viernes, 28 de diciembre de 2012

II. ESPEJO, précurseur de l’Indépendance de l’Équateur. Agent et propagateur dans son pays de l’influence intellectuelle et politique française (1747-1795) **

 
En attendant, Ezpeleta, Vice-Roi de la Nouvelle Grenade, répondit également au début de 1795, en ces termes, au rapport du Président de l’Audience lui communiquant ses découvertes de la fin d’octobre: «Le style de ces inscriptions est pareil à celui de la loi des XII Tables. Il ne faut rien épargner de ce qui peut contribuer à éviter une commotion populaire car les idées qui se révèlent à Quito se répandent aussi à Bogotá…».
 
Ceci n’aura évidemment rien pour surprendre le lecteur qui a pu tout au moins parcourir l’étude sur Nariño, et se forme un aperçu même sommaire de son travail souterrain destiné à préparer l’émancipation dans la Vice-Royauté baignée, à l’Ouest par le Pacifique, au Nord par la mer Caraïbe.
 
Mais à Quito à l’automne de 1794 (automne est ici évidemment une façon de parler car le pays, par sa latitude, coïncidant avec l’équateur, n’a pas de saisons au sens que nous donnons à ce terme en Europe ou dans les zones moyennes de l’hémisphère), Espejo avait depuis six ou sept mois au moins, connaissance du texte en espagnol de la déclaration des Droits traduite par Nariño, imprimée clandestinement par D. Espinosa en janvier 1794. Par contre, selon toute apparence, il devait ignorer en ce même mois d’octobre, que les plans de son ami et compagnon avait échoué depuis huit à dix semaines déjà et que dès le 19 août 1794 Antonio Nariño; découvert comme auteur de l’audacieuse et subversive traduction avait été jeté dans la prison du quartier de cavalerie à Bogota.
 
Pourtant, une fois abandonnées, comme nous l’avons vu, la procédure et les manœuvres employées contre le maître d’école Marcelino Pérez, pour le contraindre à l’aveu, les soupçons commencèrent à se porter contre le Conservateur de la bibliothèque publique, Espejo. Cependant le Président de l’Audience, Muñoz de Guzmán, hésitait à le faire arrêter lorsque survint un incident qui d’un coup changea la face des choses et finalement perdit le Précurseur équatorien.
 
Le sujet est assez délicat et voici comment le rapporte Mgr Fedérico González Suárez, Archevêque de Quito (1911-1917), biographe de son héros ou plutôt auteur de diverses notes biographiques accompagnant les deux volumes publiés par lui des œuvres d’Espejo, jusqu’alors inédites, typographiquement parlant.
 
«Soudain les plans d’Espejo furent dénoncés au Président de l’Audience. Une grave indiscrétion de son frère Juan Pablo, membre du clergé les avait, en heure néfaste, révélés. Juan Pablo était de mœurs en aucune façon conformes à la sainteté de son état sacerdotal que probablement il avait embrassé sans véritable vocation de Dieu et il entretenait des relations illicites avec une jeune fille (mozuela), appelée de son nom de famille Navarete. À celle-ci, l’ecclésiastique (clérigo), c’est-à-dire ayant reçu tout au moins la première tonsure, dans ses confidences amoureuses, conta point par point tout le plan de son frère. La Navarrete s’empressa d’en faire part à sa mère qui paraît avoir été complice de la vie antichrétienne de sa fille; alarmée et inquiète la mère appela un de ses fils, prêtre, religieux de San-Francisco et lui faisant part de tout ce que la fille lui avait rapporté, le pria de décider ce qu’il y avait à faire en pareil cas. Le religieux demanda audience au Président et sous réserves, lui fit savoir ce qu’Espejo était en train de tramer: c’est ainsi que le secret du complot fut découvert de façon intempestive, quand le plan n’en était même pas bien combiné.
 
Le Président Muñoz réduisit à la prison, non seulement Espejo, mais encore son frère: le projet d’indépendance ne put faire moins que de lui donner l’alarme et de le remplir d’indignation. Cependant, un certain sentiment de prudence lui suggéra de s’arranger pour ne pas faire de bruit et le jugement criminel contre les deux Espejo fut engagé et poursuivi dans le secret le plus scrupuleux: l’ecclésiastique fut jugé par le Vicaire Capitulaire au siégé vacant…» (Estudio biográfico y literario. T. 1, pp. XXII-XXIII).
 
Notre auteur ne fait pas connaître quelle fut la juridiction compétente pour Francisco Espejo. Notons, toutefois, que d’après certaines versions, le Précurseur avait été ordonné prêtre en 1772, après avoir reçu son grade de licencié en droit civil et en droit canon. Il faut croire que cette juridiction ne fut autre que le Président de l’Audience lui-même et ses employés, qui ne se piquèrent certainement pas d’appliquer le principe de la séparation des pouvoirs. Mgr. González se borne à nous donner, en termes généraux et imprécis, un aperçu des griefs invoqués contre le Précurseur.
 
«On l’accusait de crimes contre la Religion, contre le Gouvernement du Roi et contre la tranquillité publique et le Service de Sa Majesté. On voulait faire apparaître Espejo comme un impie, comme un incroyant (descreído) imbu de toutes les erreurs irreligieuses des révolutionnaires français (5) afin de le rendre odieux au peuple (6). Dans cette accusation, il y avait une calomnie et une injustice. Espejo était un catholique sévère, sans que ni dans sa foi ni dans son orthodoxie il y eut doutes, vacillations ni mélange aucun d’erreurs contraires aux enseignements de l’Église catholique romaine. Le testament rédigé par lui peu avant de mourir est une preuve invincible de la pureté et de la sincérité de ses croyances catholiques (op. cit. p. XXIV).
 
Du reste le distingué et pieux écrivain ne nous dit rien du régime auquel fut soumis Espejo dans sa prison. Il ne fait pas de doute que le système appliqué n’ait été des plus rigoureux et même des plus cruels.
 
L’autorité avait senti la crainte, puis la peur. Par conséquent il n’est pas de procédé d’inquisition sourd et sans appareil peut-être, mais non moins terrible pour cela, qui n’ait été mis en œuvre contre le courageux patriote. Séparation complète d’avec les siens, privation de ses papiers, de ses livres, puis, peu à peu, de nourriture même. Il est avéré que, vers la fin, par un supplice renouvelé des dragonnades de Louvois, ses gardiens se relayèrent pour l’empêcher de prendre un instant de repos.
 
Comme les récalcitrants de la révocation de l’Édit de Nantes, Espejo sacrifia liberté, santé, vie même à l’impératif de sa conscience. C’est là sa dignité essentielle, son mérite incontestable qui font la valeur de sa personne morale et rendent son nom immortel.
 
Sa santé d’ordinaire plutôt robuste, ne tarda par à s’altérer assez gravement. Le régime ne se relâcha pas. Seulement quelques jours avant Noël, le moribond fut remis à sa sœur qui l’accueillit dans la maison où il expira le 26 ou 27 décembre 1795, on ne saurait déterminer de façon précise la date. Deux points seulement sont certains, c’est qu’ayant fait son testament le 23, il fut enterré le 28 décembre. Après un an de Carcere duro, il disparaissait ainsi, victime de ses convictions philosophiques et politiques, de sa foi dans l’avenir de sa patrie libre et indépendante. Sa vie de 48 ans et 2 mois avait été toute entière consacrée à l’étude et à la polémique littéraire et politique, pour la cause dont, grâce à nos écrivains et aux événements de la Révolution française il prit une conscience de plus en plus nette: la cause de l’instruction publique des progrès intellectuels et moraux, ainsi que de l’émancipation politique de son pays. L’épitre dédicatoire du Nouveau Lucien le montre bien.
 
Telle est la seule raison de la méfiance inspirée par Espejo aux gouvernants de la colonie. Ainsi s’expliquent les luttes traversées, épreuves qu’il a du soutenir et subir, sans défaillance jusqu’au bout.
 
C’est donc à juste titre qu’à celui dont le martyre devait finalement couronner l’existence, la postérité reconnaissante a décerné le beau titre de Précurseur.
 
Les lacunes présentées par le bref exposé qui précède étaient inévitables, sous peine de multiplier à l’excès les digressions dans un récit avant tout destiné à montrer l’unité de la vie d’Espejo, sa pensée directrice, les principes inspirateurs de ses actes qui se confondent avec ses écrits.
 
Sans prétendre en aucune façon combler toutes les omissions, épuiser un sujet qui comporte tant de développements possibles, il me reste tout au moins à tenter d’éclairer certains côtés encore dans l’ombre et notamment à justifier les allusions faites, à diverses reprises, à l’influence de nos écrivains sur l’esprit du descendant authentique de la race indigène dans l’ancien Empire des Incas, gagné par l’étude du latin à la culture classique, à l’idéal des humanités qui au XVIIe et XVIIIe siècles avait eu en France leurs plus authentiques représentants.
 
Or, en juillet 1767, quand Espejo, à 20 ans à peine, termina ses études de grammaire et de lettres, puis médicales, sous la direction de PP. de la Merci et des Dominicains à l’ «Université» de Saint-Grégoire il n’y avait pas un quart de siècle qu’avaient quitté le pays les savants français mathématiciens et géodésiens, La Condamine, Bouguer, Godin envoyés, dès 1735, par l’Académie des Sciences ainsi que nombre d’aides, ingénieurs, dessinateurs, avec mission de déterminer la mesure et la forme de la terre, par la longueur, à calculer, d’un arc de méridien équatorial. Leurs travaux avaient duré près de neuf années (1736-1744) et les avaient conduits d’abord à Quito la capitale, alors comme aujourd’hui, puis à Oyamburo et Cayamburo, Ibarra, Tulcán au nord, à Riobamba, Cuenca, Tarqui, au sud. Ce n’est pas ici le lieu de tente même une simple esquisse de leur œuvre capitale, magistralement exposée à diverses reprises notamment par un de leurs éminents continuateurs, M. le général Georges Perrier, Membre de l’Institut, soit dans divers articles de la Revue «Armée et Marine» en 1905-1906, soit dans une étude très complète, un véritable traité publié p. 201-508 de la Revue de Géographie de 1908 sous ce titre «La figure de la Terre»; enfin dans les publications plus récentes dans la Revue de Géographie, juillet-août 1928. Bornons nous simplement à noter comme l’a fait ressortir, d’ailleurs, M. le général Perrier, que l’activité des Académiciens ne s’est pas limitée au seul domaine scientifique. Le plus âgé d’entre eux, La Condamine avait 35 ans à peine. Le plus jeune, Bouguer venait tout juste d’avoir 30 ans. Les deux aspirants, alfereces, de la marine espagnole qui leur furent adjoints par le Gouvernement de Philippe V, Jorge et Juan Ulloa, étaient d’âge plus tendre encore.
 
Je ne puis faire ici mention que pour mémoire, pour ainsi dire, d’une tragédie, de caractère sentimental survenue à Cuenca, en 1741, par une conséquence, imprévue, autant que dramatique, des sévères opérations de haute géodésie, conduites pas les Académiciens et qui se termina para la mort de Sénièrgue, chirurgien de l’expédition.
 
Ainsi en dehors même de certaines opérations commerciales auxquelles plusieurs d’entre eux purent se livrer d’accord avec les autorités, ces jeunes Académiciens, brillants et pleins d’allant ne manquèrent-ils pas de se répandre -Bouguer cependant moins que les autres- dans la société créole où ils apportèrent la plus heureuse diversion à l’existence peu variée qui, forcément, devait être alors le partage de ces belles régions.
 
Sans doute les paysages andins étaient-ils grandioses et pittoresques comme aujourd’hui, mais sans théâtres, sans dépêches, sans journaux d’aucune sorte, sous le règne de l’Inquisition interdisant tout livre, toute publication qui ne fût pas en espagnol ou en latin, la vie intellectuelle et sociale devait revêtir, inévitablement, un certain caractère de monotonie, pour ne pas dire d’atonie.
 
Toujours est-il que le souvenir des «Académiciens» est resté là-bas très vivant ainsi que j’ai pu le constater moi-même il y a peu d’années. Plus d’un représentant de la meilleure société m’a obligeamment montré des instruments ou objets personnels, tels que montres, compas, boussoles, tabatières, ayant appartenu à La Condamine et à ses compagnons et conservés, depuis lors, dans la famille, à titre de précieuses reliques. Il n’est même pas impossible que telle marmite en fonte, à trois pieds, qui m’a été présentée à Quito et que j’ai rapportée quelque part dans mes bagages, ait été employée dans les campagnes de triangulation, 1737-1741, notamment pendant les opérations pour la mesure de la base de Oyamburo, Cayamburo. Des personnes dignes de foi m’ont assuré que l’ustensile provenait de la maison occupée par les Académiciens près de la pyramide de Yaruqui, marquant le point terme nord-ouest de la base fondamentale.
 
Ce qui est certain, c’est que la présence pendant des années, des jeunes savants avait apporté un grand renouveau dans les esprits d’autant plus avides des choses et des connaissances du dehors, qu’ils en étaient davantage privés par l’éloignement matériel que par les dispositions de lois dont le principe remontait au temps de Charles Quint.
 
Pourquoi ne pas le dire aussi? Le rôle des disciples d’Uranie au cours de leurs neuf années de séjour au cœur des Andes, prit parfois un aspect romanesque… Il est à présumer que les souvenirs laissés dans les âmes, et dans les cœurs… par les Académiciens ne contribuèrent pas pour une faible part au succès rencontré par les écrits d’Espejo, dont les premiers comme nous l’avons vu, commencèrent à circuler, sous le manteau, vers 1780, soit vingt-cinq ans après le départ des jeunes savants français et de leurs collègues espagnols, plus jeune encore.
 
Une analyse détaillée de ces travaux, ou plutôt de ces essais critiques, dont nous donnons plus loin la liste, nous entraînerait hors du cadre que nous nous sommes tracé.
 
Mais il nous paraît indispensable de relever ici un trait que nous avons déjà signalé en passant. Dans ses écrits Espejo fait preuve de lectures immenses non seulement dans le domaine de l’antiquité classique et des Pères de l’église, mais parmi les auteurs modernes, non seulement espagnols comme Feijoo, disciple de Descartes, mais encore étrangers, portugais (Verney), hollandais (Erasme), anglais (Th. Morel), allemands (P. Crescent Krisper), italiens (Muratori), et en particulier et par-dessus tout, français. C’est ainsi que, l’on rencontre constamment sous sa plume soit la discussion d’opinions soit des citations textuelles d’écrivains tels que, non seulement, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, mais encore, nous l’avons dit, Fénelon, Bossuet, Pascal, Boileau (qui lui révéla Longus, et sans doute aussi Lucien) Bourdaloue, Ant. Arnauld, Fléchier, sans parler des Bouhours, des Cheminais, des Rigault, des P. Mabillo, P. Feuillée, de Frezier (qui avait, en 1716, publié la relation d’un voyage de la Mer du Sud aux Côtes du Chili), des Gaudin, du P. Boucat, excellent théologien français (7) bien qu’aujourd’hui plutôt tombé dans l’oubli.
 
À ce propos, il nous semble entendre le lecteur s’étonner, non sans raison, du contraste, de la contradiction même, entre toutes les lectures -dans la Vice Royauté- d’auteurs de tant de nationalités étrangères et la proclamation aux colonies d’Amérique de la règle de l’Inquisition, prohibant tous livres qui ne fussent pas en latin ou en espagnol. Comment combiner ces deux ordres de faits en apparence inconciliables? Nous disons en apparence, car il faut bien admettre, en effet, que l’interdiction promulguée par l’Inquisition, n’était pas appliquée dans toute sa rigueur au Couvent de la Merci non plus du reste qu’à ceux des Franciscains, des Dominicains ou des Augustins… à la différence, peut-être, de ce qui se passait dans les couvents de femmes, tels la Concepción, le Carmel, etc. Nous avons noté déjà ces exceptions de fait en Nouvelle Grenade, en ce qui concerne Nariño. Constatons-le en toute impartialité, en toute justice à l’égard de la noble et fière Espagne, où la coutume, les mœurs ont souvent corrigé ce que la loi écrite avait de trop étroit, de trop absolu, de trop rigoureux.
 
Mais revenons à notre héros, à Espejo.
 
Son auteur préféré a été, incontestablement, l’abbé Claude Fleury, ancien secrétaire de Bossuet, qui en 1696 succéda à Labruyère, à l’Académie Française (8).
 
Cent ans plus tôt, avait commencé de paraître à Paris le principal ouvrage de ce jeune précepteur des enfants de France né à Paris en 1640 entra dans l’état ecclésiastique en 1667, après avoir été, neuf ans, comme son père, avocat eu Parlement.
 
Avant de mourir, en 1723, il fut nommé en 1716, confesseur de Louis XV enfant.
 
Donc, le premier tome de l’important écrit Histoire ecclésiastique, dont nous parlons ici, avait été publié en 1691. Fleury conduisit son sujet des origines à 1414; vingt volumes in-4°. L’œuvre fut complétée jusqu’au XVIIe siècle par le P. Fabre de l’Oratoire par le moyen de 16 nouveaux volumes formant en tout 36 tomes in- 4°.
 
Ce n’est pas ici le lieu de retracer, même en abrégé, cette attachante figure dont l’abbé Desfontaine (9) a dit: «On trouve dans M. Fleury un théologien sûr…, un juge éclairé et intègre».
 
Voici ce que le même auteur, l’un des fondateurs de la critique littéraire en France, dit au sujet des 20 volumes in-4° de l’Histoire ecclésiastique: «C’est un ouvrage dont tous les savants et les personnes d’esprit et de goût ont fait jusqu’ici beaucoup d’estime. Il renferme une critique excellente. Les extraits que Fleury donne des SS. Pères sont ce que l’on admire le plus. Il est impossible d’analyser avec plus de précision. Le style est simple, quelque fois négligé, mais presque toujours pur élégant, concis et dans le goût de l’Écriture Sainte. L’onction y règne». Voltaire porte aux nues le même ouvrage, ajoutant: «Les discours préliminaires sont fort au-dessus de l’Histoire». Pour mieux connaître la formation de l’esprit de Espejo et la valeur des jugements par lui portés sur la société qui l’entourait dans l’Audience de Quito, au temps de Charles III d’Espagne, il ne sera sans doute pas inutile d’avoir tout au moins une idée de ces discours.
 
Voici ce qu’elle que nous a donné M. Lecuy dans la Biographie Universelle (1814): «C’est le résultat et comme la quintessence de ce que l’histoire de l’Église offre de plus remarquable sur l’établissement de la Religion Chrétienne, la discipline de l’Église, les changements que cette discipline a subie, sur les croisades, la décadence des études et les révolutions de l’état monastique, le tout accompagné des réflexions les plus profondes et les plus judicieuses et écrit d’un style si serré, si nourri et si élégant qu’on n’a pas craint de dire que dans cet ouvrage, Fleury n’était pas au-dessous de Bossuet. Ces discours ont été imprimés à part dès 1708».
 
Il est du reste à présumer que plus encore que l’Histoire ecclésiastique, le Traité du choix et de la méthode des Études devint pour notre Précurseur un véritable vade-mecum dans toute son entreprise pour la réforme et la réorganisation des études dans son pays. L’ouvrage, publié à Paris, en 1686, peut être considéré comme la clé, dit Dupin, de tous ceux que cet auteur a donné au public. Traduit en italien et en espagnol, sa vogue durait encore un siècle plus tard lorsque «Le Prince jeune en publia, l’année 1784, à Nîmes, une édition considérablement augmentée et corrigée d’après un manuscrit nouvellement découvert».
 
Comme signe particulier de l’influence exercée sur Espejo par Fleury et, à travers ce dernier, par Descartes, notons avec quelle fréquence le mot de méthode revient sous la plume de Précurseur.
 
Ici le lecteur me pardonnera de laisser pour un moment, en suspens, cet exposé.
 
Nous allons faire retour sur Fleury. Mais pour faire mieux comprendre la nature des impressions et réactions que les écrits du secrétaire de Bossuet pouvaient produire dans l’esprit d’Espejo, il ne paraît pas inutile d’ajouter quelques traits à ce qui a été brièvement indiqué plus haut sur la personnalité du Précurseur, après la mise en circulation de ses premiers écrits, le Nouveau Lucien 1779 -la Ciencia Blancardina, l’année d’après.

 
IV*

Espejo avait alors trente-trois ans. Ses attaques et ses critiques contre ses confrères les médecins et contre les religieux séculiers et réguliers, en particulier, contre les Pères de la Merci, avaient forcément suscité à son endroit beaucoup de rancunes et d’inimitiés, dont la masse allait croissant. Cependant, il faut le dire, sans craindre même de le redire, ni ces attaques, ni ces critiques n’avaient été inspirées par aucun esprit de rivalité, encore moins d’animosité personnelle ou de dénigrement systématique. Les impulsions auxquelles le Précurseur a obéi n’ont pas leur source ailleurs que dans son désir du bien public, dans le sentiment, qui s’imposait à sa conscience avec la force d’un impératif catégorique, qu’il était de son devoir de citoyen de travailler au mieux être de sa Patrie. Sans connaître sans doute le mot, lui aussi s’était formé une conception de standard of life conception personnelle et non sans doute d’ordre exclusivement matériel.
 
S’il gagna donc des partisans, plus ou moins déclarés au début, il fut donc, inévitablement, à son tour attaqué, c’est-à-dire contre attaqué, surtout sous la forme d’accusations et de dénonciations au prés des autorités.
 
La précaution par lui prise de ne publier son Nuevo Luciano (le Nouveau Lucien) que de façon entièrement anonyme d’abord, puis sous le pseudonyme de Dr Javier de Cía Apestegui y Perochena, ne lui servit de rien. Notons en passant que le nom de Cía évoque la principale profession de notre Précurseur. Cía n’étant, en effet, autre que le terme d’anatomie qui désigne le coxis, la hanche. (Coxis, ou plutôt coxia, selon le terme latin classique). Dans son ouvrage postérieur le Marco Porcio Cato (1786). Espejo plaisante à ce propos et faisant parler son adversaire, déclare que l’auteur du Nuevo Luciano ne savait guère que dire du mal des autres (maldecia), faisant ainsi allusion, par un calembour intraduisible en français, à un mal du coxis.
 
Quelques années plus tard, on lui imputa, peut-être pas à tort, le point n’a pas été bien éclairci jusqu’à présent, un libellé intitulé el retrato de Golilla (1785 ou 1786), satire contre le régime Colonial et spécialement contre Joseph de Galvez, marquis de la Sonora, dont cependant, en d’autres occasions, Espejo vante l’esprit éclairé, philosophique. (Cf. pp. 104-141).
 
De toutes façons, à partir surtout de 1780, le Précurseur à la fois médecin et licencié in utroque, fils d’un modeste chirurgien barbier, en même temps administrateur de l’Hôpital des femmes, apparut aux Présidents de l’Audience et plus encore peut-être aux agents subalternes, comme un esprit inquiet, agité, subversif; les autorités cherchaient un moyen de s’en défaire, de l’expulser du pays.
 
À cet effet, l’expédition de limites au Marañón (l’Amazone) parut offrir un prétexte plausible. Aussi, lorsque la quatrième mission fut, en 1783, sur le point de partir sous la direction du premier Commissaire Dr Francisco Requena, pour l’abornement des frontières sur le Para et l’Amazone conformément au traité de Limites de 1777 avec le Portugal, Espejo fut nommé médecin de l’expédition. Il réussit à s’évader. Mais bientôt, arrêté à Ambato, il fut conduit à Quito comme coupable de grave attentat (10).
 
Cependant, il ne tarda pas à réintégrer son logement, celui sans doute de ses parents, à l’Hôpital des Femmes où, selon toute vraisemblance, il était né et, où en tout cas, il avait été élevé depuis son enfance (11).
 
De toutes façons, nous le voyons en 1785 répondre par un mémoire des plus remarquables, écrit en trois mois à peine d’octobre à décembre, à la Municipalité (au Chapitre Civil) de Quito qui l’avait invité à lui exposer les meilleurs moyens d’éviter les épidémies de petite vérole qui désolaient la ville. (Cf. infra p. 140).
 
En 1786 , il est appelé à prendre devant le Tribunal (Audiencia) de Quito la défense de deux Curés du district de Riobamba accusés, par un certain Ignacio Barreto, Alcade et principal Commissaire (Comisado) du recouvrement des Tributs, de trop multiplier les fêtes et les jours chômés. Sur ce procès, s’en greffait un autre, en recherche de paternité, intenté par un certain José Miguel Vallejo contre un haut personnage Fernando Sánchez, Doyen de la Cathédrale après avoir été Président de l’Audience, lequel aurait rendu mère une dame Francisca Chiriboga.
 
Espejo nous apprend que Vallejo tenait chez lui une tertulia -une réunion privée- de murmures (de murmuraciones). Il y apportait les «mercures et gazettes» (sic) afin de vanter les mesures adoptées par l’Empereur d’Allemagne c’est-à-dire Joseph II, chef élu du Saint-Empire Romain de Nation Germanique, contre tout l’état ecclésiastique séculier et régulier et donnait les marques du contentement le plus extrême quand il voyait que ce Souverain de l’Europe avait rompu les vœux solennels de clôture et de chasteté et réglé par ordonnances jusqu’à la discipline des Monastères et de tout le régime ecclésiastique (eclesiastica) externe.
 
Et plus loin, Espejo continue en ces termes :
 
« Sous le couvert de zèle pour la régularité dans le clergé, ils (Vallejo et ses partisans) crient bien haut que la Nation est ignorante et barbare. Ils envient, avec esprit de rébellion, la félicité des peuples soumis à l’Empereur, et ils voudraient que celui-ci présidât souverainement à leur ayant à ses côtés, non seulement un Baron de Van Swieten, mais un Voltaire, un François Baile ou leurs malheureux sectateurs. Et les curés défendus par Espejo ne veulent pas omettre ici de dire que la maison, la famille entière de Vallejo, séduite à coup sûr par quelqu’un qui se trouve y loger, acclame tantôt la catholicité intacte (ilesa) de certain tribunal de la Foi… ». Il s’agit ici de l’Empereur Joseph II.
 
Cette façon de défendre les curés, incriminés par l’Alcalde ne devait-elle pas être cause de quelque souci pour l’autorité suprême de l’Audience?
 
Malgré tout ce qu’il y aurait à glaner d’intéressant au point de vue du tableau des mœurs de la colonie d’alors, nous ne suivrons pas Espejo dans les 176 articles de son argumentation, en date de Riobamba, 6 décembre 1786.
 
Bornons-nous à noter que l’esprit naturellement observateur et critique du Précurseur trouva ample matière à s’exercer et à s’aiguiser dans les ouvrages de Fleury célébrés par Desfontaines et par Voltaire, d’accord à l’égard du secrétaire de Bossuet. Mais celui-ci, vers la même époque, trouva déjà des critiques, comme M. Lecuy nous l’apprend, dans les personnes de deux religieux flamands. L’un a dénoncé l’Histoire ecclésiastique au clergé de France, l’autre accuse Fleury de mauvaise foi.
 
Toutefois, M. Lecuy ajoute :
 
« Sans doute son histoire n’est pas sans défaut; mais elle est écrite avec impartialité ».
 
Vers le milieu du siècle dernier, l’excellent Bouillet fut d’avis que dans ce vaste traité d’histoire, les critiques son souvent excessives. Cependant Fleury devait être surtout impartial, s’il faut en croire le Régent qui, en la désignant en 1716 pour être confesseur du jeune Louis XV (alors âgé de six ans) lui dit : « Je vous ai choisi parce que vous n’êtes ni janséniste, ni moliniste, ni ultramontain ». Le jeune juriste et médecin quiténien pouvait donc adopter un guide moins sûr et moins célèbre pour s’orienter dans l’examen de la situation politique et morale de son propre pays. C’est à n’en pas douter, chez l’abbé Claude Fleury, qu’Espejo a puisé pour une part, son esprit d’innovation et découvert les principes de ses jugements sévères sur le spectacle que lui offraient trop souvent les gens d’Église, les médecins, l’état rudimentaire de l’enseignement, de l’instruction dans son pays où, en 1780, étaient encore ignorés le système de Copernic, la philosophie newtonienne!
 
Sans entrer dans l’examen du fond de la question, sans prétendre nous prononcer sur la valeur intrinsèque de l’Histoire Ecclésiastique, il ne nous en semble pas moins acquis que Fleury et ses écrits ont participé alors, dans l’esprit d’Espejo et de ses contemporains, du prestige de la France dans le monde au temps et au lendemain du Roi soleil, en cette époque où -selon l’expression due M. Emile Boutroux- le chef moral du Catholicisme, n’était autre que l’évêque de Meaux (12).
 
En 1680 lorsque, l’éducation des princes de Conti une fois terminée, Bossuet fit nommer l’abbé Fleury précepteur du Comte de Vermandois, fils légitimé de Mme de Lavallière, ce jeune «prince du Sang» avait alors treize ans; il mourut trois ans après, Amiral de France, au retour d’une première campagne (13).
 
Nous avons dit que l’abbé Fleury avait rempli auprès de Bossuet le rôle de Secrétaire.
 
Aussi bien, n’est-ce pas le cas de rapporter ici ce bruit significatif que nous trouvons dans la notice consacrée, par M. A. Chassang, à l’érudit et pieux auteur, que sa qualité de secrétaire et de protégé de Bossuet, n’empêchait pas d’être fort lié avec Fénelon. Souvent (vers 1676-1691) l’abbé Claude Fleury (né à Paris le décembre 1640) se promenait avec Bossuet, Cordemoy, La Bruyère et quelques autres, tels Claude Brunet, dans une allée du Parc de Versailles alors appelée l’ «allée des Philosophes».
 
Cette voie, en été pleine d’ombre et de fraîcheur, est bien connue de quiconque a pu quelque peu fréquenter la résidence du grand roi. Elle passe non loin de la fameuse colonnade circulaire ornée en son centre du beau groupe de l’Enlèvement de Proserpine, par François Girardon, dans la partie Nord Est du parc, entre le Tapis Vert et la route de Saint-Cyr.
 
Il serait difficile sans doute de reconstituer aujourd’hui les propos échangés entre ces grands et beaux esprits de la fin du XVIIe siècle, nommés par M. Chassang, qui déclare cependant qu’une partie de ces conversations a été notée.
 
Comment, toutefois, ces illustres amis auraient-ils pu pressentir que leurs entretiens devaient être appelés à rendre écho, un siècle plus tard au cœur des Andes, dans des régions pour ainsi dire inconnues d’eux-mêmes? Pourtant, c’est bien ce qui est arrivé. En effet, grâce à l’abbé Fleury et à Espejo, les propos des philosophes du temps de Louis XIV ont eu leur répercussion dans le mouvement des esprits habitant la lointaine et presque fabuleuse Quito à qui revient, sans conteste, le titre glorieux, mais chèrement payé, de Luz de América, Lumière d’Amérique, pour avoir la première, de toutes ses sœurs du Nouveau Continent, le 10 août 1809, proclamé l’indépendance vis-à-vis de la Couronne d’Espagne. Celle-ci, rappelons-le, était alors usurpée par Joseph Bonaparte affublé, amère dérision, du sobriquet de «Pepe Botella», sans doute pour ce motif qu’il était abstinent, qu’il n’usait, comme il est notoire, d’aucune liqueur forte.
 
Bien entendu cette « indépendance relative » selon l’expression consacrée, ne fut qu’une brève transition vers l’Indépendance absolue proclamée deux ans plus tard à Quito, en attendant de pouvoir être affirmée encore cette fois, définitivement dans la réalité, par la victoire du Pichincha, le 24 mai 1822. Notons, que dès 1811, le cri d’Indépendance absolue fut lancé à Caracas le 5 juillet, à Carthagène des Indes, le 11 novembre 1811, à Buenos-Aires le 20 mai de la même année, à Bogotá le 13 juillet 1813. Le cri d’indépendance fut lancé à Santiago du Chili le 18 octobre 1810, à Guayaquil le 9 octobre 1820.
 

V
 
Ainsi la flamme de dignité, de liberté et, par suite, de responsabilité humaine fut, nous l’avons vu, attisée dans l’esprit du Précurseur par les œuvres de nos grands écrivains des XVIIe et XVIIIe siècles tous plus ou moins sous l’influence du grand Descartes proclamant que le bons sens, ou la faculté d’user de la raison, était la chose du monde la mieux partagée. Cette flamme ne s’éteignit pas avec celui qui cinq ans plus tôt avait organisé la Société Patriotique. Celle-ci, évidemment, après le martyr et la mort de son fondateur, eut à subir une éclipse. Le foyer put rester voilé ou caché. Mais sans aucun doute, vers 1800-1802, il reprit vie et ardeur lors du voyage d’Alexandre de Humboldt tout acquis aux principes de la Révolution ainsi que son compagnon Bompland, qui tous deux, pendant deux ans, tantôt résidèrent à Quito et tantôt parcoururent l’Audience, adonnés avant tout à l’histoire naturelle, étudiant la faune et la flore, entreprenant ascensions sur ascensions au Chimborazo, au Cotopaxi, au Pichincha, au Corazón. Mais, entre temps, les savants étrangers étaient reçus dans les premières familles du pays, celles des Marquis de San José, des Larrea, des Montufar, des Jijón dont les descendants occupent aujourd’hui une place de choix parmi les citoyens de la jeune et brillante République. À Santa Rosa de los Chillos, à cinq ou six lieux de Quito, M. et Mme Jacinto Jijón et Caamaño comptant au premier rang de ce que la Société de l’Équateur compte de plus distingué, entretiennent avec un soin pieux la « chambre de Humboldt ».
 
Les maîtres de céans savent mettre une exquise bonne grâce, à en faire les honneurs à ceux qui sont admis au privilège de visiter leur magnifique résidence historique, voisine d’un établissement modèle de filature et de tissage.
 
Peu à peu, par la force même des principes et aussi, n’hésitons pas à le répéter, en vertu de l’occupation du trône espagnol par un esprit aussi éclairé que celui de Joseph, frère de l’Empereur, les préjugés s’effacèrent, la réprobation contre les principes de 1789 s’atténua beaucoup en attendant de disparaître tout à fait. Toujours est-il qu’en 1808 l’abbé Rodríguez put, comme nous l’avons dit (p.56), publier à Quito, sans être inquiété, la déclaration des Droits de l’Homme, sans doute dans le texte même de la version envoyée quatorze ans plus tôt par Nariño de Santa-Fé de Bogotá à son ami Espejo, à San Francisco de Quito.
 
Ces principes animaient à coup sûr les conjurés «créoles» au nombre de plus de soixante qui, les premiers de toute d’Amérique du Sud, n’hésitèrent pas à se dresser en face des autorités constituées. Parmi eux figuraient plusieurs très dignes et très héroïques dames. Après la nuit du 9 au 10 août 1809 passée dans la maison de l’une d’elles Manuela Cañizares, pour concerter les derniers arrangements, ils déposèrent le Président de l’Audience, proclamèrent l’indépendance relative à l’égard de l’usurpateur Joseph Bonaparte en ne reconnaissant d’autre souverain légitime que Ferdinand VII, prisonnier à Valençay. Avant même que le roi « authentique » n’ait pu ressaisir le pouvoir dans la Péninsule, l’indépendance absolue fut proclamée en Équateur comme dans les Républiques voisines.
 
En attendant, les conjurés de 1809, disciples d’Espejo, tombé pour la même cause dès 1795, devaient payer de leur vie leur foi calme et profonde en la patrie naissante. La réaction ne devait pas tarder en effet à survenir et à reprendre provisoirement l’avantage.
 
Moins d’un an plus tard, en effet, le 2 août 1810, les patriotes, hommes et femmes, la plupart appartenant à l’aristocratie, étaient dans l’ancienne chapelle des Jésuites, transformée en prison. Ils y furent massacrés sans pitié par les soldats de Real de Lima, envoyés spécialement à Quito pour cette sinistre besogne que les troupes espagnoles, en garnison sur place, se refusaient à exécuter. Tel fut le prix dont ils durent payer leur audace de 1809 qui valut à leur patrie et, en particulier, à sa capitale Quito le titre glorieux de Luz de América, comme nous l’avons vu.
 
Les manuels d’histoire de l’Équateur citent en première ligne, parmi ces illustres victimes: Les Salinas, les Morales, les Quiroga, Riofrio, Ascazubi, Aguileira, Peña, Vinuesa, Don Juan Larrea, Cajicas, Villa Lobos. La plupart des familles auxquelles ils appartenaient figurent encore au premier rang de l’aristocratie nationale.
 
Incontestablement le sacrifice d’Espejo en 1795 avait engendré celui de ses compatriotes, consommé quinze ans plus tard, dans l’ancienne Chapelle des Jésuites près de la place principale (Plaza Mayor), disparue depuis 1910. D’après tous les témoignages cet édifice était remarquable tant par son style que par la technique parfaite, la solidité de sa construction. Les émouvants souvenirs qui s’y rattachaient, sa grande valeur historique et morale n’auraient-ils pas dû suffire à lui faire trouver grâce devant ceux qui l’ont voué à la destruction? Ce fut l’avis de Gonzalo Zaldumbide.
 

VI
 
Cet essai a pris déjà des développements débordant son plan primitif. Pourtant le lecteur me permettra peut-être quelques mots encore, nécessaires pour achever de retracer, d’esquisser ce que fut l’œuvre d’Espejo, l’action exercée, tant sur ses contemporains que sur la postérité, par cet esprit vigoureux et ardent, d’ascendance presque purement indigène et qui subit de façon si sensible et marquée, l’influence de nos penseurs et de nos écrivains.
 
Après examen impartial des faits, et surtout après lecture attentive des écrits du Précurseur, le courant d’induction que firent naître en lui nos idées, le rayonnement de notre civilisation ne saurait être mis en doute.
 
Cette attraction fut renforcée, rendue plus sensible, par les événements des quatre ou cinq premières années de notre Révolution. Espejo vécut jusqu’au début de IV de l’ère républicaine. Évidemment, pendant les douze mois de sa prison, il fut entièrement séparé du monde extérieur, incomunicado, selon l’expression castillane en pareil cas. Quand les nouvelles pouvaient encore lui parvenir, soit tout au plus jusque vers novembre ou décembre 1794, elles n’arrivaient qu’avec bien des mois de retard, de façon fragmentaire, incomplète. Elles n’en étaient que plus avidement accueillies et commentées avec ardeur dans les petits cercles d’initiés! L’exemple d’une des premières nations de l’univers tenant, à la face du monde, son serment de vivre libre, c’est-à-dire de se donner à elle-même ses propres lois, ou de mourir, eut le don d’enflammer non seulement à Quito, Bogotá, mais encore à Caracas, Medellín, Carthagène, Lima, Santiago, Buenos-Aires, Rio-de-Janeiro, les esprits, les cœurs aspirant à l’émancipation, à l’indépendance.
 
Comment s’en étonner?
 
Cependant, il y a peu d’années, fut rendu publiquement à Quito un verdict en sens contraire ou du moins en opposition assez nette avec l’opinion et les faits qui viennent d’être relatés.
 
En 1922, en effet, un jury comprenant outre le recteur de l’Université, plusieurs personnalités du haut enseignement, fut appelé à décider, quant à l’attribution de la médaille d’or Coubertin, entre deux camps d’étudiants ayant désigné chacun six orateurs, trois titulaires, trois suppléants, chargés de soutenir, les uns, l’affirmative, les autres, la négative dans un débat public sur le thème suivant:
 
«Les courants philosophiques et littéraires de la France au XVIIIème siècle ont-ils exercé ou non, une influence décisive sur le mouvement d’émancipation de l’Amérique du Sud?»
 
L’après-midi du 18 mai, la séance fut tenue dans la belle salle du théâtre de la ville, en présence d’une brillante assistance comprenant le Président de la République, une partie du Corps diplomatique, l’élite de la Société de l’Université.
 
La palme, c’est-à-dire la médaille, fut décernée au groupe de six orateurs qui s’était prononcé pour la négative.
 
Le jury eut soin, il est vrai, de déclarer que sa décision se rapportait avant tout à la forme, au mérite oratoire, non pas au fond des débats.
 
En pareille matière, plus d’un auditeur déçu, dans le public, considéra la distinction comme assez subtile, assez spécieuse estimant qu’en l’espèce, le fond devait l’emporter sur la forme, d’autant plus que l’équipe ayant fait sienne la thèse de l’affirmative, de la prépondérance de l’influence française dans l’émancipation des nations sud-américaines, non seulement n’avait nullement paru au dessous de sa tâche, mais s’était montrée en l’état de soutenir avantageusement la comparaison avec ses adversaires, quant à la netteté du discours et au talent de l’élocution.
 
Toujours est-il qu’une correspondance privée, engagée à ce propos avec M. Camilo Destrugge, bibliothécaire de la ville de Guayaquil, historien estimé, partisan, en l’espèce, de l’opinion ratifiée, si ce n’est approuvée, par le jury, aboutit à cette révélation plutôt inattendue que lui-même M.C. Destrugge, l’honorable contradicteur -niant la prépondérance de la Révolution française dans le mouvement d’Indépendance en Amérique méridionale- comptait parmi ses arrière-grands-pères l’un des volontaires ayant donné l’assaut victorieux à la vieille Bastille, le 14 juillet 1789!
 
Ce coup de force, ce mouvement d’insurrection rapide et comme spontané, possède évidemment un caractère qui lui est propre, qui le distingue des autres. Ne se présente-t-il pas à nous Français et au monde en général, comme l’affirmation triomphante, dans les faits, du principe essentiel, du principe fondamental de la souveraineté du peuple? Si, en un sens, l’émeute du 14 juillet 1789 garde surtout dans l’histoire une valeur symbolique, elle n’en constitue pas moins un événement positif. C’est le bond en avant, l’initiative, le choc indispensable pour déterminer le passage de l’ancien régime au nouveau. Sans cette secousse, nul ne saurait dire quand se serait produit l’avènement du nouvel ordre des choses, en dépit de la célèbre apostrophe de Mirabeau, dans la Salle des Menus Plaisirs, le 22 juin 1789, suivie de la déclaration catégorique de l’astronome Bailly: «La nation assemblée n’a point d’ordre à recevoir».
 
Or, dès le 11 juillet, La Fayette avait proposé à l’Assemblée Nationale une déclaration des droits presque identique au modèle de Philadelphie du 4 juillet 1776. Mais l’adoption de fut obtenue, le 28 août, qu’après l’intervention, fin juillet, de l’archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, chargé de refondre le texte et de présenter le rapport et surtout, après celle du pasteur Rabaud Saint-Étienne, au début d’août, qui, par son amendement fameux, fit inscrire l’article 10, garantissant la liberté de conscience.
 
Le Roi, comme il est bien connu, ne signa qu’à son corps défendant, le soir du 5 octobre, après la marche des Parisiens et des Parisiennes sur Versailles. Louis XVI dut céder à la pression populaire représentée, incarnée pour ainsi dire, en la personne de La Fayette, en celle aussi de Jérôme Pétion de Villeneuve, député de Chartres.
 
Le lecteur sait le reste. Comment les monarchies héréditaires et autocratiques se liguèrent, sur le continent européen, contre un peuple qui prétendait, à l’instar des Pilgrim Fathers, de novembre 1620, au Cape Code, Virginie, se donne à lui-même ses lois; comment, au cri de la « liberté ou la mort », ce peuple répondit à Valmy au défi qui lui fut formellement lancé le 28 juillet 1792 par le célèbre manifeste de Brusnwick, dicté en partie par des émigrés.
 
Le 15 juillet 1789, après avoir introduit le blanc de l’ancien pavillon royal, entre le bleu et le rouge, couleurs de la Ville de Paris, La Fayette, depuis six ans retourné d’Amérique, à la veille d’être nommé au Commandement de la Garde Nationale, s’écria: « Cette cocarde fera le tour du monde »! Or, pourquoi cette parole vibre-t-elle encore dans l’Histoire parmi les peuples libres, si elle ne s’applique pas aux Droits de l’Homme en même temps qu’à la Cocarde elle-même, aux principes signifiés proclamés, en même temps qu’à leur signe matériel?
 
Évidemment, il ne s’agit pas de présenter ici la Déclaration de 1789 comme quelque chose de parfait, d’absolu, d’immuable. Il est clair que le texte célèbre présentait des lacunes. Il y manquait notamment la reconnaissance du droit d’association, qui doit attendre, en France, cent douze ans tout au moins un essai de statut légal.
 
Mais un fait subsiste cependant: Si tant de Français et même tant d’étrangers au service de la France ont versé leur sang pour le drapeau tricolore, c’est que celui-ci dés, l’origine, a été le symbole des Droits de l’Homme –double fondement de la personne humaine, laquelle mérite d’être traitée comme une fin en soi, ainsi qu’en vers le même temps, Emmanuel Kant le proclamait à Riga, puis à Königsberg.
 
Notons, détail significatif, que la première traduction française de la Critique de la Raison Pure devait paraître à Metz en 1801.
 
Le Musée Carnavalet conserve dans la Salle de la Convention une petite miniature sans grand mérite artistique, reconnaissons-le, mais qui retient cependant l’attention. On peut y voir un arbre vert surmonté du bonnet phrygien et gardé de chaque côté par un soldat. Au-dessous, cette légende: la liberté a été planté par la République armée (14).
 
Le sujet ne prête-t-il pas à la méditation politique? En Europe, Valmy 20 septembre 1792, Jemmapes 10 novembre 1792, Fleurus 26 juin 1794 et bien d’autres victoires, par exemple celle qu’a remportée Dugommier au Fort St-Elme le 30 avril 1794 au camp du Boulou, où 200 pièces de canon tombèrent entre nos mains, répondirent de cette vérité même auprès des sceptiques, cachés derrière les adversaires. (Cf. pp. 8, 132).
 
Faut-il rappeler que dès le 18 décembre 1793 Toulon avait été repris par Bonaparte aux Anglais?
 
Il serait intéressant de connaître la date exacte de cette œuvre, reflet de l’état d’âme de l’artiste en présence des événements du jour, à l’heure où les menaces de l’étranger exaltaient plus vif encore le sentiment national français.
 
Par une rencontre qui, semble-t-il, vaut la peine d’être relevée, le Pays Basque, berceau de la famille de Bolívar, a pour emblème un symbole de liberté, emprunté, lui aussi, au règne végétal, l’arbre de Guernica.
 
Quant à Espejo et Nariño, il y a lieu de croire qu’ils n’avaient pas ignoré les nouvelles militaires et que celles-ci ont contribué à les confirmer dans leurs résolutions, à les déterminer à agir conformément à leurs convictions.
 
Elles produisirent d’autant plus d’effet que les revers de 1793, Nerwinden au Nord, Perpignan au Sud, n’étaient pas restés sans écho dans l’Amérique du Sud.
 
Si Espejo avait pu lire l’avenir, les glorieux succès des Républicains, des patriotes à Chacabuco 12 février 1817, Maipu 5 avril 1818 et à Boyacá 7 août 1819, à Carabobo juin 1821, au Pichincha 24 mai 1822, à Junín en août 1820 et Ayacucho 9 décembre 1824 auraient fait tressaillir son cœur, en assurant le triomphe définitif de la cause à laquelle il s’était voué corps et âme. Cette consolation ne manqua pas à Nariño qui connut les victoires de ses compatriotes, sauf les deux dernières, celles de Bolívar à Junín, de Sucre à Ayacucho.
 
Une fois de plus, l’événement a justifié le merveilleux symbole inventé, voici deux milles années, par le génie grec et que Lucien, l’auteur aimé entre tous, préféré sans doute, par Espejo, nous rapporte dans une page célèbre: le roi des Dieux, se sentant en mal d’enfantement, s’accouche lui-même d’un coup de hache sur le crâne: aussitôt surgit Minerve toute armée, casque en tête, lance en main. Ainsi, grâce aux épées du Libertador Bolívar, des San Martin, des O. Higgins, des Sucre, des Cordova, le rêve des Espejo, des Miranda, des Nariño put devenir réalité. Leurs victoires eussent été vaines si la raison indépendante n’avait pas dû présider, tout au moins à la fin, aux gouvernements des nouvelles Républiques. Et la France elle-même de 1794-1795 et années suivantes, que fût elle devenue sans un Carnot et ses collaborateurs? Quelles que soient les surprises heureuses que le destin puisse réserver au monde, l’heure n’est pas venue encore, semble-t-il, de priver de son bouclier et de son arme la sereine et pure Divinité Palas Athéné qui, de plus en plus, semble se devoir à elle-même d’inspirer politiques et législateurs aussi bien que philosophes, savants, historiens, poètes, travaillant, selon leurs forces à améliorer leurs destins, de concert, autant que possible avec les autres peuples de la Terre, frères par l’origine et surtout par l’idéal de Raison, de Charité et de Liberté. Ne nous lassons pas de le répéter, sont libres toutes les nations qui se donnent à elles-mêmes leurs lois.
 
Enfin la destinée d’Espejo, tragique en dépit du peu d’incidents, de péripéties que l’on y peut relever, n’a-t-elle pas illustré à l’avance l’axiome proclamé par Fichte vers 1810, «le moi se pose en s’opposant» (15) axiome qui, comme il est bien clair, s’applique aux « personnalités morales », aux nations comme aux individus.
 
À cet égard, en considérant les choses d’un peu haut, comme il convient, même la résistance opposée par l’Espagne aux insurrections, aux luttes engagées par ses «filles» en bonne partie adoptives, d’Outre-Mer, pour conquérir leur indépendance, a été un élément, peut-être indispensable, à la valeur, au mérite de ces nations dans leurs efforts pour s’affranchir, pour s’affirmer elles-mêmes.
 
Mais il y a plus. En un certain sens, ne peut-on pas soutenir que la participation de l’Espagne à l’émancipation de ses colonies américaines a été directe?
 
D’abord parce que nombre de ses fils se sont rangés, tels l’abbé Mutis, du côté des «républicains» et même Artigas, bien d’autres encore, ont combattu pour l’Indépendance.
 
Puis, par le mérite de la culture classique, que les ordres religieux contrôlés par elle, Dominicains, Jésuites, Franciscains, Augustins… ont transplantée et propagée dans tous les principaux centres des Vice-Royautés, Audiences, et Capitaineries du Mexique à la Patagonie. Citons, comme exemples, les collèges du Rosario à Bogotá, de San Gregorio à Quito et l’Université de San Marcos à Lima. L’antiquité classique, représentée surtout par les Cicéron, les Horace, Virgile, Tacite, Térence, Quintilien a exercé là-bas une action qui, pour impondérable qu’elle fût de sa nature propre, n’en a pas moins été essentielle, toute puissante. Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre la démonstration complète de pareille assertion. Il suffira de l’énoncer comme paraissant appelée à ne rencontrer que peu de lecteurs réfractaires. (Cf. p. 162).
 
** Édouard Clavery Trois précurseurs de l’indépendance des démocraties sud-américaines: Miranda (1750-1816), Nariño (1765-1823), Espejo (1747-1795), 2° édition revue et augmentée; imprimerie Fernand Michel, Paris, 1932; pp. 65-172.
 

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