martes, 21 de julio de 2015

Ernest Charton, Première Partie


Présentation de Claude Lara:

Au sujet de ce livre de A. Darío Lara, traduit de l’espagnol par Danielle Pier, le lecteur pourra consulter ces deux textes:



II 
VOL DE «LA ROSA SEGUNDA» 
DANS LES ÎLES GALÁPAGOS (première partie)

PAR ERNEST CHARTON

«DANS L´UN DE CES PAYS IMAGINAIRES QUE L´ON VOIT PARFOIS EN RÊVES»

«Je partis de Guayaquil le 22 mars 1862. Après avoir remonté le Guayas, beau fleuve parsemé d´îles flottantes et bordé d´une végétation luxuriante, je pénétrai dans l´immense forêt vierge de l´Équateur, située sur le versant occidental de la première chaîne des Cordillères. Jamais je n´effacerai de mon souvenir ce que j´ai éprouvé en entrant dans cette imposante solitude. Une lumière incertaine, verdâtre, y confondait les objets et leur donnait une force imprécise; j´avançais, ému, transporté, comme dans l´un de ces pays imaginaires que l´on voit parfois en rêve; une atmosphère vaporeuse communiquait à mes membres fatigués de la chaleur du soleil, un bien être indicible; j´aurais aimé m´arrêter, rêver, me concentrer, mais partout la souveraineté et l´étrangetés des choses m´attiraient; pittoresques accidents du terrain, collines, crevasses profondes diversifiaient le décor sans le dépouiller en rien de sa grandeur. Qui oserait seulement tracer l´ébauche, en quelques lignes, des impressions si extraordinaires que l´esprit bouleversé a tant de difficultés à capter et qui, avec les années, s´intensifient et se multiplient dans la mémoire! La vaste plaine de Guaranda qui succède à la forêt et que l´on doit traverser pour se rendre à Quito, contrastait fortement par sa lumière radieuse et les jaunes des moissons de ces champs admirablement fertiles, avec la verdure ombragée d´où, comme à regret, je venais de sortir. Mais j´étais encore loin de mon but…»

Ville de Quito, capitale de la république de l’Équateur (Amérique du Sud).

UNE ÉLOGE ENTHOUSIASTE DE QUITO ET DES QUITÉNIENS

«Après avoir escaladé, non sans peine et sans risques, la chaîne des Andes et jeté un regard admiratif sur le majestueux Chimborazo, j´ai dû parcourir encore une trentaine de lieues, dans un pays entrecoupé de bois, de prairies et de montagnes, avant d´arriver à l´antique capitale de la République de l´Équateur. Située sur le plateau des Andes, entre les deux cratères du volcan Pichincha, cette ville domine les cours d´eau et les grands bassins des deux versants qui descendent vers le Pacifique et vers l´Atlantique. Si cette région centrale de l´Équateur était plus peuplée, si l´on exploitait ses ressources de toute sorte, Quito pourrait devenir la souveraine de l´Amérique méridionale… Elle a de telles merveilles naturelles que le séjour dans cette ville devient presque digne d´envie: un air pur, un paysage surprenant, une température douce et agréablement rafraîchie par la brise des montagnes, une abondance et une variété extraordinaires de denrées que leur prix assez bas met à la portée des plus pauvres. Enfin et surtout, l´aménité des habitants, leur caractère bienveillant et hospitalier. La population de Quito est un sujet d´étude intéressant. La noblesse des types, la variété des vêtements, le bon goût inné qui, même dans les classes inférieures, préside l´art des vêtements et la combinaison des couleurs, forment un ensemble pittoresque et harmonieux à la fois; en aucun endroit, même chez les peuples les plus doués, je n´ai trouvé à un égal degré ce sentiment artistique…»

Qui écrit ces lignes? Quelque habitant de Quito? Quelque Équatorien qui, ayant vécu longtemps hors de sa patrie, y revient et y découvre autant de beauté, autant de richesse et désire en donner une idée générale à ceux qui ne connaissent pas l´Équateur? Non. Ces lignes ne sont pas d´un Équatorien. Ce sont celles d´un peintre célèbre (on le voit très bien de couleur et au jeu des nuances qu´il sait donner à sa phrase), d´un voyageur français qui, en 1862, fit un voyage de Guayaquil à Quito. Ce peintre voyageur, c´est Ernest Charton.

Reproduction d’une photographie prise par Charton lui-même, au Chili.- Aimablement communiquée par Monsieur Pierre Parruzot.

Bien que le nom d´Ernest Charton figure dans la Bibliografía Científica del Ecuador, de Don Carlos Manuel Larrea(1), c´est à peine s´il est cité dans El Ecuador visto por los Extranjeros Viajerosde los Siglos XVIII y XIX de la «Biblioteca Mínima».

Et cependant, plusieurs pages de ce voyageur, ainsi que l´on peut en juger par les paragraphes précédemment cités, sont dignes d´une anthologie; pages si différentes par exemple de celles de Monsieur Mollien, ce dernier en mission en Amérique par le Gouvernement français, après le triomphe de Bolivar, Mollien qui avait parcouru l´Afrique auparavant, le Sénégal en particulier, visita la Grande Colombie de 1822 à 1824: «La ville la plus importante après Bogota est Quito» (2), affirme-t-il; mais les pages qu´il consacre à cette ville n´ont rien à voir avec celles, très curieuses et admirables de Charton.

ERNEST CHARTON PEINTRE ET VOYAGEUR

En cherchant à la Bibliothèque Nationale de Paris quelques renseignements sur le voyage d´Ernest Charton, je fus enthousiasmé en voyant la quantité de revues, de publications du siècle dernier et des débuts de celui-ci qui, offrant un article relatif à l´Équateur, l´illustraient par les dessins de Charton. Ainsi dans «Le Magasin Pittoresque» (3), l´article «La Chapelle du vol» est illustré par un dessin de Charton. Dans «La Semaine des familles», «Vue de Quito», illustre un article sur cette ville. Dans «Actualités Scientifiques», entre autres, un article sur un peintre à Quito est accompagné d´un beau dessin avec cette légende «Un Atelier de peinture à Quito», envoyé par Charton lui-même. Son dessin, «Le Porteur d´eau à Quito», se trouve également dans plusieurs revues. Cependant, dans son récit du voyage de Guayaquil à Quito, publié dans Le Tour du Monde (4), les illustrations sont de Messieurs Thérond et Fuchs, «selon Monsieur Ernest Charton».

Comme dans la Bibliografía Científica del Ecuador (5), à la page trente-huit, il est noté que le récit du voyage de Charton est déjà connu et traduit par monsieur Guerrero, dans «Quito à travers les siècles», tome II, des pages cent quarante-cinq à cent soixante-huit, dans les pages qui suivent, je ne m´occuperai pas de ce voyage et mes recherches suivront d´autres cours.

UN MERVEILLEUX LIVRE D´AVENTURES

En recherchant les dates du voyage de Charton, la surprise la plus émouvante, je l´ai eue lorsque je suis tombé sur un petit livret du peintre lui-même et, pour ce que j´en vois, inconnu dans la bibliographie équatorienne. Il ne se trouve ni dans la Bibliografía Científica del Ecuador (6), ni surtout (puisqu´il s´agissait d´un événement qui avait eu pour théâtre principal les îles Galápagos, sa place était bien là) dans la «Bibliografía de Galápagos» (7), à partir de la page deux cent soixante et un, de l´œuvre si importante de don Carlos manuel Larrea: El Archipiélago de Colón. Ce petit livre, antérieur au voyage de Charton, est intitulé «Vol d´un navire dans l´Océan Pacifique, 1848, raconté par Ernest Charton, l´un des passagers» (9).

Dans un style très simple mais très pittoresque, Charton nous présente un véritable roman d´aventures dans lequel le théâtre inattendu et terrible fut principalement cet archipel merveilleux et inconnu. Avec la plume d´un écrivain de renom, nous aurions aujourd´hui un beau roman que plus d´un cinéaste serait tenté de porter à l´écran pour nous offrit un film de grande valeur.

Mais je consignerai, auparavant quelques données biographiques sur Ernest Charton.

LE PLUS JEUNE FILS DES CHARTON

Grâce à ma correspondance avec Monsieur Pierre Parruzot, Conservateur des Archives de la Bibliothèque et du Musée de Sens, département de l´Yonne, j´ai pu obtenir plusieurs documents concernant la vie de Charton, né dans cette ville, entre autres, l´Acte de naissance que je présente en Annexe (10).

Ernest Marc Jules Charton, né le 22 mars 1816, était le plus jeune des quatre fils de Monsieur Claude Edmé Charton et de madame Julie Thérèse Thiesson. Les frères d´Ernest étaient Édouard Sébastien, né à Sens, le 23 avril1805, décédé dans la même ville, le 3 août 1806, Édouard Thomas, né à Sens, le 11 mai 1807, décédé à Versailles, le 27 février 1890, et Jules Roger, né à Sens, le 2 avril 1810, décédé dans la même ville le 14 septembre 1814.

Édouard Thomas, le second des frères, devint un distingué publiciste, membre de l´Institut et Sénateur; la rue dans laquelle se trouve la maison paternelle des Charton, à Sens, est aujourd´hui la rue Édouard Charton, en son honneur (11).

De même, Monsieur Parruzot me mit en contact avec le professeur Paul-Marie Duval, qui vit à Paris, Professeur d´Université et descendant de la famille Charton. Le 18 décembre 1963, j´ai eu une longue entrevue avec le professeur Duval et j´ai pu réunir de précieuses données pour situer la famille de notre peintre et voyageur. Grâce à ces renseignements, nous voyons que parmi ses parents, figurent des membres distingués du Parlement, de l´Université et des Finances. Il suffit de noter que parmi les enfants d´Édouard Thomas, l´aîné, Jules fut ingénieur et collaborateur d´Eiffel, Juliette (grand-mère du professeur Duval qui m´a fourni ces données), épousa Paul Lafitte, le banquier de Napoléon III, et Julie se maria avec Édouard Saglio, universitaire, spécialiste de la Civilisation Gréco-Romaine et Conservateur du Musée Cluny, à Paris. Le père du Professeur Duval, Pierre Duval, fut un éminent chirurgien, Professeur de la Faculté de Médecine, à Paris et, enfin, membre de l´Académie de Médecine.

Grâce à Monsieur Parruzot, j´ai pu obtenir aussi la reproduction d´une photographie d´Ernest Charton, prise semble-t-il, par le peintre lui-même, lorsqu´il était au Chili et sur laquelle nous le voyons assis devant son chevalet; une copie se trouve au début de ce chapitre.

Nous ne savons pas exactement en quelle année Ernest Charton voyage en Amérique du Sud pour la première fois. En revanche nous savons que son nom est lié au développement de la peinture dans plusieurs pays sud-américains comme l´Argentine, le Chili, l´Équateur en 1840 et 1860, j´y reviendrai plus loin. Nous savons également qu´Ernest Charton a épousé, en 1839, au Havre de Grâce (Seine-Maritime) Élisabeth Lagremoine, née aussi à Sens, le 13 juillet 1820, fille de Noël Lagremoine et de Joséphine Séverin. La date de son mariage, 1839, nous permet de fixer son premier voyage en Amérique après 1840 et avant 1846, comme nous allons le voir dans les pages suivantes.

NOTES.

1) Carlos Manuel Larrea, Bibliografía científica del Ecuador, Ediciones de Cultura Hispánica, Madrid, 1952.
2) Albert Montémont, Bibliothèque Universelle des voyages, Paris, édition Armand Ambrée, 1833, p.430, vol.42.
3) Dans Le Magasin Pittoresque, tome XIX, Février 1850 : «La Chapelle du Vol»; dans la même revue: «Porteurs d´eau», dans «La Semaine des familles, Paris, 1876: «Le Cotopaxi». Dans «Actualités Scientifiques »: «Un Atelier de peinture à Quito». Tous dessins inédits d´Ernest Charton. Voir annexes.
4) Ernest Charton, «Quito: République de l´Équateur», 1862. Texte et dessins inédits, Revue Le Tour du Monde, Paris, 1867, Vol XV, Liv.391. 5) Cf. note Nº1. 6) Voir bibliographie, op. cit.
5) Cf. note Nº1.
6) Voir bibliographie, op. cit.
7) Carlos Manuel Larrea, “El Archipiélago Colón”, Bibibliografía de Galápagos, Quito, Editorial de la Casa de la Cultura Ecuatoriana, 1960. Chap. X.
8) Carlos Manuel Larrea, Op. Cit.
9) Ernest Charton, Vol d´un navire dans l´Océan Pacifique en 1848, typographie de Firmin Didot Frères, Paris 1854.
10) Voir en Annexe la lettre de Monsieur Parruzot et l´Acte de naissance d´Ernest Charton.
11) Édouard Charton, publiciste français, est né à Sens, le 11 mai 1807. Il étudia à Paris et fut reçu comme avocat en 1827. Deux ans plus tard, il devint chef de rédaction du «Bulletin de la Société pour l´Instruction Élémentaire», et du «Journal de la Société de la Morale Chrétienne». En 1833, il fonda la «Revue Pittoresque» qui en 1863 déjà comprenait 21 volumes, avec des dessins remarquables. Après la Révolution de 1848, Charton remplit les fonctions de Secrétaire Général du Ministère de l´Instruction Publique et fut élu membre de l´Assemblée Constituante, pour le département de l´Yonne. À ce poste, il proposa de n´accorder le droit de vote qu´aux citoyens qui savaient lire et écrire. En avril 1849, il fut élu par l´Assemblée Constituante, membre du Conseil d´État, duquel il fit partie jusqu´au 2 décembre 1851. Edouard Charton fut un journaliste très actif. Il collabora à la «Revue Encyclopédique» et à beaucoup d´autres. Avec Paulin et Dubochet, il fonda «l´Illustration». Mais son travail le plus important fut la collection des Voyageurs qu´il dirigea à partir de 1853. Ce sont quatre gros volumes illustrés par les artistes les plus célèbres de l´époque. Elle comprend: 1) Les Voyageurs antiques, 2) Les voyageurs du Moyen-âge 3) Les Voyageurs Modernes (XVème et début de XVIème siècles), 4) Les voyageurs Modernes (XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles). Pour compléter cette collection, à partir de 1860, il dirigea une autre série de six volumes, sous le titre Le Tour du Monde-Nouveau Journal de Voyages, avec des illustrations également de grande valeur. Cette collection, avec le titre La Vuelta al Mundo-Colección de los Viajes hechos en las Cinco Partes del Universo durante el siglo XIX, a été publié en espagnol, à Paris, sous la direction de Charton lui-même et avec les mêmes illustrations que l´édition française. La traduction espagnole est de don Mariano Urrabieta. Ainsi s´explique le fait que lorsqu´Ernest Charton, frère d´Édouard entreprit son voyage de Guayaquil à Quito, en 1862, ce très intéressant récit ait été publié dans Le Tour du Monde, Vol. XV, Série 391, p.401 à 416, Paris 1867.

PREMIÈRE PAGE D´UN LIVRE ET D´UNE AVENTURE (12)

«J´étais à Santiago du Chili depuis deux ans. Les portraits que j´avais faits dans cette ville et à Valparaiso m´avaient permis d´économiser quelque argent et je songeais à continuer mon voyage en me dirigeant vers le nord par la Bolivie et le Pérou. Un jour, l´un de mes amis, nommé Lavigne, meunier aux environs de Santiago, entra dans mon atelier, l´air à la fois sérieux et agité» (13). C´est par ces lignes qu´Ernest Charton commence le premier chapitre de son livre Vol d´un navire dans l´Océan-Pacifique, en 1848. Ce sont aussi les premiers mots d´une histoire qui commence à la fin de cette année-là et d´un événement qui a toutes les allures d´un très curieux roman d´aventures. Lavigne vint lui proposer rien de moins qu´une aventure: «très commune aujourd´hui, mais qui ne l´était pas alors au Chili» (14); les Sud-Américains commençaient à peine à s´intéresser à la Californie et Lavigne, le matin même de sa visite à Charton, venait de faire le projet avec le négociant anglais, Bicroff, d´aller chercher fortune dans ce pays, et «qu´il n´était point dans ma destinée de voir jamais», écrit Charton.

Lavigne et Bicroff disposaient d´un capital de cent cinquante mille francs de l´époque, et se proposaient d´établir près des mines d´or: «une hôtellerie, un débit de liqueurs, un magasin d´instruments de travail et d´armes, un moulin pour laver les terres aurifères. Que sais-je encore?» (15) Le plan paraissait très bien conçu. Lavigne demandait à Charton quelques mille francs et lui offrait le quart des bénéfices, s´il consentait à faire partie de l´association. On espérait beaucoup des activités du peintre, des relations sociales que lui offrait la profession et de celles qu´il pourrait nouer à l´avenir. Et surtout, on comptait sur l´amitié que Charton avait toujours manifestée envers son compatriote Lavigne en diverses circonstances. L´offre était tentante. Charton demanda vingt-quatre heures de réflexion avant de prendre la décision de laisser quelques temps la peinture et de se lancer à la recherche de l´or en Californie.

À BORD DE «LA ROSA SEGUNDA»

Une fois passées les vingt-quatre heures d´hésitation et considérant qu´ il s´agissait d´un prolongement du voyage qu´il projetait, séduit, en outre, par la curiosité et aussi par l´espoir de faire fortune, Charton céda aux instances de Lavigne. Après qu´il eut donné sa parole, les deux associés, déjà prêts à partir, lui demandèrent de se préparer aussi. En quelques jours, Charton liquida ses affaires, vendit son mobilier et alla à Valparaiso, où Lavigne et Bicroff l´avaient déjà précédé depuis quarante-huit heures.

Lavigne lui confia alors une mission, par laquelle Charton entra dans son rôle d´associé: accompagner les dernières caisses à bord du bateau qui devait les emmener à San Francisco. Mais il fut profondément déçu par les dimensions réduites du navire: «C´était, écrit-il, une goélette d´environ cent tonneaux, appelé «La Rosa Segunda». L´intérieur ne le satisfit pas d´avantage: «Je remarquai un désordre et une malpropreté extrêmes». Immédiatement, il demanda à parler au «Subrécargue»; on l´emmena à la salle des officiers qui étaient entrain de dîner. Tout lui causa de la répugnance: la pauvreté, la nudité, «Les malles qui servaient de bancs», note-t-il. Il y avait là dix personnes. On lui montra un monsieur, très gros; C´était le Capitaine. Charton lui fit savoir qu´il venait embarquer ses caisses, et lui demanda de les inscrire sur le «Manifeste» ou Registre. «Un petit vieillard aux cheveux blancs et crépus me répondit en français, avec un accent auvergnat: Quel manifeste? Nous ne connaissons pas ça; il n´en est pas besoin». Charton insista, car, ayant embarqué très rapidement, ses caisses n´étaient pas même marquées à son nom. Il demanda qu´on le fit: «-Puisque vous le voulez…! Après une demi-heure on vint me répondre qu´il était impossible de trouver du noir et un pinceau. On chargea donc en jetant en désordre sur le pont, les caisses et les colis» (16). Ils embarquèrent ensuite une grande caisse de fer ou un coffre qui contenait tout l´argent, presque tout en «petites pièces de monnaie d´argent, destinées à être échangées contre de la poudre d´or que l´on ne se donnait pas même la peine, disait-on de peser». Tout cela au milieu de rires et de phrases que Charton ne comprenait pas très bien. Les chefs qui mangeaient lui offrirent un verre de liqueur. ILLUSTRATION «Il embarqua ses dernières malles… C´était le vendredi 25 octobre 1848».

 Dessin de Miguel de Yaulema, Paris 1971.

Charton avoue clairement: «En revenant à terre, je me sentis découragé par ce que je venais de voir». Il le dit à Lavigne, à qui il demanda avant tout pourquoi il avait acheté un tel bateau, alors qu´il y en avait d´autres dans le port, parmi lesquels «un beau vaisseau trois mâts français», avec des officiers et un équipage aussi français et qui devait partir trois jours plus tard. Lavigne lui rétorqua que c´était précisément pour cela qu´il avait préféré l´autre qui partait immédiatement. Peu importaient les désagréments «du chilien» «La Rosa Segunda»; ils n´allaient pas en Californie pour le plaisir; les petits désagréments du bateau devaient préparer des jours meilleurs à San Francisco; le succès des opérations était une affaire de temps et quinze jours de plus ou quinze jours de moins pouvaient décider de cela. Charton n´était pas du tout convaincu. Il présenta encore des objections que Lavigne réfuta. Il ne restait plus qu´à céder ou se retirer de l´association. Charton céda de guerre lasse, et le lendemain, il embarqua ses dernières malles. Ses amis de Valparaiso lui offrirent un repas d´adieu, le conduisirent jusqu´au bateau et celui-ci leva l´ancre, cap nord. C´était le vendredi 25 octobre 1848.

RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES INTERROMPUES PAR TROIS VOYAGEUSES CLANDESTINES

«Lavigne et moi, assis sur le couronnement de la goélette, nous suivions du regard, en silence le cœur gros, l´embarcation qui emportait nos amis à terre». Lavigne se livra alors à quelques réflexions: «Quelles différences entre les caractères des hommes. Les uns se trouvent assez contents de leur position, pour ne s´occuper qu´à améliorer et ne veulent jamais la changer. D´autres, au contraire, croyant toujours la rendre meilleure, changent toute leur vie sans arriver à rien, ou bien, s´ils arrivent à la fortune, c´est au prix de tant de peines et de tribulations que je ne sais pas très bien s´il n´est pas encore préférable de rester tranquille» (17).

«…Nos amis retournent vers leur maison». Dessin de Miguel Yaulema, Paris, 1971.

Charton qui écoutait les raisonnements de son ami, continua: «C´est vrai. Nos amis retournent vers leur maison et leur famille, bien joyeux. Ils vont goûter le repos, la tranquillité, et nous allons volontairement nous exposer à des aventures et à des inquiétudes sans fin, dans un pays inconnu, où nous ne rencontrerons que des figures étrangères, et peut-être ennemies» (18).

Des pensées bien tristes et qui, malheureusement, devaient se réaliser pleinement. Valparaiso se perdait dans le lointain. Il y avait déjà une heure qu´ils voguaient lorsqu´un incident vint les tirer de leurs divagations philosophiques. Un bruit étrange leur fit tourner la tête. Les marins manœuvraient pour laisser une embarcation, qui venait sur l´avant, aborder «La Rosa Segunda». Aussitôt qu´il vit les trois femmes, Lavigne, s´adressant au Capitaine, demanda: «Que viennent faire à bord ces trois femmes?». Le Capitaine l´ignorait; seul le «subrécargue» le savait. Lavigne alla le voir et le trouva en train de tendre les cordes pour que les femmes puissent monter: «Qu´est-ce que vous faites?», dit Lavigne. «Mais ce sont des passagères qui veulent embarquer», répondit le père Montès, subrécargue. «Des passagères! ... Avez-vous oublié nos conventions? ne vous ai-je pas affrété le bateau qu´à condition que nous n´aurions pas de femmes à bord? Et que peuvent être ces femmes qui ont besoin d´attendre que le navire soit en mer pour s´embarquer? Non, elles ne monteront pas à bord ou vous allez nous reconduire à terre à Valparaiso», ajouta Lavigne, violemment.

La situation était très critique. Lavigne semblait résolu à ne pas céder, tant était grande son indignation; il connaissait très bien le «père» Montès, vieil italien marié, dont la famille résidait à Concepción. Mais, se trouvaient là, une jeune fille, accompagnée de sa vieille mère et d´une servante qui avait embarqué clandestinement, et naturellement sans passeports. Tout le monde gardait le silence… Cependant, on arriva à calmer Lavigne. Les femmes occuperaient un compartiment réservé; elles y mangeraient et resteraient enfermées dans l´entrepont; on ne les verrait pas sur le pont.

«À bord de la Rosa Segunda». Dessin de Miguel Yaulema, Paris 1961.

Lavigne avait cédé par lassitude, et lorsque le bateau se remit en marche, il eut ces mots: «Dieu veuille que ces femmes ne soient à bord, la cause de quelque malheur!». Et, s´adressant à l´Italien: «Vous débutez bien mal. Ne savez-vous pas, après avoir navigué si longtemps, que les femmes qui embarquent seules, à bord d´un navire, sont toujours des causes de désordre? J´espère que je n´aurai pas un jour à me reprocher ma faiblesse» (19).

TREIZE PASSAGERS QUI EMBARQUENT UN VENDREDI

Le lendemain, ils se trouvaient en haute mer, cap au nord. Le temps était merveilleux. Charton prit alors note de la liste complète du personnel d´équipage et des passagers. L´équipage se composait de onze personnes: le capitaine Contraira, un Chilien très gros, de Concepción, marié, père de famille, marin de cabotage depuis déjà très longtemps; c´était la première fois qu´il entreprenait un long voyage. Le vieux «père» Montès, subrécargue, propriétaire de la goélette, Italien, qui avait gagné une petite fortune dans le commerce de pacotille et dans le cabotage; il espérait s´enrichir et rentrer dans son pays natal avant deux ans. Boulton, le pilote ou second officier à bord, Anglais, marié à Concepción, comme Montès, père de famille; jeune et vigoureux, bon marin, bien que borgne. Manuel et Carlos deux jeunes frères de dix-huit et vingt ans, neveux du capitaine et qui se préparaient pour devenir marin. Un contremaître ou chef d’équipe, dont Charton a oublié le nom, Chilien très courageux, marié, père de famille. Et, enfin, un Noir de la côte africaine, cuisinier et quatre matelots.

Les passagers étaient treize. Faisaient partie de l´association: Charton, Lavigne, Bicroff, Duplessy et deux jeunes Chiliens, Toribio et Santos, au total, six membres. Les autres passagers: Santo Mayor et Grin, Nigua, un pharmacien Anglais, Durand, un boulanger français et enfin les deux femmes et leur domestique, une indigène de onze ou douze ans. Auxquels il fallait ajouter les trois chiens: Toc, Tom, et Finette (20).

Quant au matériel, ils avaient de tout et croyaient que rien ne leur manquerait: tente de camping, lits de camp, ustensiles de cuisine, outils, machines pour laver les terres et une excellente provision de vins de Bordeaux, de Concepción, de Porto, de cognac, des viandes salées, du fromage de Hollande, des biscuits de mer, des conserves, du tabac, des cigares, etc.

Une seule pensée inquiétait certains d´entre eux: treize passagers se trouvaient à bord et ils s´étaient embarqués un vendredi. C´étaient des motifs plus que suffisants: «Pour inspirer des craintes aux hommes moins superstitieux que ne le sont d´ordinaire les marins. Et Lavigne lui-même en était presque chagriné». Pour bien employer leur temps et fuir les sombres présages, il eut l´heureuse idée de donner l´ordre de tisser un filet qui servirait en Californie. Chacun devait y travailler deux heures par jour. Tous s´y prêtèrent de bonne grâce et… par intérêt.

NOTES:

12) «El Robo de la Rosa Segunda» A. Darío Lara, in la revue: «France-Équateur», publiée par les services culturels de l’Ambassade de France et l’Alliance Francaise de l’Équateur. Numéro 14 de janvier 1953; N°5 d’avril 1953 et N°6 d’octobre 1953).
13) Ernest Charton, Vol d´un navire dans l´océan Pacifique, en 1848, p.3.
14) Idem.
15) Idem.
16) Ernest Charton, op. cit., p,4.
17) Ernest Charton, op. cit., p.5.
18) Idem. p.6.
19) Idem. p.7.
20) Idem. p.8.

LE MANQUE D´EAU EN HAUTE MER LES CONDUITS AUX ÎLES GALÁPAGOS

Ils avaient déjà navigué quinze jours, lorsqu´ils durent affronter l´une des pires catastrophes qui peut survenir en haute mer: l´eau douce était épuisée. On imagine aisément l´épouvante qui secoua tous les passagers. Lavigne, en colère sortit de ses gonds. Ses furieux reproches tombèrent sur le capitaine qui avait négligé une aussi élémentaire précaution; le capitaine rejeta la faute sur le subrécargue qui, en tant que propriétaire du bateau, aurait dû se charger de cela; celui-ci à son tour, accusa le pilote, à quoi il avait donné les ordres nécessaires, mais le pilote à son tour se justifia en expliquant que la rapidité du départ l´avait empêché de satisfaire largement à toutes les conditions du voyage. Mais les excuses et les reproches ne servaient à rien. Une fois passées les inutiles récriminations, l´essentiel était de trouver une solution.

À bord de «La Rosa Segunda», fut organisé un véritable conseil de guerre avec le capitaine, le «père Montès», le pilote et Lavigne. Le capitaine proposa d´aller chercher de l´eau sur les côtes du Pérou; le pilote s´opposa à un tel projet, parce que la distance était très longue et qu´il préférait s´avancer vers les Îles Galápagos. De cette façon, pour la première fois apparaît dans l´œuvre de Charton le nom de cet Archipel équatorien. Et il ajoute: «Ou îles des Tortues, groupe d´îles situé à l´ouest de l´Amérique méridionale, de 90º 24´ à 94º 22´ de longitude et de 1º 43´de latitude nord à 1º 25´de latitude sud» (1). Lavigne approuva le pilote et comme le capitaine, par habitude acceptait ce que disait Lavigne, il ne présenta aucune objection.

Cependant, tout n´était pas réglé. La discussion se poursuivit ensuite pour savoir sur quelle île se diriger. Le pilote préférait aller à la «Albemarck» (2), parce qu´elle était «La plus grande et la plus près de nous», écrit Charton. Lavigne n´était pas d´accord mais il accepta sans se rendre compte de la position; il prit une carte et l´examina. Après il ajouta, très décidé: «Nous n´irons pas à l´île Albemarck, mais à l´île Saint Charles» (3), et poursuivit: «…Sur laquelle je vois écrits les mots: source d´eau douce» (4). Le débat continua, très vif, avec le pilote, ce qui décida le capitaine à accepter l´idée de Lavigne. La discussion, agitée, se poursuivit indéfiniment. Le subrécargue fit valoir son titre de propriétaire. Finalement, le capitaine «… Donna un coup de poing sur la table et dit: puisqu´il en est ainsi, vous me forcez, monsieur, à vous rappeler qu´ici, à bord, le premier maître après Dieu, c´est moi. Par conséquent, nous irons à l´île Saint Charles» (5).

EN DIRECTION DE L´ÎLE OÙ VIVAIENT LES MALFRATS LES PLUS DANGEREUX DE L´ÉQUATEUR

Lavigne assurait que dans vingt-quatre heures ils arriveraient sur l´île, si le temps ne changeait pas. Sans perdre un instant, on prit les précautions pour aborder, car l´on racontait:

«Que les malfaiteurs les plus dangereux de la République de l´Équateur y étaient déportés. Il pensa qu´il était nécessaire et prudent que, pendant le temps où l´on serait à l´ancre devant cette île, il n´y eût personne qui ne contribuât pour sa part à la sureté de tous. Aussitôt, chacun monta sur le pont avec ce qu´il avait d´armes, afin de les nettoyer et de les mettre en état».

Lavigne, Bicroff et Charton possédaient les plus belles et pendant quelques instants «La Rosa Segunda» présenta un spectacle inusité: «La goélette paraissait transformée en navire de pirates; on fourbissait et on chargeait ses armes». Le pilote s´approcha de Charton pour admirer son ´couteau-poignard´ qu´il était en train d´aiguiser.

Après le dîner, Lavigne appela tout le monde et dit: «Que les passagers devaient commencer à monter la garde, et prendre le quart, de jour et de nuit». Comme des sentinelles, deux passagers devaient être de garde sur le pont, afin de donner l´alerte, en cas de danger. Le plan fut mis à exécution immédiatement.

«… En direction de l’île où vivaient les malfrats les plus dangereux de l’Équateur». Dessin de Miguel Yaulema, Paris 1970.

Le lendemain matin, ils continuèrent les préparatifs de la veille. Il était convenu que l´ancrage devant l´île devait durer quelques jours; la moitié des passagers descendraient à cette terre, tandis que l´autre garderait le navire. En passant en revue ses affaires, Charton s´aperçut de la disparition de son «couteau-poignard»… Il passa une heure à le chercher, mais ne le trouva pas. Vers quatre heures de l´après-midi, selon les prévisions de Lavigne ils découvrirent les îles Galápagos. C´était le 10 novembre 1848.

SUR UNE ÎLE «DONT L´ASPECT ÉTRANGE ET SAUVAGE SURPREND PAR SA TRISTESSE»

À peine arrivés dans l´île, les péripéties et les discussions recommencèrent; Lavigne, le pilote et le capitaine n´étaient d´accord ni sur le moment ni sur l´endroit où ils devaient «jeter la sonde pour le mouillage». Finalement, le capitaine (même si Lavigne «souriait de la faiblesse de ce pauvre homme») donna raison au pilote. On jeta une chaloupe à la mer et comme la nuit approchait ils se hâtèrent d´arriver sur l´île. Cinq ou six passagers et quelques marins armés allèrent vers une habitation.

Tandis qu´ils cherchaient le meilleur endroit pour amarrer, ils virent une douzaine d´hommes s´approcher. Inquiets de l´accueil qu´ils recevraient de leur part, sans vouloir pourtant leur monter de la défiance, ils se préparèrent à toute éventualité. Mais, en arrivant à terre, ils se tranquillisèrent par les démonstrations pacifiques des dits îliens: «Dont les visages et les vêtements, cependant, n´inspiraient guère confiance». Les habitants de l´île leur expliquèrent que vue la quantité d´eau dont ils avaient besoin, ils devraient rester au moins trois jours à cause de l´éloignement de la source et du mauvais chemin. Les voyageurs leur offrirent une bouteille de cognac, en remerciement. Ils rentrèrent à bord où les discussions avaient continué entre le capitaine et le pilote; le premier disait qu´il renoncerait à tout service si les passagers se mêlaient de la garde du navire. Lavigne répondit rapidement: «Qu´une telle garde des passagers ne nuisait en rien le service à bord».

Archipel Galapagos. Aiguade de l’île Charles-Dessins de Bérard d’après l’atlas de la Venus.

Le lendemain matin, très tôt, ils observèrent depuis le pont «L´aspect de l´île: un amas de volcans éteints, dont l´aspect étrange et sauvage surprend par sa tristesse» (6). En vain, Lavigne cherchait quelque embarcation cachée entre les rochers tandis qu´ils s´apprêtaient à tirer au sort pour savoir quels passagers devraient rester sur le bateau. Mais personne ne voulait approcher sa main du chapeau dans lequel se trouvaient les noms des passagers. Charton explique: «Le désir qu´ont en général tous les passagers de débarquer lorsque la terre est en vue, nous rendit sourds à l´avis prudent de Lavigne». Son fusil à la main, Lavigne s´avança et dit: «Faites à votre guise, puisque vous ne voulez pas garder le navire. Tant pis pour vous si vous êtes cause de quelque malheur» (7). Personne ne voulut rester.

«SUR LES VISAGES DES HABITANTS SE LISAIENT TOUTES LES DÉPRAVATIONS DU VICE»

Une fois à terre, ils se dirigèrent vers la douzaine de maisons qui formaient le village.

«Leur aspect était aussi triste que possible et le peu de soin que l´on avait mis à les construire prouvait que ceux qui les habitaient n´étaient pas venus sur cette terre de bon gré et qu´ils espéraient pouvoir s´en échapper d´un moment à l´autre. Nous ne rencontrâmes pas un seul endroit cultivé. Les mines de ces gens étaient effrayantes de laideur; toutes les dépravations du vice se lisaient sur leurs faces. Nous demandâmes à l´un d´entre eux de nous servir de guide pour faire la reconnaissance de l´île et nous continuâmes à en parcourir l´intérieur, à la poursuite de quelques rares canards. À notre retour, nous étions tellement peinés par la vue de ce pays stérile que chacun de nous convenait qu´il ne voudrait pas être condamné à y rester huit jours; nous nous promîmes même de ne point revenir à terre et pour lui dire, tout à la fois bonjour et au revoir, nous décidâmes de manger dans la case de l´homme qui nous avait servi de guide. Comme le malheureux ne possédait que quelques morceaux de viande séché et des patates, nous envoyâmes chercher à bord des provisions et pour que la fête fût complète, plusieurs bouteilles de notre vin de réserve. C´était un vrai régal pour notre guide et pour quelques individus de l´île qui étaient autour de nous, que de boire du vin».

Et Charton, comme tout bon français habitué à son litre de vin quotidien, ignorant peut-être que ces gens-là en buvaient pour la première fois, ajoute «…ils en avaient été privés depuis de longues années» (8).

UNE PARTIE DE CHASSE ET UN BAIN AU PARADIS DES OISEAUX ET DES PHOQUES

Le repas du soir terminé ils revinrent au bateau et tinrent de nouveau conseil pour le programme du lendemain. Ils décidèrent de n´emporter que quelques fusils de chasse et qu´ils laisseraient le reste des armes chargées, pour défendre la goélette. Ils se levèrent très tôt le matin, de bon humeur. Ils avaient oublié la stérilité et la tristesse de l´île, les visages patibulaires des îliens et envisageaient d´aller se baigner et de se consacrer à la chasse. Lavigne suggéra qu´il était prudent d´emmener avec eux le capitaine: «parce qu´il serait bien possible que, s´il restait, qu´il s´en allât sans nous». Ils l´invitèrent, le tentèrent avec le savoureux repas qu´ils emportaient et les perspectives de la chasse et du bain. Le capitaine accepta. Avant de laisser la goélette, l´un des domestiques demanda la permission à Charton de laisser dans son coffre trente onces d´or qu´il portait cachées dans sa ceinture. Lavigne, à la demande de Charton, accepta sans difficulté.

Dans une pirogue, les habitants de l´île conduisirent au village douze voyageurs de «La Rosa Segunda». À une courte distance du bateau, ils chassèrent des oiseaux; comme ceux-ci n´avaient pas peur de l´homme, ils approchaient malgré les coups de feu. Et sur les rives, il y avait quelques phoques qu´ils poursuivirent plusieurs heures.

Vers midi, lassés du soleil et de la fraîcheur des eaux, ils allèrent à terre pour déjeuner. Ils laissèrent l´embarcation ou pirogue sur la plage et, comme ils trouvèrent une grande quantité de crabes, ils en ramassèrent quelques-uns; pour les préparer, ils creusèrent un trou dans le sable, allumèrent le feu, et le recouvrirent. Après le bain rafraîchissant leur repas leur parut savoureux. Le soleil était brûlant et il n´y avait rien pour s´abriter. Quelqu´un cria: «Un requin! Lavigne avait un grand couteau de chasse; il le prit, se jeta à l´eau et, à la surprise de tous, en sortit bientôt avec un petit requin».

UNE VOILE À L´HORIZON INTERROMPT BRUSQUEMENT L´ÉTRANGE PARTIE DE CHASSE

Tandis qu´ils mangeaient et s´amusaient sur la plage, quelqu´un leur fit remarquer à l´horizon une petite voile. Tout monde regarda dans cette direction. Ils appelèrent le capitaine qui s´était endormi. C´était vrai. Un bateau semblait venir vers eux. La première idée fut que peut-être, un autre bateau venait chercher de l´eau. Peut-être était-ce un bateau de Valparaiso. Tous se réjouirent et comme de vrais sauvages, se mirent à danser en rond.

Une heure après, ils s´embarquèrent dans la pirogue pour retourner à la goélette. Un incident les attendait encore. La pirogue percuta un iguane qu´ils poursuivaient, elle chavira et tout le monde tomba à l´eau. Des scènes burlesques se succédèrent jusqu´à ce que la pirogue fut remise à l´endroit. Le soleil se cachait dans un horizon infini, formé de vagues aux cent couleurs, tandis que nos voyageurs de «La Rosa Segunda», sur les rives de l´île, sur les rochers, essoraient leurs vêtements et les faisaient sécher. «C´était un tableau curieux, écrit notre peintre. Le soleil couchant jetait sur cette scène des lueurs rougeâtres; les reflets de ses rayons sur les vagues et le site sauvage où nous nous trouvions, tout était d´un effet sinistre. Le temps devenait orageux. Bientôt, nous nous trouvâmes dans l´obscurité» (9).

Enfin, ils abandonnèrent l´île. La navigation jusqu´au bateau fut pénible. Les disputes entre le capitaine et l´îlien qui nous conduisait commencèrent; ce dernier furieux de voir une avarie à sa pirogue, en rejetait la faute sur le capitaine: «Qui était si gros, expliqua-t-il, qu´en s´inclinant sur le bord, il l´avait fait chavirer». Lavigne avait dû intervenir et menacer l´habitant de l´île. Les choses tournaient mal. Plus que le danger de couler de nouveau, quelque chose de plus grave pesait sur l´esprit de tous; cela les fit rester tranquilles dans la fragile embarcation.

La route de la goélette se prolongeait. Là-dessus Charton qui cherchait la mâture de «La Rosa Segunda» à l´horizon, ne voyait rien. Il exprima ses craintes à Lavigne qui, énergiquement, lui répondit: «Taisez-vous. C´est la seule pensée qui me préoccupe maintenant». Ils étaient, tous les deux, de plus en plus inquiets. Les autres désiraient seulement arriver rapidement au bateau, changer de vêtements et dormir.

«NOUS SOMMES PERDUS… AVANT UNE HEURE, NOUS AURONS CESSÉ D´EXISTER»

Soudain, sur l´île ils virent trois feux qui lançaient des lueurs vers le ciel et è leurs oreilles parvint l´écho de cris sinistres. Une terrible agitation se produisit dans la pirogue « Lavigne, écrit Charton, tout en me serrant convulsivement, murmura à mon oreille: C´en est fait de nous! Mes prévisions ne m´avaient pas trompé. Nous n´avons pas voulu suivre le chemin de la prudence et nous sommes perdus. Peut-être qu´avant une heure nous aurons cessé d´exister!» La première idée qui leur vint à l´esprit fut que les habitants de l´île, en leur absence, s´étaient emparés de «La Rosa Segunda», d´accord avec les îliens de la pirogue qui avait essayé de la faire couler. Ils pensaient qu´ils se préparaient à les tuer tous. Tous s´adressèrent à Lavigne pour savoir ce qu´il décidait. Sans le savoir, lui non plus, exactement, il ordonna de se diriger vers les feux, ce que l´on fit immédiatement. En s´approchant de l´île, ils virent beaucoup de gens:

«À la rapidité de leurs mouvements on aurait dit qu´ils dansaient comme des démons autour des flammes. Je me sentis involontairement, pris d´une terreur panique, malgré moi, je me reportai en souvenir à ces histoires des premiers navigateurs qui, naufragés dans des pays sauvages, avaient été rôtis et mangés» (10).

Lavigne, cependant, avait ordonné de continuer. Et, près de l´île, il dit en espagnol, en anglais et en français: «Faites attention à ce que je vais vous dire. Aussitôt à terre réunissez-vous tous de mon côté, et préparez-vous à vous défendre».

Lorsqu´ils furent à terre, prêt au combat, qu´elle ne fut pas leur surprise de voir s´adresser à eux un groupe sans armes, qui n´avait rien d´hostile et dont les cris étaient plutôt des appels au secours. Cette surprise monta d´un cran lorsqu´ils reconnurent leurs compagnons de la goélette, quatre marins et deux passagers, parmi eux, le «père» Montés, qui firent le récit de la terrifiante réalité: le pilote s´était enfui avec «La Rosa Segunda».

NOTES:

1) Ernest Charton, op. cit. p.9, n.1.
2) L´île Albermale ou Isabella.
3) L´île Charles, Floreana ou Santa María.
4) Ernest Charton, op. cit., p. 10.
5) Idem.
6) Ernest Charton, op. cit., p. 13.
7) Ernest Charton, op. cit., p. 13.
8) Ernest Charton, op. cit., p. 14.
9) Ernest Charton, op. cit., p. 16.
10) Ernest Charton, op. cit., p. 18.

«La Rosa Segunda. Dessin de Miguel Yaulema, Paris 1970.

LANCÉS DANS UNE AVENTURE QUI PROMETTAIT UNE SÉRIE DE TABLEAUX

«À cette nouvelle -écrit Charton- les uns se prirent à pleurer et à crier, les autres sombres et abattus, ne trouvaient aucune parole à prononcer. Lavigne s´occupa des moyens de poursuivre le voleur. De mon côté, je fis rassembler les quelques effets que nous avions apportées du navire, avec la crainte que les gens de l´île qui nous entouraient de toutes parts n´eussent l´envie de nous les dérober. Du reste, me voyant, tout d´un coup la vie sauve, je me considérai encore heureux par l´espoir de revoir encore une fois ma patrie. Oserais-je l´avouer? J´eus même un moment de joie en songeant qu´après avoir voyagé si longtemps, j´avais fini par rencontrer une aventure qui, certes, me promettait une série de scènes dignes des pinceaux d´un homme plus habile que moi» (1).

Devant la réalité des faits, on ne pouvait plus rien faire. Les îliens se retirèrent dans leurs chaumières. La nuit passait tranquille et, sur l´obscurité environnante, se détachaient les silhouettes de quelques voyageurs de «La Rosa Segunda» qui faisaient encore sécher leurs vêtements.

Lavigne, pendant ce temps, cherchait des moyens de poursuivre le pilote félon qui avait volé le bateau. Il envoya quelques marins au propriétaire de la pirogue, un Anglais (2) pour lui offrir trente onces d´or pour lui et dix pour chacun de ses compagnons ainsi qu´une quantité de vivres et d´alcool, s´il consentait à prêter son embarcation. La proposition était séduisante pour un homme qui ne possédait rien. Cependant elle ne fut pas acceptée; l´état de la pirogue, le manque de vivres et d´instruments ne permettaient pas un semblable voyage. Lavigne pensa un moment à réparer le canot. Mais ils virent que c´était inutile.

La première émotion passée, ils essayèrent de comprendre comment ce «vol» avait pu avoir lieu, et pourquoi les passagers, le propriétaire et le capitaine étaient à terre. L´explication était très simple. Les passagers avaient manifesté leur désir de descendre aussi à terre. Le «père» Montès n´avait pas résisté à la demande générale. En outre, le pilote (3) qui avait déjà planifié sa trahison, encouragea le propriétaire à descendre aussi dans l´île, en expliquant que sa présence accélérerait l´approvisionnement en eau et lui-même aida ceux qui n´étaient pas du complot à s´embarquer dans la pirogue. Si bien que seulement six personnes restèrent sur «La Rosa Segunda»: le pilote, un aide, un marin, l´un des deux cousins (4) du capitaine, un cuisinier et la petite domestique des passagères. Une fois à terre, le «père» Montès et ses compagnons grimpèrent sur une petite hauteur, lorsque plusieurs îliens vinrent leur dire précipitamment que le bateau s´en allait. Personne ne voulut croire à une pareille nouvelle. «Le temps était merveilleux, aucun souffle ne ridait la surface de la mer; mais il était évident que quelque chose d´extraordinaire arrivait à bord…» (5), note Charton.

En effet le bateau s´éloignait rapidement. Le malheureux propriétaire (le «père» Montès), les passagères et quatre marins s´embarquèrent dans la pirogue à la poursuite du bateau. Après deux ou trois heures d´énormes efforts, ils parvinrent à atteindre les fugitifs. Le «père» Montès poussait des hurlements. Le pilote, sur «La Rosa Segunda», se montra fusil en main. Ni les prières ni les cris n´arrivèrent à le convaincre. Sa seule réponse fut: «Un mot de plus et je vous loge une balle dans la tête». Épouvantés, le malheureux vieillard et ceux qui l´accompagnaient retournèrent sur l´île. Les îliens les attendaient, dévorés de curiosité.

PREMIÈRES RÉACTIONS ET ESPÉRANCES PERDUES

Charton nous rapporte ensuite les réactions diverses devant une aussi dure réalité: «À la suite de ce récit, les exclamations de surprise, les plaintes, les récriminations s´élevèrent de tous côtés. Chacun de nous prétendait avoir eu des pressentiments et assurait qu´à la place du propriétaire, il aurait montré plus de prudence ou d´énergie (…) Quand les voix se furent épuisées à ces vains débats rétrospectifs, on se demanda mutuellement ce qu´on allait devenir; alors les imaginations se montrèrent moins fertiles et, peu à peu, l´on retomba dans un morne silence… Épuisés de fatigue, continue Charton, tourmentés par la faim et le froid, nous voulûmes essayer de nous reposer quelques instants, mais ce fut impossible. Assis au bord de la mer, nous attendîmes avec anxiété le jour, comme s´il devait nous apporter quelque heureuse nouvelle» (6).

Effectivement, un petit espoir agitait le cœur de certains d´entre eux car ils pensaient bien voir, le lendemain matin, le retour du bateau. L´aide et le neveu du capitaine ne devaient pas être volontaires dans cet infâme complot et, profitant de son sommeil ou de son ébriété, ils essaieraient d´enchainer ou de tuer le pilote et reviendraient chercher leurs compagnons. Illusion que quelques-uns caressaient; tandis qu´ ils cherchaient intensément quelque chose sur l´horizon: «Mais hélas! Nous ne vîmes rien; et cependant, longtemps après avoir perdu l´espoir, nous regardions encore, avec consternation, l´immensité de la mer» (7).

Il faut savoir, en effet, que ni l´aide ni le neveu du capitaine n´étaient de l´infâme complot de Boulton; mais ils furent sauvagement assassinés tout au début de la fuite du bateau volé, comme on le verra plus loin.

NOTES:

1) Ernest Charton, op. cit., p.19.
2) Dans les pages précédentes, Charton écrit que le propriétaire de la pirogue était nord-américain.
3) Le pilote anglais, Boulton que Charton écrit aussi Bulton.
4) Dans les pages précédentes, Charton écrit que ce sont « les neveux » du capitaine.
5) Ernest Charton, op. cit., p.21.
6) Ernest Charton, op. cit., p. 21.
7) Ernest Charton, op. cit., p.22.

POUR FAIRE FACE À LEUR MALHEUR, ILS SE DIVISENT EN TROIS GROUPES

Mais ils ne pouvaient rester indéfiniment ainsi. En outre:

«La faim qui nous fit ressentir encore d´avantage l´horreur de notre position, ne tarda pas à nous tirer de nos rêveries. Quelques-uns d´entre nous parcoururent la plage pour chercher des crabes. La cabane la plus voisine du rivage appartenait à un nommé Martinet, qui portait le titre pompeux de gouverneur de l´île ; peut-être parce qu´il était le plus scélérat, mais aussi parce que c´était la seul qui possédât quelque chose».

Soit par compassion, soit par intérêt, ce premier jour Martinet leur distribua quelque nourriture. Mais le lendemain, il leur dit tout net:

«Vous êtes dix-neuf (8) et l´île n´est pas en état de nourrir les cinquante hommes que l´on y a déportés ; il faut que vous cherchiez vous-mêmes les moyens de vivre; pour moi, je n´ai pas de quoi vous nourrir. Allez donc au village et examinez si vous pourriez vous installer près de la source ; puis organisez-vous» (9).

L´on tint conseil pour examiner la situation. Mais déjà le «père» Montès s´était éloigné avec les deux femmes. Il avait offert une montre à un habitant qui consentit à les loger et à les nourrir jusqu´au départ; cette montre était la seule chose qui lui restait. Le Capitaine décida de rester sur la rive avec son neveu et quatre marins. Un troisième groupe de dix personnes se forma avec Lavigne et Charton qui furent unanimement désignés comme chefs. Charton entra immédiatement en fonction et décida avant tout de «faire une caisse commune» pour laquelle il demanda que tout le monde remette ce qu´il avait dans ses poches. Ils réunirent vingt-sept piastres. Lavigne donna l´ordre de partir et ils abandonnèrent la plage avec une profonde tristesse. Pendant la marche, Charton, pour réconforter les âmes et rompre le silence mortel qui régnait, ainsi qu´il l´avait fait les jours précédents, entonna la chanson «On entend sous l´ormeau…!» et il ajoute: «Mais à peine avais-je commencé qu´un cri général s´éleva pour me rappeler à l´ordre. On allégua que les circonstances n´étaient pas les mêmes et qu´il n´était pas convenable d´avoir l´air de rire du malheur qui nous accablait. L´abattement était tel qu´on avait à peine le courage de marcher» (10).

ILS DÉCOUVRENT DANS L´ÎLE UN ANGE DE BONTÉ ET D´ABNÉGATION

La première cabane qu´il trouvèrent leur procura une surprise insoupçonnée. «Sur le seuil nous vîmes une femme qui semblait assez belle; son aspect nous fit impression; la régularité de ses traits et de sa physionomie, ses yeux noirs, son teint doré rehaussé par le fond de chevelure noire qui retombait en cascade sur ses épaules nues, sa taille souple et élégante, me rappelèrent les belles faucheuses de Léopold Robert» (11).

Mais plus grande encore fut la surprise des voyageurs quand, lorsqu´ils lui dirent bonjour, elle leur répondit sur un ton bienveillant: «Entrez vous reposer dans ma cabane et soyez les bienvenus». Elle n´eut pas besoin de répéter l´invitation inespérée. À l´intérieur, elle leur dit:

«Je ne suis qu´une pauvre fille, je ne possède rien d´autre que ce que vous voyez ; cependant, comme vous-êtes encore plus malheureux que moi, puisque vous n´avez pas d´abri, vous pouvez si cela vous convient, vivre dans ma cabane jusqu´à ce que vous ayez trouvé mieux» (12).

Pépita, ainsi s´appelait la mystérieuse jeune fille, qui avait vu le départ de «La Rosa Segunda» et avait assisté peinée aux difficultés des passagers. Elle avait aussi parlé avec les îliens qui pouvaient aider les passagers du bateau, mais elle avait vu qu´ils avaient plutôt peur de ces habitants supplémentaires et qu´ils avaient caché le peu qu´ils avaient. Dans le cours de son récit, Charton exprimera une admiration profonde et une grande reconnaissance envers Pépita, la mystérieuse îlienne de laquelle il nous fournira des détails plus loin et dont il écrit le nom indistinctement Pépita ou Petita.

Lisons donc la description de la cabane:

«Cette case, providence d´un moment, était construite avec des bois non façonnés et recouverte de joncs marins. Un vieux hamac de toile et une chaise vétuste étaient les seuls meubles de la pièce où nous étions réunis. À gauche de l´entrée, une espèce de petit cabinet, fait de ´cañas´(bambou), avec une porte du même matériau. Que pouvait-il renfermer?»

Ce fut la préoccupation inattendue de tout le monde, mais personne n´osait se lever pour aller voir, de peur de perdre sa place dans l´unique maison qu´on leur offrait. Charton, vaincu par la curiosité, s´approcha de la porte:

«Mon cœur se serra, écrit-il, à la vue de l´intérieur de ce triste réduit; c´était un lit fait de bâtons non façonnés, mis en long et en travers; un vieux matelas de mousse et des sacs pour rideaux. La pauvre fille ne possédait rien de plus. Seulement, du côté par où elle sortie, on apercevait, un petit enclos, à peine fermé où elle était occupée en ce moment à faire cuire quelques aliments» (13).

Lavigne qui en avait profité pour faire un tour n´avait rien trouvé, mais il espérait acheter quelque chose à manger: «Ne vous inquiétez pas pour votre nourriture d´aujourd´hui, interrompit la jeune fille. J´y ai pourvu et je vous prie seulement d´avoir un peu de patience». En effet, après avoir mis au milieu de la chaumière une grande caisse grossière, pour mettre la table, elle alla chercher une marmite ébréchée, qui contenait un ragoût de son invention et qui se composait de viande séchée et de pommes de terre ; elle servit ensuite des galettes frites dans l´huile de tortue. Les invités dévorèrent le repas et se rassasièrent amplement.

Les jours suivants furent terribles. Charton écrit ces lignes amères:

«À compter de ce jour commença pour nous une vie pénible et monotone. Chaque matin nous nous levions avant le soleil et nous sortions avec empressement de la case, cherchant instinctivement une voile à l´horizon. Ce fut en vain nous nous efforçâmes de nous concilier les sympathies d´un seul des quarante ou cinquante individus qui habitaient l´île. La plus grande partie d´entre eux étaient des criminels déportés de la République de l´Équateur; généralement ils se donnaient le titre de ´condamnés politiques´; ils évitaient de nous parler ou même se riaient de notre misère. Seule Pépita avait de la compassion pour notre disgrâce. Sa conduite à notre égard témoignait d´un sentiment plus profond que celui de la simple hospitalité; elle allait jusqu´au dévouement. En même temps, sa simplicité, son bon sens, une certaine fierté naturelle et son énergie commandaient le respect. Elle préparait notre nourriture, lavait le peu de linge que nous avions sauvé de notre désastre et cherchait à nous ranimer par une gaité feinte. Jamais nous n´avons su l´histoire mystérieuse de cette jeune fille…» (14).

NOTES:

8) Charton fait ici une petite erreur. Selon ce que nous avons vu auparavant, p. 95-95, le nombre total de personnes à bord de «La Rosa Segunda» était de 24: 11 membres d´équipage et 13 passagers. Selon ce que nous voyons maintenant: 19 personnes furent abandonnées dans l´île et 6 restèrent sur le bateau volé.
9) Ernest Charton, op. cit., p.23.
10) Ernest Charton, op. cit., p.23.
11) Ernest Charton, op, cit., p.24. Louis Léopold Robert (1794-1835)- Il est né à Chaux de fonds, en Suisse. Il passa son enfance à la campagne, où son plaisir était d´étudier les formes et les moindres attitudes des animaux. Il n´abandonnait jamais son crayon et son papier et les murs étaient recouverts de ses dessins. Étudiant, apprenti dans une école de commerce, sa vocation était l´art, ce qui épouvantait ses parents très pauvres. Grâce à Charles Girardot, Suisse, frère du célèbre graveur, Robert vint à Paris, en 1810. Il fréquenta l´Académie des Beaux Arts et en même temps l´école de David; celui-ci se trouvait alors à l´apogée de sa carrière. Il suivit son travail avec enthousiasme et David vit qu´il avait «du tempérament, de la vigueur et de la volonté». Plus tard, Robert, dans l´atelier de Gros, rencontra des condisciples distingués. Les événements de 1815 furent défavorables: David connut l´exil; Robert dut abandonner Paris où il ne revint qu´à la fin de sa vie. Grâce à l´appui de Rollet de Mézérac, il alla à Rome et se consacra uniquement à la peinture, abandonnant le dessin. Il travailla sérieusement et vécut dans une grande austérité. En 1820, il réunit dans son atelier de Rome quelques vingt tableaux sur lesquels on remarque: «La vigueur qui parvient à rehausser l´énergie de la physionomie, la beauté de la silhouette, la souplesse de l´attitude, l´originalité des vêtements et des mœurs, tout ce qui donnait à ses modèles une force de caractère inaccoutumée». Dès lors sa renommée courut de bouche à oreille. Peintre des paysans, de la nature «vue telle quelle» il parvint à écarter de ses œuvres tout ce qui en altérait le caractère gracieux et grandiose. Le titre du tableau auquel se réfère Charton est exactement «Arrivée des faucheurs aux marais Pontins», qu´il exposa au Salon de 1831 et qui mérita les applaudissements unanimes et les acclamations de ses admirateurs. Si ce n´est pas la plus parfaite dans le coup de pinceau, c´est l´œuvre qui résume le mieux son style et son système de composition. Le vieux peintre français, Guillaune Lethière pleurait d´émotion devant ce tableau…- Pour diverses raisons psychiques et émotionnelles, Robert mit fin à ses jours de façon tragique, le 20 mars 1835 quand sa gloire arrivait à son apogée à Paris.
12) Ernest Charton. Op, cit., p.24.
13) Ernest Charton, op. cit., p.25.
14) Ernest Charton, op. cit., p.25.

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