De même qu’Espejo, nous l’avons vu, doit tant à Lucien de Samosate ou, ce qui revient au même, à l’idée qu’il s’en faisait, -un Miranda ne s’explique pas sans Plutarque, un Nariño, un Camilo Torres sans Cicéron, sans Tacite, sans Marc Aurèle, non plus que sans Virgile, sans Lucain, sans Horace même, qui, lui aussi, a combattu à Pharsale.
Ainsi, par l’action des religieux fils, les uns de Saint-Dominique, né à Calahorra dans la Vieille Castille, les autres d’Ignace de Loyola, Basque, qui l’un et l’autre n’ont trouvé leur plein développement qu’en France, la vertu et -si vous vous voulez-, la grâce de ces grands esprits, de ces grands cœurs de Rome et d’Athènes se sont propagées un siècle après Colon, jusqu’au Nouveau Monde, de l’Atlantique au Pacifique, jusqu’au cœur de la Cordillère des Andes. En dernière analyse, l’indépendance de l’Amérique Latine est un triomphe de la culture classique soutenue par les armes de la République française, dont les victoires ont animé les Bolívar, les San Martín, leurs lieutenants et leurs soldats, parmi lesquels figura, avec honneur, disons-le une légion irlandaise.
Ceci posé afin de rendre justice à ceux qui, dans les Collèges de Caracas, de Bogotá, de Quito, de Lima, de Buenos-Aires, de Santiago du Chile et ailleurs encore, dans ce vaste Continent, furent les éducateurs, les maîtres des Próceres (Précurseurs), à ceux qui, les premiers, se sont dévoués à la cause de l’Indépendance, -il n’en reste pas moins manifeste que, pour le réveil des âmes enfermées, cloîtrées, par l’ancien régime aux colonies, que l’Inquisition d’Outre-Mer tentait de maintenir sinon sous l’éteignoir, du moins sous le boisseau (16), quelque secousse, tout au moins, quelque étincelle du dehors étaient nécessaires. Á ce prix seulement ces belles contrées du Mexique à la Nouvelle Grenada, au Pérou, au Chili et à la Plata purent sortir de leur torpeur, de leur demi-léthargie. Ce fut d’abord les échos de l’Indépendance des États-Unis, mais l’effet n’en fut qu’assez faible. Dans le sud du Nouveau Continent, il n’en alla pas de même de la Révolution française, dont la formidable éruption volcanique eut, du reste, ses répercussions dans le monde entier. Du moins, le phénomène est hors de doute en ce qui concerne l’Amérique méridionale. L’initiative de 1789 a inspiré tous ceux qui du Mexique à la Terre de Feu ont, de 1794 à 1824, milité souvent jusqu’au suprême sacrifice, sous la bannière de la Liberté, de l’Idéal politique inclus dans la formule de la Souveraineté du peuple. Leurs souffrances et leurs efforts menés jusqu’au triomphe final, n’ont pas d’ailleurs, été sans servir -comme en vertu d’une sorte de choc en retour- la même cause en Europe, ainsi qu’il serait facile de le montrer, si ce n’était sortir de notre sujet (17).
D’autre part, n’avons-nous pas vu le rôle joué à Bogotá et à Quito par les sociétés patriotiques (ou économiques) des amis du pays, sociétés dites également, et non pas seulement par pure antiphrase, Écoles de la Concorde? Ce rôle, pour brève, éphémère même ait été sa durée, a-t-il été pour cela moins positif. Ces créations, un peu artificielles admettons-le, n’ont-elles pas permis aux éléments les plus instruits, les plus cultivés, les plus influents, des diverses régions, berceaux des futures nations, de se rencontrer, d’échanger des vues, de se communiquer leurs aspirations communes, vagues et confuses au début, plus précises par la suite, surtout après 1789, en un mot de prendre conscience d’eux-mêmes?
Or, nous l’avons signalé, mais il ne sera plus superflu d’y insister, le point de départ, l’origine, le principe en quelque sorte de ces groupements, de ces associations laïques n’est pas à chercher ailleurs que dans la pensée des souverains philosophes, les Charles III, les Joseph II, les Frédéric II (18). Eux-mêmes ont lancé parmi leurs sujets, leurs «vassaux», cette idée destinée à proliférer par la création, dans chaque cité principale, d’un centre d’attraction, d’un noyau coordonnant en quelque sorte, faisant converger dans la spontanéité et la liberté, en un foyer approprié, les volontés auparavant discordantes, désunies, s’ignorant elles-mêmes, les rayons jusqu’alors épars et dispersés.
Et de même que, selon l’antique adage, peu de science éloigne de dieu, beaucoup de science y ramène, la vie et la mort des Précurseurs ne nous démontrent-elles pas que de toutes façons, si peu de réflexions et peu d’expérience éloignent de la philosophie, beaucoup d’études, de méditations et d’épreuves y ramènent?
Puisse le lecteur ne pas rejeter une telle conclusion. Celle-ci n’aurait pas -du moins j’en nourris l’illusion- encouru le désaveu de mon cher et vénéré Maître V. Brochard, dont la vive et puissante intelligence, voici vingt ans, a été de rejoindre aux Champs-Élysées, non seulement les âmes des Socrate, des Platon, des Aristote, mais encore celles des Pyrrhon, des Carnéade, des Chrysippe, des Speusippe qu’il avait su, de façon si pénétrante, analyser, comprendre et nous faire comprendre, dans un livre de premier ordre sur les Sceptiques Grecs, ouvrage où la vigueur de la pensée, la profondeur, la sûreté de l’érudition n’ont d’égales que l’élégance de la forme.
Et l’un des plus brillants parmi les disciples du maître regretté, M. Léon Brunschvicg, maître à son tour, n’a-t-il pas, dans un de ses plus récents et remarquables livres, le Progrès de la Conscience, écrit à propos de Manuel de Philosophie Moderne de Jules Renouvier que: « cet ouvrage marque seulement le début d’une entreprise philosophique qui devait pendant plus d’un demi siècle, présenter le spectacle d’une infatigable curiosité à parcourir tous les horizons de la pensée, d’un inexorable scrupule vis-à-vis de soi-même et d’un prodigieux effort pour se réformer et se redresser soi-même» (non souligné dans le texte).
Et plus loin, l’œuvre d’un Jules Lachelier Fondement de l’Induction, l’article du même auteur «Psychologie et Métaphysique», inspirent à M. L. Brunschvicg ces réflexions bien dignes de retenir l’attention: «Cette étude dégagera dans toute sa clarté ce qu’avait été le ressort de la spéculation chez Spinoza, chez Leibnitz, chez Kant: l’intériorité de la raison universelle à une conscience capable, par son propre progrès, de se révéler à elle-même son autonomie et son adéquation». Descartes, l’auteur du Discours de la Méthode, débutant par la sentence sur le bons sens, «la chose du monde la mieux partagée», n’eut pas écarté, semble-t-il un tel commentaire.
VII
Ces belles et significatives observations, nourries de psychologie expérimentale et aussi bien, rationnelle, une fois transportées sur le plan politique, à l’échelle des peuples et des États, s’il m’est permis d’en risquer l’hypothèse, ne peuvent et ne doivent-elles pas s’appliquer également à l’œuvre des Précurseurs, non seulement de ceux qui font l’objet de la présente étude, mais à celle de tous leurs émules de l’Amérique du Sud, de l’Amérique Latine, expression géographique qui, dans la réalité politique se traduit par vingt ou vingt-et-une Républiques, dont l’Histoire tend à justifier le mot cher au regretté Anatole Leroy-Beaulieu: la liberté est comme la lance d’Achille, elle guérit les maux qu’elle a faits. Les vingt ou vingt-et-un drapeaux de ces États maîtres de leurs destinées ne nous apparaissent-ils pas comme les symboles d’autant de consciences nationales, en même temps comme les glorieuses synthèses des luttes extérieures et intérieures, des sacrifices immenses qui seuls ont permis à ces hautes entités matérielles et surtout morales, de s’affirmer dans le monde?
Quel est le polémiste d’Outre-Rhin qui, en 1919, a prononcé sur le formidable drame qui venait de déchirer l’Europe et s’était dénoué par une nouvelle tragédie, dans son pays, cette sentence à la fois énergique et rigoureusement précise: «Cette guerre, avec les luttes intérieures qui l’ont suivie, a été l’accouchement sanglant de la liberté politique allemande?»
Afin d’évoquer encore, en terminant, la figure du Précurseur, auquel est spécialement consacré le présent essai, citons deux passages de la Ciencia Blancardina (écrite, rappelons-le, en 1780) où la prédilection d’Espejo pour la France, c’est-à-dire pour les écrivains de notre pays, se manifeste de façon non équivoque. Dans le troisième dialogue, traitant de l’Étude et de l’interprétation des Écritures, Murillo, l’un des interlocuteurs de Blancardo (figurant par dérision de P. Arauz, de la Merci) s’exprime ainsi:
«Des sciences et des arts se rencontrent en France, en Angleterre, en Hollande, en Italie et en Allemagne…» El Mera qui représente plus particulièrement Espejo reprend: «Que ne donnerai-je pour entendre parler un Bossuet, un Erasme, un Agrippa !» (p. 112).
Un peu plus loin, le même, après avoir rappelé que, selon Plutarque, la politique est l’art de gouverner les cités et les royaumes, cite Fleury, de cette manière: «Il ne m’étonnerait pas de vous voir passer juriste, c’est-à-dire connaître une jurisprudence particulière comme citoyen. C’est celle que Fleury (dans son traité du choix et de la méthode des études) désire voir posséder par tout homme. Il se réfère également, sur le même sujet à l’abbé Terrasson qui déclare que le Droit, en général, et spécialement l’ancien droit romain, ont leur source dans la Philosophie et l’Histoire.» (Ciencia Blancardina p. 115).
La Politique est une partie de la Philosophie (p. 118). Même de nos jours, pareille sentence ne paraît-elle pas aventurée ?
Mais passons au sixième dialogue, traitant des panégyriques, des oraisons funèbres. Nous y retrouvons le Dr Mera formulant de façon catégorique son opinion: «La France, principalement, qui a été et est le théâtre des sciences, qui a su en rétablir l’ancienne élégance, demeure le dépositaire fidèle de la véritable éloquence». Il continue en témoignant son admiration, non seulement pour les Neuville, Bourdaloue, Massillon, Mascaron, Fénelon, Fléchier, Bossuet, mais encore pour les Thomas, les Fontenelle qui ont écrit les éloges de lettrés et de savants, non seulement de France, mais encore d’Angleterre, d’Allemagne, de Hollande. De Thomas, il apprécie spécialement les panégyriques du Dauphin de France, de Descartes, du Sully Op. cit., pp. 234-235.
Ailleurs, enfin, le médecin de Quito témoigne connaître les écrits de Voltaire, des Montesquieu, des Rousseau (p. 138). Mais, en même temps, il ne se laisse pas dominer par eux. Il ne se laisse pas aveuglément insuffler leurs vues. Il les confronte, au contraire, avec celles d’un Montaigne, d’un Descartes, d’un Pascal, d’un Bossuet et de ceux qui, vers le temps où le Roi Soleil régnait dans toute sa gloire, fréquentaient le parc, alors tout neuf de Versailles et spécialement l’allée qui depuis, par faveur spéciale, reçut en baptême, un nom évoquant les entretiens des philosophes Bossuet, La Bruyère, Fleury, Cordemoy venant, vers la fin du XVIIe siècle échanger, sou les ombrages naissants, les fruits de leurs méditations et leurs réflexions sur les événements du jour.
Ce qui est digne de remarque, chez Espejo, c’est qu’en dépit de sa formation, de caractère plutôt scolastique, aux mains des PP. de la Merci et des Dominicains, l’élément livresque ne paraît pas avoir prédominé dans ses connaissances et ses réflexions. Le Précurseur ne montre que fort peu de propension à se payer de mots. Tout, au contraire, il paraît avoir constamment gardé le rôle de chercheurs qui face à face avec la nature ne se lasse plus de l’observer, de l’analyser, sans préjugés, sans idées toutes faites, mais avec méthode.
De cette attitude, tout à l’honneur de celui qui a su s’y tenir, une preuve singulière nous est fournie par l’un des traités d’Espejo, dont nous n’avons pas eu, jusqu’à présent, occasion de parler et dont il nous reste à dire deux mots.
Dans son mémoire adressé, en novembre 1785, au Conseil Municipal (Cabildo Civil) de Quito, sous ce titre Réflexions au sujet de la Petite Vérole (et de l’hygiène publique en général), le plus remarquable sans doute de ses écrits, parce qu’il y traite en toute franchise de ce qui fut l’objet des méditations de toute sa vie, depuis son adolescence, Espejo n’hésite pas à formuler l’hypothèse que voici où l’on découvre, non sans surprise et admiration, une véritable anticipation, dirait Wells, des théories microbiennes.
«Si l’on pouvait pousser plus loin les observations microscopiques, au-delà même de ce qui a été atteint par les Réaumur, les Buffon et les Needham, peut être trouverions-nous dans l’incubation, développement, situation figure, mouvement et durée de ces corpuscules mobiles, la règle qui pourrait servir à nous expliquer toute la nature, les degrés, les propriétés et symptômes de toutes les fièvres épidémiques, en particulier, de la Petite Vérole. Op. cit. p. 398 (T.II. escritos de Espejo)» (Cf infra p. 140).
La suite du texte montre qu’Espejo avait entrevu positivement (non à vrai dire sans quelque mélange d’une hypothèse hasardée et non vérifiée par la suite), le rôle des insectes dans la propagation de diverses maladies, comme véhicules de germes nocifs, entre les humains.
Mgr González Suárez, l’éditeur de notre auteur, soulignait avec raison la pénétration d’esprit peu commune, dont cette observation est la preuve. «Espejo», dit l’Archevêque de Quito, prédécesseur immédiat, du non moins digne titulaire actuel Mgr Polit Lasso, ancien élève de Saint-Sulpice, «fait présager, avec une précision vraiment admirable, les découvertes du célèbre Pasteur». Pour notre part, nous noterons surtout ici comment les travaux de Réaumur et de Buffon, par la pratique du microscope, ont contribué à orienter la pensée du Précurseur qui, sans nul doute, n’a pas mérité ce beau titre seulement dans l’ordre politique proprement dit. Espejo inspiré de Descartes et de Buffon, se montre certainement animé de l’esprit scientifique moderne, dans son principe, sinon bien entendu, dans le détail, aux développements aujourd’hui infinis.
Enfin, de ce traité qui mériterait, à coup sûr, d’être traduit entièrement en français, détachons encore ce passage où la prédilection d’Espejo pour notre pays, ses écrivains et ses savants, s’exprime en termes si catégoriques et si chaleureux qu’elle ne peut que trouver écho dans nos cœurs un siècle et demi plus tard. Après s’être associé à l’abbé Pluche pour faire ressortir les avantages, pour les véritables médecins, de la connaissance du latin et même du grec, le Précurseur continue en ces termes: «Pour ceux qui ne lisent pas le latin: les Celse, les Aroteo, les Belin, Marcian, Sydenham, Boerhaave, Van Swieten et une infinité d’autres resteront inutiles sur les rayons des bibliothèques… La même chose advint, avec les auteurs français, pour ceux qui ne sont pas en état de traduire cet idiome. Mais celui-ci renferme des œuvres de tel mérite, que celles-ci, seules, je n’hésite pas à le dire pourraient nous épargner l’étude des langues grecque, syriaque, arabe et latine. C’est un trésor inestimable que l’Histoire de l’Académie des Sciences. Nous devrions rendre grâces au ciel de ce que la noble envie, dont fut saisi le cœur du grand Colbert en voyant la gloire de l’Angleterre briller par la Société Royale de Londres, ait entraîné la fondation de l’illustre Société que nous venons de citer. En dehors de la magnifique Histoire qui comprend toutes les ramifications de la Physique, elle a donné d’autres œuvres d’Histoire Naturelle, de Physique expérimentale, de Médecine même, qui constituent une réserve immense, un «déluge» de bénéfices pour les nations, pour la santé et le maintien de l’humanité entière. Ainsi un étudiant en médecine se trouve-t-il dans la douce obligation de savoir la langue française; de celui qui ne l’entend pas, franchement on peut dire que pas davantage il entend la Médecine» (p. 484).
Faut-il rappeler ici qu’il y a un demi siècle environ le doyen de la Faculté de Médecine de Paris allait tenant, à qui voulait l’entendre, le même propos, mais appliqué à un docteur non capable, tout au moins, de lire l’allemand?
Quelle meilleure propagande les français du temps de Louis XVI pouvaient-ils désirer en faveur de la langue des Rois. Estienne, des Descartes, des Pascal, des Molières et des Voltaire? Que pouvons-nous même souhaiter de plus de nos jours, cent quarante-cinq ans après le Discours sur l’Universalité de la Langue française de Rivarol, qui sut conquérir ainsi la palme offerte par l’Académie de Berlin, en 1785, c’est-à-dire l’année même où Espejo écrivait ce qu’on vient de lire dans un coin des Andes, dans le chef-lieu de l’Audience, devenu aujourd’hui la belle capitale de l’Équateur, à 2816 mètres d’altitude. Notons que Rivarol reçut pour son écrit les félicitations du grand Frédéric, à la veille de sa mort, Frédéric, qui dès 1736 avait donné à Londres une édition de la Henriade fort remarquable avec une préface de sa main, et qui, en 1756, avait annoncé, toujours de sa plume, en notre langue, sa victoire de Rosbach, au duc de Brunswich Bevem (19).
Au moment de corriger ces épreuves, pourquoi faut-il que dans un de ces au jour le jour, dont il a le secret, M. André Lichtenberger nous apporte, sous forme humoristique, nais non moins significative (Victoire du 21 juillet) un nouveau témoignage des risques menaçant aujourd’hui la langue qui, par ses qualités intrinsèques de loyauté et de clarté, de netteté en même temps que par les mérites de ses écrivains et de ses poètes, s’est acquis tant de titres auprès de l’humanité tout entière.
En présence de ces témoignages, extraits de la Ciencia Blancardina et de ses Réflexions, Espejo ne mérite-t-il pas d’être étudié, connu en France? N’est-il pas de simple justice que notre pays tente, le premier, ou l’un des premiers, de rendre hommage qui lui est dû à celui qui savait si hautement apprécier son génie et qu’avec raison l’Équateur vénère avec reconnaissance, comme le Précurseur de son Indépendance et qui, par là, plus d’un quart de siècle à l’avance, avec les Nariño dans la Nouvelle Grenade, les José María España et ses compagnons dans la Capitainerie Générale de Caracas (20), a servi de façon héroïque la cause de l’émancipation du continent Sud Américain tout entier?
«En ce jour, 119e anniversaire de l’Indépendance du Vénézuéla (déclarée par serment solennel prononcé à Caracas, le 5 juillet 1811), au lendemain de la 154e commémoration annuelle de la Déclaration de Philadelphie proclamant l’Indépendance des États-Unis, dans «l’octave» du Millénaire du Parlement Islandais, le plus ancien du monde et à quelques semaine près, à l’époque des Centenaires de l’Indépendance Hellénique, de l’Indépendance Belge, conquises par l’initiative et par l’action de l’esprit libéral (21) inspirant les sacrifices de ceux qui luttèrent pour la cause, la firent triompher sur les champs de bataille comme eux, et d’autres avaient assuré la victoire dans les esprits.
Au même point de vue, c’est-à-dire en fait de preuves montrant la répercussion des succès obtenus par les démocraties sud-américaines dans leurs luttes pour s’affranchir 1809-1825, pour établir chez elles un régime libéral, il n’est pas inutile, semble-t-il, de citer trois articles de M. L. Aimé Martin dans le Journal des Débats des 13-16 février 1829, résumés dans le même organe, le 16 février 1929.
Plus haut, p. 77, nous avons eu occasion de faire allusion à l’une des productions encore non imprimées de la plume d’Espejo, ou à elle attribuées: el retrato de Golilla. De toutes façons, la mise en circulation de ce libelle entraîna pour le Précurseur de graves conséquences: emprisonnement en 1785 sur l’ordre du Président de l’Audience Villalengua puis, fin 1788, transfert à Santa-Fé de Bogotá, sur l’avis du Conseil des Indes à Madrid, quand fut lancé à San Francisco de Quito le pamphlet dénonçant, attaquant les abus coloniaux, incarnés en la personne de Golilla, où tout lecteur de ce temps reconnaissait ou croyait reconnaître Son Exc. Joseph de Galvez, Marquis de la Sonora, celui-ci occupait le poste de Conseiller d’État, Secrétaire Universel de l’Office (Despacho) des Indes à Madrid. Or, il est à coup sûr inattendu et il peut être assez curieux de noter qu’en cette même année 1785, le médecin Espejo dédiait spécialement, le 11 novembre, au même Marquis de la Sonora, connu pour ses idées libérales, ses Reflexiones acerca de un método seguro para evitar las viruelas, à l’état de manuscrit. Ce même travail, publié par Mgr González Suárez en 1910 (T. II. pp. 343-522), puis par le Dr Gualberto Arcos en 1930, toujours à Quito, fut dédié de nouveau, au moment où il devait être imprimé (1786), cette fois au Roi Charles IV N.S., c’est-à-dire Notre Seigneur, dit la formule, de la main même d’Espejo. Cet hommage ne paraît d’ailleurs pas spontané de la part de notre Précurseur. Celui-ci semble plutôt avoir été induit à ce geste de pure forme par l’avis d’un de ses amis, Juan José Bonicha. (V. édit. G. Arcos, p. 12).
Quelques mots sur la Microbiologie en Équateur à propos du Précurseur
Comme il ressort de l’extrait (cité plus haut, p. 114) de las Reflexiones acerca de las Viruelas, Espejo a formulé en termes qui ne laissent place à aucune équivoque, la divination, en quelque sorte, qu’il a eue de la découverte des infiniments petits, microbes et bactéries, que soixante-quinze ou quatre-vingts ans plus tard le génie de Pasteur devait révéler au monde, comme causes des fermentations et de beaucoup de maladies épidémiques.
Par une rencontre singulière, quelques jours à peine après qu’une lecture attentive du rapport remis par le Précurseur aux magistrats municipaux de Quito, en novembre 1785, m’eût permis de relever ce passage qui doit tant compter à l’actif de sa mémoire, les journaux m’ont apporté la nouvelle de la réunion à Paris, du premier Congrès de microbiologie.
La coïncidence me paraît trop curieuse et, en un certain sens, trop significative pour ne pas mériter d’être signalée au passage.
C’est ainsi que l’on peut lire dans le Temps du 23 juillet 1930:
«Congrès international de microbiologie
Le premier congrès international de microbiologie s’est ouvert hier dans le grand amphithéâtre de l’institut Pasteur, sous la présidence d’honneur du docteur Roux et la présidence effective du docteur Bordet. La Société internationale de microbiologie organisait cette très importante réunion.
Le professeur Calmette prit le premier la parole pour excuser le docteur Roux, qu’une indisposition empêche de prendre part aux travaux du congrès, salua en son nom les très nombreux congressistes et lut l’allocution que le directeur de l’institut Pasteur devait prononcer. Dans cette allocution le docteur Roux rappela l’œuvre immortelle de Pasteur et montra comment la microbiologie est, «plus encore que les autres sciences, inaltérable et de solidarité». Puis, M. Bordet donna, dans un discours très applaudi, des précisions sur l’œuvre entreprise par la Société internationale de microbiologie, qui se propose d’unifier méthodes et nomenclatures et d’assurer une collaboration constante entre chercheurs assujettis aux mêmes disciplines, puis il évoqua les bienfaits que celle-ci promettent à l’humanité.
M. Madsen, président du comité d’hygiène de la Société des Nations, parla ensuite au nom des délégués étrangers. Prirent encore la parole MM. Hahn (Allemagne), Wright (Angleterre), Sacho (Autriche), Park (États-Unis), Samarelli et Belfonti (Italie), Tello (Espagne).
Les assistants allèrent ensuite, en corps, s’incliner devant le tombeau de Pasteur.
La première séance de travail s’est tenue dans l’après-midi. On y a entendu les rapports de MM. Bordet, d’Hérelle, Ledingham, Arkwrith et Maxe Neisser».
Je voudrais que le lecteur ait l’impression qu’Espejo, le descendant de la race jadis gouvernée par les Incas, venus au monde à Quito, en 1747, mort à quarante-huit ans, sans s’être écarté de ses Andes natales, aurait été des premiers à savoir s’incliner devant le tombeau du grand Pasteur. En dehors des traités classiques, il aurait certainement pris un vif intérêt à des ouvrages tels que celui du Dr Charles Nicolle sur la Naissance, la vie et la mort des maladies infectieuses. L’auteur, membre de l’Académie des Sciences et prix Nobel de médecine, est directeur de l’Institut Pasteur à Tunis. Il a su attacher son nom à l’étude du typhus, de sa transmission, de sa destruction (22).
La patrie d’Espejo, depuis quatre ans, s’est donné pour Président un éminent maître ès-chirurgie, le Dr Isidro Ayora, dont la science et la conscience n’auraient pas manqué de lui assurer une place enviée entre tous ses confrères, chez n’importe quel peuple d’ancienne civilisation en Europe ou ailleurs.
Ce savant et praticien à la technique impeccable, véritable virtuose du scalpel, doublé d’un grand citoyen, comme je l’ai montré ailleurs (23), a été porté au poste suprême, en dehors de toute intrigue politique, par le vœu du peuple, de la nation, en vertu d’un hommage unanimement rendu au talent et au caractère de celui qui en a été l’objet.
Comment ne pas noter, en terminant, que le Dr Ayora, né à Loja au sud de la République, a été initié à la bactériologie par le savant professeur de la Faculté de Médecine de Quito, Dr Francisco Cousin Saa. Celui-ci fils d’un de nos compatriote établi dans la capitale, et d’une quiténienne distinguée par le cœur autant que par l’esprit, a été élevé d’abord à Quito, mais n’en a pas moins brillamment conquis son diplôme à la Faculté de Paris.
Le Dr Cousin, bien connu de ses confrères de France, notamment à l’Institut Pasteur où il a fait de nombreux stages, est l’un des principaux initiateurs du mouvement d’opinion qui s’est traduit par les belles manifestations officielles grâces auxquelles l’Équateur s’est généreusement associé à l’hommage rendu par le monde entier à Pasteur, lors de son centenaire, le 27 décembre 1922. À ce maître, notamment, et à son adjoint, Dr Francisco Barba, chef du Laboratoire, ainsi qu’à son élève le Dr Enrique Albornoz, non moins qu’au concours du Gouvernement, est dû le succès de la souscription ayant permis, le 24 janvier 1926, l’érection, à l’entrée du laboratoire de bactériologie du nouvel Hôpital de Quito, du buste de Pasteur soutenu par un beau piédestal aux nobles proportions.
Ce monument a été inauguré en présence du Président de la République, Dr Córdova, de même que la première pierre en avait été posée, trois ans et un mois plus tôt, par le premier magistrat d’alors, Dr José Luis Tamayo, juriste éminent, comme son successeur, et à qui dans sa digne et laborieuse retraite à Guayaquil, il me sera permis d’adresser un respectueux et bien fidèle souvenir. Procéder autrement serait de ma part pure ingratitude, car durant les quatre années de sa présidence, chaque fois que les intérêts de la France étaient en jeu, il m’a toujours été donné de trouver auprès de cette haute personnalité, Chef du Pouvoir Exécutif de son pays un facile et très sympathique accès. Cela je ne saurais l’oublier.
Quelques mois plus tard, le 19 juin 1926, mes fonctions de Ministre de France en Colombie, m’ont valu l’honneur d’assister à Bogotá, en présence du Général Président de la République et de Mme Pedro Nel Ospina, des Ministres et autorités du pays, du Corps Diplomatique, à l’inauguration d’un buste érigé dans le Laboratoire National d’Hygiène sur l’initiative de l’ancien Doyen de la Faculté de Médecine, Dr Pablo García en l’honneur du grand bienfaiteur de l’humanité dont l’effigie figurait déjà deux fois dans cette belle capitale andine à 2640 m. d’altitude; d’une part, au bord d’une des principales voies publiques, près du Parc de l’Indépendance, œuvre du grand artiste Aronson, de l’autre, à l’Académie de Médecine.
Enfin, si nous revenons en Équateur, nous aurons à constater que c’est à Guayaquil que le regretté savant japonais Dr Yosaburo Noguchi, de la Rockfeller Institution de New-York, a réussi en 1919 à isoler le bacille de la fièvre jaune, aujourd’hui complètement extirpée du pays, grâce aux travaux de cette mission accomplis d’accord, bien entendu, avec les autorités et experts de la République.
Par une autre rencontre bien digne de remarque, Édouard Jenner, né à Berkeley, Gloucestershire, 17 mai 1749, à deux ans près, contemporain d’Espejo. Déjà, dès 1780 et peut-être plus tôt, il méditait sur cette croyance répandue dans son Comté natal que la fièvre des vaches (cow pox) et la petite vérole (small pox) étaient incompatibles. Mais ses premières expériences démontrant l’efficacité de la vaccine ne sont que du 14 mai 1796, soit de dix ans et demi postérieures à l’époque où Espejo écrivait, et quelques mois à peine après la mort du critique et du patriote dans la prison de Quito, le 26 décembre 1795.
Sept ans plus tard cinglait du port de la Corogne l’expédition espagnole qui devait porter la vaccine au Nouveau Monde, don vraiment royal de la noble Mère d’Espagne, au moment où ses filles américaines allaient lui échapper politiquement.
À ce sujet, l’historien colombien D. José A. de Plaza s’exprime ainsi: «Nous devons toujours justice à qui la mérite. L’expédition philanthropique de la vaccine fera honneur au roi Charles IV et à son Ministre Godoy (déjà le Prince de la Paix). Elle a parcouru l’Amérique et a répandu ses précieux bienfaits dans la Vice-Royauté, désolée tant de fois par cette si cruelle et atroce épidémie. Le 30 novembre 1803, cette expédition partit du port de la Corogne, faisant escale d’abord aux Canaries, puis à Porto-Rico, ensuite à Caracas (La Guayra). De ce point, elle s’est divisée en deux parties, l’un se dirigeant vers les côtes de Carthagène sous les ordres du Sous-Directeur Général Dr Francisco Salvani, et l’autre avec le Directeur général Dr Francisco J. Balinis pour la Havane et le Yucatan. La Commission se composait de divers médecins et de vingt-deux enfants qui, n’ayant pas eu la petite vérole, furent destinés à conserver progressivement le précieux liquide, transmis de bras en bras et des uns aux autres, au cours de la navigation» (24).
De ce côté aussi, le fils de l’humble barbier indien de l’Hôpital des Femmes à Quito, au milieu du XVIIIe siècle, avait été, le lecteur n’en disconviendra pas, un Précurseur, dans le domaine scientifique, comme dans l’ordre politique.
Récapitulation des écrits d’Espejo imprimés jusqu’à ce jour
L’ordre chronologique n’a pas été observé et ne pouvait guère l’être, dans la publication entreprise, il y a vingt ans, à Quito, des Écrits d’Espejo.
Il n’est pas suivi dans les présentes notes où le lecteur trouvera cependant les indications requises pour le rétablir facilement. L’œuvre du Précurseur, sans être très abondante est cependant si variée, si dispersée, qu’il n’a pas paru inutile d’en présenter ici une récapitulation, une vue d’ensemble, sommaire, mais sans lacunes, montrant le contenu de chacun des trois tomes jusqu’à présent édités.
Une pensée constante anime le Précurseur, pensée née en lui dès l’âge de raison qu’il a gardée, qui l’a guidée constamment jusqu’à la fin: élever, relever la condition intellectuelle et morale de sa nation, redresser sa condition politique de manière à la rendre digne d’entrer dans le concert des Nations civilisées du monde entier. Tel est le principe d’unité entre tous les mémoires, traités, essais (sous forme de dialogues ou autres) sortis de sa plume ardente et féconde, traitant les sujets les plus divers, en apparence, depuis les principes de l’éloquence sacrée jusqu’au régime des arbres à quinquina, jusqu’à l’étude des moyens de préserver ses compatriotes de divers fléaux épidémiques. Il est encore l’auteur des sermons, de panégyriques de Saint-Pierre ou de Sainte Rose de Lima, prononcés par son frère Pablo de Santa Cruz y Espejo, prêtre qui en dépit de l’opinion rapportée plus haut de Mgr González Suárez, paraît bien avoir reçu les ordres majeurs. Autrement, le verrions-nous intervenir ici comme prédicateur dans la Cathédrale?
Notre Précurseur déclare formellement que le philosophe, patriote par définition, ne doit rien ignorer de ce qui peut favoriser la bonne organisation, la bonne gestion du gouvernement de l’État, le bien-être des populations, éléments premiers de la nation, principe et raison d’être de la République.
Du vivant d’Espejo, seuls, les neufs fascicules «Prémisses de la culture de Quito» janvier à mars 1792, furent publiés au moyen de la presse. Cela n’a pas empêché ses écrits, circulant sous forme de copies manuscrites, d’exercer sur les contemporains une influence d’autant plus grande, qu’en raison de l’ignorance de la masse, les œuvres de l’esprit, plus rares, étaient alors plus recherchées peut-être. La concurrence entre les écrivains contemporains était à peu près nulle. On se rabattait, il est vrai, sur les ouvrages de l’antiquité et ceux des étrangers. En dépit des prohibitions, les auteurs en vogue en Europe ou bien aux États-Unis, trouvaient leur chemin jusqu’aux esprits capables de s’en enquérir, avides de les connaître, dans les villes les plus reculées au cœur de la Cordillère.
Le reste des livres ou mémoires d’Espejo ne fut édité que, sous la même forme, connue par l’antiquité et le Moyen Ȃge. En dépit de leur édition forcément restreinte, ces essais, considérations sur les sujets du jour, n’en furent pas moins lus et discutés avec grande ardeur, dès le début de leur «mise en circulation».
En 1910, Mgr González Suárez, archevêque de Quito, fut, en sa qualité de Directeur de la «Société Équatorienne d’Études historiques», chargé de mettre ces travaux au jour, de nouveau, cette fois au moyen de la presse. Le savant prélat et historien eut les plus grandes peines à se procurer des exemplaires de ces écrits, en condition satisfaisante. Les originaux ont presque tous disparu. La copie alors considérée comme unique, du Nuevo Luciano fut découverte en 1909 à Bogotá par le Général Julio Andrade, alors Ministre de l’Équateur en Colombie, et qui devait, deux ans plus tard, tragiquement périr à Quito, après le drame sanglant où le Général Eloy Alfaro, Président de la République venait de perdre la vie.
Nous ne croyons pas inutile de reproduire ici, pour chacun des trois tomes jusqu’à présent édités, les titres des diverses œuvres et contenues, qui si profondément ont agi sur les esprits des contemporains et sur ceux aussi de la postérité qui s’inquiètent de savoir de quoi le présent est fait afin de considérer la meilleure manière de préparer l’avenir.
Le tome I (Imprenta Municipal Quito 1912) comprend, après une Introduction, biographie, des notes, un ensemble de considérations érudites, toutefois un peu confuses, p. II-LXXII.
Mais revenons à l’énumération des œuvres mêmes d’Espejo, contenues au tome I: Les Prémices de la Culture de Quito, Année 1791, T. I pp. 1-100. Les souscriptions sont reçues à partir du 1er novembre.
Le 1er numéro, du 5 janvier 1792, contenait une lettre d’Espejo, en date de Quito, 20 décembre, sur l’éducation des enfants. Un éloge par Mgr Pérez, évêque de Quito d’une lettre d’Espejo au P. Artieda franciscain, sur le même sujet. Le prélat recommande spécialement comme lectures pour la jeunesse: La Doctrine Chrétienne de Bellarmin, le Catéchisme de Fleury, les lettres du P. Isla Jésuite et du Pape Clément XIV, p. 291. Le fascicule IV, du 16 février 1792, contient le texte du discours adressé, de Bogotá, en octobre 1789, par Espejo au Conseil Municipal de Quito, et à un certain nombre de personnalités, sur la nécessité de fonder une Société patriotique sur le titre d’École de la Concorde. Celle-ci tint sa première séance le 30 novembre 1791. Le discours continue jusqu’au fascicule 7 et dernier.
Entre tous les autres, un passage extrait de l’article publié dans le numéro du 16 février 1792, précédent le discours envoyé de Bogotá, en 1789, prend, par sa date, un sens profondément noble et tragique, dont la portée morale en même temps que politique, ne saurait être trop exaltée. Il est bon, à ce propos, d’avoir présent à l’esprit qu’Espejo, dont l’esprit avait été cultivé par les Dominicains, dans leur Collège de Quito, était de descendance presqu’exclusivement indigène. Voici donc la traduction des paroles prophétiques du Précurseur, exprimant sa foi dans l’avenir de sa nation, encore à naître, politiquement:
«Un jour la patrie ressuscitera, mais ceux qui favoriseront sa respiration et travailleront à maintenir son existence sans doute aucun ne seront pas ceux qui ayant passé les trois quarts de leur existence en petitesses ne sont pas en état d’appliquer leurs facultés à l’étude d’objets inconnus jusqu’ici et complexes; ce seront ces jeunes gens qui fréquentent aujourd’hui les écoles avec zèle et application. En eux renaîtront les coutumes, les lettres et ce feu de l’amour de la patrie, qui constituent l’essence morale du corps politique».
De telles paroles, qu’Espejo devait signer de sa vie elle-même, moins de trois ans plus tard, après un an de carcero duro, ne méritent-elles pas d’être recueillies avec piété et reconnaissance non seulement par la Patrie même du Précurseur, mais par toutes les Patries qui vivent et croissent de plus en plus, dans l’entraide et l’harmonie, à la surface de la Terre?
Mais continuons l’analyse sommaire du Tome I.
Huit lettres de Riobamba, du 2 au 27 mars 1787; pp. 101-104.
Sous le nom fictif de Manueleta Monteverde, Espejo proteste auprès d’un protecteur éventuel, Don Juan Pérès et Covarrubias, contre les accusations injustes, dont il est l’objet.
Mémoire sur la coupe des Quinquinas, Cascarilla, dans la région de Loja, Cuenca; pp. 145-164.
Vote motivé d’un magistrat à la Cour (Audiencia) de Quito, sur le point de savoir s’il faut établir la régie des quinquina, écrit à Quito le 7 mars 1792 par Espejo pour l’Auditeur D. Fernando Cuadro; pp. 165-200.
Mémoire d’Espejo au Président Villalengua, pour protester contre son incarcération, Prison de la Capitale, Quito, 27 octobre 1787, 2e mémoire adressé, sur le même sujet, su Sr José Benito de Quiroga; pp. 203-213.
Lettre du P. La Grana, franciscain, sur les Indulgences; pp. 217-254.
C’est-à-dire, lettre rédigée par Espejo lui-même et placée par lui, par artifice, sous le couvert du P. La Grana qui eut, dit Mgr González Suárez, une réputation méritée de sagesse et de grande érudition. Quiconque connaît l’indépendance avec laquelle Mgr G. Suárez a écrit l’Histoire de l’Équateur (sept tomes) depuis les origines jusqu’en 1810 saura comprendre la valeur de cette indication, de ce jugement.
La lettre, en date du 8 avril 1780, est adressée au Sr. de Pascal de Cardenas, Couvent principal de San Francisco de Quito.
Signalons aux curieux le passage, qui dans la conclusion, débute ainsi:
«J’ai vu tout ce que Bossuet présente en défense du clergé Gallican; j’ai vu ce que lui oppose le Cardinal Orsi (de Potestate Pontificia); mais partout je trouve établi le suprême Pouvoir (Potestad) et il suffit de le nommer ainsi pour se rendre compte de ce que à quoi il s’étend et ce qu’il atteint» T.I ; p. 251.
Il s’agit de la concession des indulgences dites de jubilé, de 4 ou 5000 ans; si elles ont eu besoin de cause, juste, etc.
Le nouveau Lucien de Quito; pp. 255-570.
Deuxième édition manuscrite, dédiée le 23 juin 1779 au Sr. Don José Diguja Villagomez, ancien Président de l’Audience, par le Dr Don Javier de Cia, Apestegui et Perochena, procureur et avocat des causes désespérées.
Le point de départ de cette œuvre «écrite pour l’avancement de la littérature» fut la réaction produite dans l’esprit d’Espejo par un sermon de N.D. des Douleurs, prononcé dans la cathédrale de Quito par le Dr Don Sancho de Escobar, curé de la paroisse de Zambiza. Ce bourg, délicieux, à environ 20 kilomètres du Nord-est de Quito, est encore de nos jours habité par une population qui se distingue par ses qualités d’ordre, de travail et de propreté. Ce coin de la Cordillère Orientale est un but d’excursion attirant, à juste titre, tous les amateurs de beaux paysages et de couleur locale. De superbes cactus cierges y poussent en pleine terre à 2.500 m. d’altitude et savent faire épanouir leurs fleurs paradoxales et merveilleuses aux nuances si délicates, miracles que les parisiens ne peuvent admirer que de loin en loin, dans les serres du Jardin des Plantes.
Le Nouveau Lucien comprend une préface et neuf entretiens.
Signalons parmi les plus notables, les plus significatifs: le quatrième portant sur le critérium du bon goût, pp. 310-338; le sixième traitant de la théologie scolastique, pp. 368-412; le neuvième consacré à l’éloquence chrétienne, pp. 490-566.
Les 24 dernières pages du Tome 1er comprennent:
Deuxième lettre théologique sur l’Immaculée Conception de Marie, à l’occasion des propositions ou thèses publiées en 1792 par les Pères Dominicains du Couvent principal de Quito; pp. 575-578.
«On sait que l’Église Catholique est celle qui enseigne le sens légitime dans lequel doivent être entendues les paroles et sentences de l’Écriture».
Bibliothèque royale, 19 juillet 1792.
Plus trois notes en latin sur le même sujet. L’auteur rapporte l’opinion de docteurs de l’Église fort instruits qui ne reconnaissent pas comme article de foi l’affirmation de Mehior Cano concernant l’ «inerrantia Pontificorum Romanorum», principe du dogme de l’Infaillibilité (25); pp. 586-590.
Passons maintenant au tome II.
(Imprenta Municipal Quito 1912, por Angel de J. Ituralde).
Jugements sur Espejo. –Introduction a la Ciencia Blancardina. –Approbation donnée par le Padre Arauz à l’oraison funèbre du Dr; Ramón de Yépez, Couvent de la Merci, 6 juillet 1780; pp. I-XLVIII.
La Ciencia Blancardina. – Le titre implique une allusion ironique à la robe des PP. de la Merci; pp. 1-340.
Dédié au vénérable clergé de Quito, année 1780. Titres de Espejo (Javier de Cia, etc.) comme pour Le Nuevo Luciano.
Réflexions sur certaines épidémies. (Viruelas, Quito 1785), reproduites d’après les Mémoires de la Academia Ecuatoriana, tome 1er, Quito 1884, 2e livraison; pp. 341-524.
Mémoire rédigé sur demande expressément formulée par la Chapitre civil (Conseil municipal) de Quito, le 7 octobre 1785. Or, d’un procès-verbal du 13 décembre de la même année, il ressort que, dès cette date, les Médecins et les Frères de Bethléhem (Betlemitas) avaient présenté au conseil des plaintes contre Espejo à raison de cet écrit dont l’auteur dénonçait les abus des faux médecins et la déplorable condition de l’Hôpital.
Le titre complet est: Réflexions sur la vertu, l’importance et les convenances d’applications des propositions formulées par Don Francisco Gil, Chirurgien du Monastère Royal de San Lorenzo et de son domaine annexe (sitio), membre de l’Académie royale de Médecine de Madrid, dans sa dissertation Physico-Médicale concernant une méthode sûre pour préserver les populations des épidémies de petite vérole (de las viruelas).
Évidemment, Espejo avait cherché à se concilier, par ce moyen, l’opinion favorable d’une personnalité haut placée, en Espagne comme l’était alors le Dr Gil membre du Conseil des Indes. Viennent ensuite, dans le T. II:
Sermon de San Pedro, prêché à Riobamba, le 30 juin 1780; pp. 525-542.
Premier sermon de Sainte Rose de Lima (jusqu’à présent l’unique sainte de toute l’Amérique du Sud espagnole), 30 août 1793. Cathédrale de Quito; pp. 543-564.
Deuxième sermon, 31 août 1794. Église des Jésuites, dite encore aujourd’hui de la Compagnie; pp. 565-590.
Ces deux morceaux d’éloquence sacrées furent l’un et l’autre prêchés dans la Capitale de l’Audience par le licencié Don Juan Pablo de Santa Cruz y Espejo, frère de Francisco Javier. Le même Pablo avait prononcé à Riobamba le sermon sur Saint-Pierre. Citons ce bref échantillon du style de l’esprit d’Espejo: «Pierre, inébranlable (impávido), dans sa résistance au tumulte des opinions du siècle, fut celui qui, sans s’inquiéter de la foule qui les partageait et les soutenait, sut affronter les pouvoirs séculiers».
Il est assez curieux de noter que le ton du second de ces deux sermons est, au point de vue politique, beaucoup plus audacieux que celui du premier. N’est-il pas permis d’interpréter ce changement comme un signe, comme une répercussion lointaine, certaine cependant, du nouvel aspect des évènements militaires en Europe, beaucoup plus favorables à la Révolution Française, en 1794, que l’année antérieure? (Cf. p. 105).
Le Tome III parut, onze ans après le T. II, à l’Éditorial Artes Gráficas, Quito, 1923. En voici le sommaire: Au lecteur. Exposé historique et considération par Homero Viteri Lafronte au sujet des deux ouvrages ci-après signalés; pp. I-LVI.
Mémoire des curés du District de Riobamba, présenté à l’Audience royale de Quito pour combattre un rapport fourni contre eux par le Dr Ignacio Barretto.
Riobamba, 6 décembre 1786; pp. 12-33.
À cette date, le Mémoire fut présenté par Tomas García y Sierra, Procureur des Curés (T. III, p. XXII).
Riobamba, 6 décembre 1786; pp. 12-33.
À cette date, le Mémoire fut présenté par Tomas García y Sierra, Procureur des Curés (T. III, p. XXII).
Au pied du document a été transcrite la formule suivante, donnant cours à la procédure.
(A los Autos y Corra la Vista, que l’on procède aux actes et à l’instruction). –Dans la ville de Quito, 22 décembre de l’an 1786. Dans l’Audience des Caisses Royales par devant les SSrs Présidents et Auditeurs de ladite, Don Fernando Cuadrado, Auditeur, qui a expédié (despachado) seul- l’autre Magistrat étant occupé,- a représenté cette pétition. Ledit Sieur Cuadrado a rendu le décret ci-dessus.
M. Homero Viteri Lafronte, éditeur de ce tome III, ancien Ministre des Relations Extérieures de son pays, aujourd’hui Ministre à Washington, dit à ce propos, dans son avertissement au Lecteur:
«Pour la présente édition de la défense des Curés de Riobamba, nous nous sommes servis d’une copie ayant appartenu à Mgr. Federico González Suárez et d’une autre que nous a procurée M. Alberto Muñoz Vernaza, copies appartenant aux riches archives de M. Jacinto Jijón y Caamaño, Directeur de l’Académie Nationale d’Histoire».
Marcus Porcius Cato, ou mémoires pour la réfutation du Nouveau Lucien de Quito écrits par Moíses Blancardo et dédiés à Sa Grandeur M. le Docteur San Blas Sobrino el Minayo, Très digne Évêque de Quito, du Conseil de S.M. à Lima 1780; pp. 239-321.
«Ainsi la République conservera sa tranquillité, le Gouvernement verra ses déterminations respectées, le clergé brillera davantage dans l’accomplissement de ses fonctions et toute la Providence jouira de ses anciennes garanties (fueros) avec le renom qu’elle a toujours obtenu, d’avertie, d’éclairée, de discrète et de sage».
Mon désir eût été de donner, en conclusion, tout au moins un aperçu des œuvres restant encore à publier. Mais les savantes études et notes, si attachantes, placées en guise d’introduction par Mgr González Suárez en tête des deux premiers tomes, par M. Homero Viteri Lafronte, pour le troisième ne nous donnent, à cet égard, que des indications fragmentaires, incomplètes.
Plus haut, nous avons eu à faire allusion, à diverses reprises, à la Golilla, pamphlet qui paraît bien avoir été la cause prochaine, immédiate, de l’arrestation d’Espejo en 1787.
Voici l’aperçu qu’à propos de cet écrit nous donne M. Marcelino Menéndez Pelayo, le célèbre critique, membre de l’Académie espagnole, et dont la mort, il y a quelques années, mit en deuil les lettres castillanes:
«Entraîné par sa propension naturelle aux idées nouvelles dans l’ordre social comme dans le religieux, il fit, dans une satire postérieure au Nouveau Lucien, une censure amère du régime colonial, s’acharnant contre l’illustre Marquis de la Sonora, le même précisément qu’aujourd’hui vantent et portent aux nues les Américains et qui professait des doctrines analogues à celles qu’Espejo répandait. Cette satire, qualifiée par le Président de Quito (26), de sanglante et séditieuse, valut du Dr. Espejo une année de prison, puis un long exil à Bogotá (T. II, p. XXVIII) (27).
Au début du tome 1, Mgr González Suárez s’exprime ainsi, au sujet du même écrit:
« Espejo se complaisait à censurer et ses critiques étaient blessantes et mêmes mordantes: dès sa jeunesse, il se montre des plus enclins à l’ironie et son portrait de Golilla (28), dans lequel il censurait un haut magnat du Gouvernement colonial, fut qualifié de libellé diffamatoire».
Espejo s’est, il est vrai, défendu devant ses accusateurs d’être l’auteur de la Golilla, mais nous ne sommes pas obligés de l’en croire sur parole. Pour son érudit compagnon, Pedro Fermín Cevallos, historien estimé, l’authenticité de l’attribution ne fait pas de doute.
«L’opuscule, dit cet auteur, n’a pas été publié, mais une fois lancée la rumeur que l’écrit existait, les Gouvernants commencèrent à poursuivre l’auteur, sous prétexte de lui confier des missions honorifiques, et la Golilla, comme il est connu, fut la cause de ses disgrâces en punition du délit de n’avoir pas épargné, dans ses satires, gouvernement et gouvernants. Il semble que l’opuscule ait été écrit en 1787 car c’est alors que commencèrent à redoubler la surveillance et les persécutions contre Espejo terminant par son exil à Santa-Fé». (T. II; pp. XX-XXI).
Nous avons vu que cette expression d’exil n’est pas exacte en l’espèce, attendu que c’est sur sa propre demande qu’Espejo fut transféré à la capitale de la Vice-Royauté où il espérait trouver, comme il advint, en effet, plus de largeur d’esprit et d’impartialité. Le Conseil des Indes, en faisant droit à sa requête, rendit un service signalé non seulement à Espejo personnellement, mais à la cause même de l’Indépendance des Colonies vis-à-vis de la Couronne royale en Amérique, puisque ce voyage eut pour principale conséquence de mettre le chef, l’animateur par anticipation des «patriotes», de San Francisco de Quito en contact avec ses «coreligionnaires » de Santa-Fé de Bogota.
À la fin de son Avis au Lecteur –savante et instructive étude de 56 pages placée en tête du T. III- l’érudit éditeur, par M. Homero Viteri Lafronte, ancien Ministre des Relations Extérieures (1923), aujourd’hui ministre de l’Équateur à Washington, annonce formellement la publication prochaine, en un tome IV, «des écrits inédits d’Espejo que nous possédons encore». Mais, à ma connaissance, ce volume n’est pas encore sorti des presses et quant à son contenu, en dehors de la Golilla dont nous venons de parler, nous sommes réduits à de pures conjectures. Il y a lieu de penser qu’il comprendra quelques pièces de correspondance, des mémoires et autres éléments propres à mettre en pleine lumière toutes les circonstances critiques de la vie psychologiquement dramatique du Précurseur et ainsi que les lectures dont son esprit, son jugement ont opéré la synthèse -déterminé la résultante.
À la fin de l’avertissement plus haut cité, l’érudit successeur de Mgr González Suárez dans la publication des Écrits d’Espejo, tâche vraiment lourde et complexe, entreprise il y aura bientôt vingt ans, s’exprime ainsi:
«Dans le tome IV qui paraîtra bientôt, comme celui-ci, grâce à la munificence du Directeur de l’Académie Nationale d’Histoire, M. Jacinto Jijón y Caamaño, seront publiés les écrits inédits de Espejo que nous possédons encore ainsi que les documents et études biographiques et critiques propres à aider à faire mieux connaître la vie et l’œuvre de l’éminent et immortel Dr Don Francisco Javier Eugenio de Santa Cruz y Espejo».
Cet avertissement ne porte pas de date, mais le volume, nous l’avons dit, est au millésime de 1923.
** Édouard Clavery Trois précurseurs de l’indépendance des démocraties sud-américaines: Miranda (1750-1816), Nariño (1765-1823), Espejo (1747-1795), 2° édition revue et augmentée; imprimerie Fernand Michel, Paris, 1932; pp. 65-172.
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