J’ai vu la grande Carte de l’illustre Maldonado. C’est, sans contredit, la plus belle pièce de notre géographie et le monument le plus solide de la gloire de cet américain».
Même après la mort de son ami, La Condamine s’est occupé de lui. Après avoir évoqué les circonstances de sa mort à Londres et l’aide qu’il reçut, particulièrement de M. de Montaudoin, Français, il signale que les amis de Maldonado: «mirent son sceau sur les effets du défunt et m’envoyèrent, selon sa volonté, les clés et son porte-documents personnel. Maldonado avait laissé à Paris -écrit l’Académicien- deux caisses pleines de schémas et de modèles de machines, ainsi que des instruments aux diverses fonctions qu’il projetait d’emmener dans sa patrie où il avait décidé d’introduire le goût des Sciences et des Arts». Malheureusement, les effets de notre compatriote, ainsi que ses cendres à Londres, ont disparu pour toujours, rendant une telle perte encore plus sensible.
Bouguer revint à Paris en 1744, La Condamine en 1745 et Godin en 1751. Leurs travaux s’étaient achevés pratiquement en 1743. Nous connaissons les études, les communications qu’ils publièrent et qui ont occasionné tant de commentaires et d’études jusqu’à nos jours. Tous ont vanté l’influence de cette Mission sur le développement de notre continent, dans les domaines de la science en particulier. Ainsi que le rappelle le professeur Charles Minguet, déjà «Humboldt attribue ce goût pour la recherche scientifique à l’influence exercée par l’expédition de Bouguer et La Condamine» (page 269).
Dans une brève synthèse des travaux de Maldonado, j’ai rappelé l’intérêt et la passion éveillés en beaucoup d’Américains par le passage des Académiciens. Les nombreux biographes de cet illustre Riobambénien ont souligné l’influence de la Mission sur la fin du 18e siècle et qui se poursuit à l’aube de notre République, après son indépendance en 1830. Il ne faut pas oublier non plus que cette Mission en occasionna une seconde «La Mission du Service Géographique de l’Armée Française en Équateur» (1899-1906), dont la tâche fut de vérifier et de compléter les travaux des trois Académiciens du 18e siècle. De cette seconde mission nous connaissons deux noms qui s’en distinguent: celui du général Georges Perrier (qui présida en 1936 le deuxième centenaire) et celui de Paul Rivet admirable Français si intimement lié à l’Equateur jusque dans ses liens familiaux, et qui considérait ce pays comme sa seconde patrie.
Pour tous ces motifs, rien d’étonnant à ce que l’Équateur, une fois indépendant, se soit tourné tout particulièrement vers la France pour son développement intellectuel, éducatif, littéraire et scientifique, à travers tout le 19e siècle. Nos universitaires, professeurs, médecins, écrivains, scientifiques ont été surtout liés à la France où ils vinrent, en suivant les traces de Maldonado, pour chercher les connaissances que: Godin, Bouguer et La Condamine avaient révélées au siècle passé. Si après les deux guerres de ce siècle, il y eut des années pendant lesquelles ce courant a stagné, voire diminué, nous pouvons affirmer que depuis deux ou trois décennies, ce mouvement a connu un nouvel essor. Les nombreux étudiants équatoriens en France, l’oeuvre de l’Alliance Française, les différentes missions envoyées par la France en Équateur ont contribué aujourd’hui à maintenir ces liens exceptionnels tissés entre les deux pays; l’amitié qui a toujours existé entre l’Équateur et la France doit trouver son origine dans celle qui a unit si intimement, jadis, notre Pedro Vicente Maldonado et Charles-Marie de La Condamine.
Le 11 juillet 1774, l’abbé Delille, en prononçant l’éloge de La Condamine dont il allait occuper le fauteuil à l’Académie Française, termina son discours par ces phrases: … «Si donc la reconnaissance publique élève un jour des monuments dans les plaines de Quito, aux hommes illustres qui y ont si bien mérité des Sciences, sur le monument de M. de La Condamine, parmi les sphères, les quarts de cercle et les compas, on pourra aussi laisser paraître quelques branches de laurier…».
L’abbé Delille peut reposer en paix, l’Équateur, avec plus que «quelques branches de laurier», a honoré admirablement le nom de son illustre prédécesseur. À Quito, le centre culturel français le plus influent porte le nom de «La Condamine» et, à l’occasion du 250e anniversaire, l’Équateur, avec la collaboration de la France, de l’Espagne et de l’Allemagne…a reconstruit l’un des centres les plus beaux où les souvenirs historiques et les progrès d’un tourisme moderne s’allient très artistiquement, dans ce lieu connu comme étant «le milieu du monde», dans le nord de la ville. Dans ce centre, près des bustes de tous les Académiciens, de leurs assistants (sans oublier personne), nous verrons également les bustes des officiels Espagnols, de Humboldt et de son compagnon de voyage Aimée de Bonpland, et même celui de Rivet et des membres de la deuxième expédition.
C’est dire que l’Équateur n’a pas oublié ce grand chapitre de son histoire et de la plus importante des Missions que les siècles passés aient connus. Si La Condamine vit encore dans le souvenir des Équatoriens, nous ne pouvons malheureusement pas en dire de même pour Pedro Vicente Maldonado dont le nom est totalement inconnu en Europe. C’est pourquoi, en terminant ces pages, je crois utile d’attirer l’attention de ce Colloque et des Autorités Françaises pour suggérer qu’un buste de Maldonado soit érigé en quelque lieu de Paris, dans les jardins du Musée National d’Histoire Naturelle, par exemple, ou à la Porte Champerret et, que dans cette université, le nom de Maldonado figure rapidement dans ses programmes et qu’enfin nos étudiants puissent lui dédier leurs recherches. Ce geste serait une preuve patente de l’amitié qui unit nos deux pays. En laissant de côté tout sentiment politicien ainsi que des idées déjà dépassées, et sans oublier qu’en ces années de désorientation et d’angoisse que connaît l’humanité, bien que riches de tant de progrès scientifiques et matériels de tous ordres, nos pays dits du «Tiers Monde», ont besoin plus que jamais de la collaboration de pays qui, comme la France, ont contribué au progrès de la Science et de l’Homme. En cette heure de crise générale, comme l’a écrit le leader politique équatorien le plus marquant de ce siècle, professeur et humaniste formé à Paris, admirateur et disciple des penseurs du 18e siècle français «Ce siècle qui aura été peut-être le plus beau moment de la clarté française»:
«Dans cet univers de secousses physiques, de bouleversements politiques, lorsque se posent des problèmes transcendantaux et lorsque parlent des peuples aussi différents: arabes et juifs, russes et saxons, asiatiques et occidentaux…Il est nécessaire d’entendre la voix de la France. Nous avons besoin d’entendre la voix de la France. Que la sensibilité française, son intelligence, la clarté de notions et de concepts, la recherche de l’harmonie et du bon sens, le respect de la tradition viennent inciter et coordonner toute rénovation!…»
Que l’esprit de La Condamine et de Maldonado: symbole de l’amitié entre la France et l’Équateur, anime en cette fin de siècle les nouvelles générations de ma Patrie et que toujours il serve cette noble tâche sur les chemins de la Science et de la Liberté!
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