domingo, 12 de mayo de 2013

Hommage aux mérites de Danielle Pier


Par Claude Lara 

«… Tu as réalisé la traduction. Pourquoi un large public français ne bénéficierait-il pas de ce travail d’un immense intérêt? Qui viendra reprendre aujourd’hui ces belles et bonnes tâches après toi? » J.M

Cette phrase mise ici en exergue nous a vraiment interpelés! (1) 

La traduction est une facette majeure de notre blog, en se rapportant aux échanges culturels entre l’Équateur et la France. Cette phrase nous a aussi motivés à rendre justice à Danielle Pier et ce à deux niveaux: en faisant mieux connaître son œuvre de traductrice des lettres équatoriennes et en mettant en valeur son «véritable coup de cœur»:«elle a aimé les lettres équatoriennes et elle répondait de tout son cœur à ceux qui voulaient la mettre à contribution pour traduire des ouvrages en langue espagnole» (2).

Nous avons donc décidé de lui rendre hommage, en publiant: «une vie de courage, de droiture et de fidélité», texte émouvant et riche, que nous avons choisi d’accompagner des très belles traductions des poèmes du grand écrivain équatorien, Gustavo Alfredo Jácome.

Une autre partie de cet hommage sera consacrée à la traduction du livre en français de: Viajeros Franceses al Ecuador en el siglo XIX/Des voyageurs français en Équateur au XIXe siècle et nous poursuivrons notre dessein avec un texte inédit, cette fois-ci en espagnol, intitulé «Indigenismos literarios y reformas agrarias en las obras de J. Lara, M Scorza y G.A. Jácome» (3).

(1) Texte de Jean Mallière: «une vie de courage, de droiture et de fidélité», écrit à l’occasion de la cérémonie d'adieu à Danielle Pier à Anthony.

(2) Lettre de Jean Mallière à Darío Lara, Sauville le 20 juillet 2004.

(3) «Indigénismes littéraires et réformes agraires dans les œuvres de J. Lara, M Sorza et G.A. Jácome» Cette thèse a pour but de montrer comment trois romanciers: Jésus Lara, Bolivien, Manuel Scorza, Péruvien et Gustavo Alfredo Jácome, Équatorien, ont renouvelé le courant littéraire indigéniste. Ils ont été peu étudiés par rapport aux «classiques» indigénistes des années trente-quarante. La filiation indigéniste des auteurs et leur créativité justifient une telle démarche.
La première partie rappelle l’état de la question: évolution de l’indigénisme avant et après les réformes agraires dans les trois pays; bilan nuancé de l’indigénisme littéraire et ses prolongements dont s’inspirent leurs auteurs (deux premiers chapitres). Le troisième chapitre situe chaque romancier dans son contexte régional, montre son approche personnelle du problème indien et ses distances prises aves les indigénismes politiques. La deuxième partie met en relief la création romanesque dans les œuvres des trais auteurs. Elle repose sur une analyse comparative des personnages, de l’espace, des langages et des techniques littéraires. L’étude de l’élaboration et des fonctions des personnages révèle les rapports entre réalité et fiction; l’analyse psychologique des comportements montre le climat humain suggéré par les œuvres. Le chapitre sur l’espace étudie les degrés de mimétisme et de déviance par rapport à une réalité extra-textuelle, puis la toposémie fonctionnelle; la portée symbolique de l’espace est ensuite dégagée. Le dernier chapitre étudie les créations langagières, distingue les notions de bilinguisme et de diglossie, analyse l’art poétique des trois auteurs et les manifestations du réalisme magique chez Scorza et Jácome.
Les romanciers choisis ont ouvert de nouvelles perspectives au niveau des thèmes et de l’écriture. (D.P).

DANIELLE PIER: UNE VIE DE COURAGE, DE DROITURE ET DE FIDÉLITÉ

Danielle PIER, notre Amie, notre Camarade, nous a quittés, ce mardi 19 juin, victime d’une maladie incurable. Malgré sa discrétion, son peu de mobilité due à son lourd handicap, Danielle était une personnalité oh combien attachante, participant à la Vie Associative, membre du Parti Communiste Français, fidèle lectrice de notre journal local «Antony- Hebdo».

Étudiante acharnée, elle obtient le couronnement d’un cursus universitaire remarquable en obtenant, en juin 1996, son Doctorat en Littérature Ibéro- américaine, à Nanterre, avec mention «très honorable».

Danielle était aux veilles de ses 57 ans. Elle évoquait parfois, avec son fin sourire mêlé d’ironie et d’amertume, les circonstances très particulières de sa naissance: «je suis née dans une toile de parachute» disait-elle. En effet, à Meyronne dans le Lot, près des rives de la Dordogne, en ce 14 juillet 1944, les gens s’étaient réfugiés dans les bois; la Division SS «Das Reich» venait de commettre son forfait à Oradour sur Glane, le 10 juin; de durs combats se poursuivaient avec la Résistance. Paul PIER, son père, s’activait au parachutage; Jeanne, sa mère, allait donner le jour à Danielle dans ces conditions précaires, et une petite sœur jumelle, mort née, devait être enterrée de suite sur place.

L’enfant Danielle est turbulente et heureuse; ses parents travaillent à Suresnes, près de Paris, aux abords du Mont Valérien; mais ils ont gardé leur maison à Meyronne et, les vacances venues, tout le monde s’entasse dans la petite voiture, avec les bagages et les animaux familiers, vers l’évasion.
Paul travaille avec ardeur pour aménager la maison taillée dans le roc. L’enfant s’intéresse et veut aider son père.

Plus tard, la jeune fille ramasse les galets des bords de la Dordogne et y dessine le clocher typique de l’église abbatiale à coupoles de Souillac.
Danielle retrouvait vite son âme d’enfant pour parler de ce vert paradis d’autrefois.

Mais voici qu’à l’âge de 15 ans, Danielle subit une attaque cruelle de poliomyélite; ses jambes commencent à se paralyser; elle se voit déjà diminuée physiquement.

Dès lors, Danielle engage son combat, ses multiples combats.

Un combat pour la vie: tout le long de son parcours, Danielle connaîtra plusieurs accidents, elle subira des opérations compliquées sur bras et jambes, et des trépanations.
À chaque fois, elle en sort à nouveau diminuée. Danielle aurait pu écrire sur le thème Mes Hôpitaux le long roman d’un pauvre corps que la vie a martyrisé. Elle se déplace d’abord avec des béquilles, puis elle ne sort plus guère de son fauteuil où nous l’avons connue.

Un combat pour se réaliser par l’étude : Rendons hommage à une enseignante au grand cœur: Madame Maryse Chambre, Professeur à Brive, s’intéresse à Danielle et la convainc de reprendre ses études secondaires, grâce aux Cours par Correspondance de CNTE (Centre National des Techniques d’Éducation). Danielle se met à écrire de la main gauche. Elle a conservé pieusement ses copies et corrigés de toutes ces années de cours qui l’ont conduite au Baccalauréat. Danielle aime et admire Maryse qui continuera toujours à l’épauler; la disparition récente de Maryse lui causera une peine immense.

Mais Danielle est maintenant lancée: ce combat, elle va le gagner! Elle apprend l’espagnol, va en Espagne avec un Groupe de Handicapés, s’initie aux richesses d’une immense culture.
Danielle s’inscrit à l’Université de Nanterre. Elle passe le DEUG et la Licence, toujours en s’appuyant sur des cours par correspondance. Nous la voyons en salle d’examen avec sa planche inclinée qui lui set de pupitre. Elle réussit brillamment toutes les épreuves.

Danielle est heureuse à l’Université, car il y règne un climat d’égalité. La jeune femme «pas comme les autres» n’a plus de raisons de souffrir d’isolement et d’incompréhension.

Danielle va poursuivre un parcours particulièrement brillant. Elle choisit d’explorer un courant littéraire avec lequel son âme généreuse est en parfaite osmose: l’indigénisme et ses développements: le néo-indigénisme. Ce courant est daté: il correspond aux Réformes Agraires que Danielle étudie dans les 3 Pays Andins: Bolivie, Pérou, Équateur. Ce courant regroupe des auteurs différents, tous attachés à faire ressentir au lecteur la grandeur des peuples autochtones, leur dignité, face à diverses formes d’oppression et de rejet de la part d’une ethnocratie dominante. Il a produit de très belles pages.

Son mémoire de Maîtrise, soutenu en 1992, compare un auteur péruvien -Manuel Scorza, auteur du cycle de la Guerra silenciosa- et un équatorien: Gustavo Alfredo Jácome, auteur de Porque se fueron las Garzas. Elle éprouve un véritable «coup de cœur» pour ce beau et original roman. Elle découvre cet auteur équatorien, Monsieur Jácome, avec qui elle entretient une correspondance régulière.

Son mémoire de DEA, soutenu en 1994, nous détaille l’indigénisme en Bolivie, avec les œuvres de Jésus Lara.

La Thèse enfin s’envole vers une comparaison des trois pays des Andes où les autochtones parlent une langue vernaculaire; le quetchua. Danielle nous guide dans un approfondissement remarquable des thèmes et techniques littéraires.

«Une belle thèse littéraire» dira le regretté professeur Minguet. Un travail impressionnant qui aboutit à un ouvrage de plus de 1.000 pages, pour lequel Danielle a eu la chance de rencontrer Madame la Professeure Janine Potelet, sa Directrice de Thèse, qui a su placer l’étudiante dans un rapport de confiance qui l’a beaucoup encouragée.

Lors de la soutenance, en juin 1996, Danielle a fait un effort considérable pour surmonter sa timidité. En écoutant les commentaires du Jury et le résultat (mention «très honorable»), Danielle a du ressentir un immense soulagement: elle avait gagné cette partie menée si ardemment.

Mais le combat pour s’insérer dans la vie active, Danielle ne l’a pas gagné. Pourtant c’était son but, vital pour elle. Question de dignité. Danielle déteste se voir tributaire des autres.

Danielle a su gagner sa vie modestement quand il l’a fallu; après la mort de son père en 1965, elle tente de se placer comme employée de maison à Toulouse. Mais son handicap déjà trop lourd l’empêchera de donner satisfaction. Elle se rappelait son départ de Toulouse, une nuit froide passée à la gare, où un mendiant lui avait prêté son manteau. On la trouve employée à la MNEF (Mutuelle Nationale des Etudiants de France) en 1968 – 1969, où elle connaît Madame Rosa Ribeiro qui restera son amie des jours de peine. On la voit Auxiliaire à l’École Maternelle de la RUA (Résidence Universitaire) à Antony. Elle aime les petits; elle n’hésite pas à travailler plus que le compte pour l’intérêt des enfants.

Danielle développe un courage immense, une ténacité à toute épreuve dans tout ce qu’elle fait. Enfin, munie de sa Thèse, elle se lance dans des traductions littéraires.

On lui doit une traduction remarquée de Porqué se fueron las Garzas, sous le titre Pourquoi les hérons s’en sont allés, de Gustavo Alfredo Jácome. L’ouvrage est réputé difficile car il contient des mots et des expressions qui rassemblent en des créations hardies les deux langues quetchua et espagnol! Cette diglossie n’est pas un charabia du au hasard. Mais une sorte de personnage qui témoigne de l’affrontement entre deux cultures: le résultat est-il du quetchua hispanisé? Ou bien un espagnol de réprouvé, dégradé par la langue vernaculaire?
Danielle se plonge dans l’étude du quetchua et décortique les créations lexicales de Jácome.

Sa traduction est publiée par L’Harmattan. Elle est appréciée des milieux universitaires.
Mais le monde de la traduction et celui de l’édition sont sans pitié et pleins de chausse-trapes. L’ouvrage bénéficie de trop peu de publicité et n’a pas le succès espéré.
Danielle qui a mis dans ce travail son cœur, ses vastes connaissances, sa sensibilité, sera terriblement déçue.

Danielle avait gagné son droit au logement: elle entre en 1983 dans un studio aménagé grâce tout à la fois au soutien de l’APF (Association des Paralysés de France) et à la construction par la Municipalité Aubry de l’immeuble du 34-36, Rue Mounié, où nous l’avons connue. Heureuse conjoncture: en 1983, la Municipalité de Gauche essuyait les plâtres de ses réalisations, car les Permis de Construire – soumis encore à l’époque à l’agrément du Préfet – avaient été systématiquement refusés avent 1981, pour des raisons de basse politique.

Danielle a mené en permanence un combat pour la justice:

Danielle apprécie la Vie Associative et y prend toute sa place.
Avec l’APF (Association des Paralysés de France), Danielle garde le souvenir d’une grande manifestation de Handicapés pour la reconnaissance de leurs droits. Nous la voyons Rue de Rivoli avec ses Amies. Danielle a l’esprit militant; elle veut que l’on reconnaisse toute leur place aux humbles, aux exclus, aux pauvres, à tous ceux qui semblent marqués par une différence, aux «pas comme les autres».

Danielle avait trop souffert de certains faits qui avaient laissé en elle des plaies ouvertes: un jour, elle fait une chuta dans un magasin et entend dire par un client: «quand on ne tient pas sur ses jambes, on reste chez soi….». Se présentant à un contrôle, elle entend le médecin demander à une secrétaire: «elle sait lire au moins celle-là? …»

Danielle combattra toujours d’aussi graves incompréhensions et étroitesses.

Danielle entre tout naturellement à France–Amérique Latine (FAL) où elle apporte une très grande compétence, spécialiste des Pays Andins et toujours au fait de l’actualité latino-américaine. Elle participe à toutes les manifestations et se plait dans une ambiance conviviale.

En 2000, elle participe activement à l’Assemblée Générale du Comité d’Antony de FAL: nous la voyons à la tribune de cette Assemblée, en compagnie de Madame Simone Demangeat, Présidente du Comité, de madame Carmen Ahumada Milet, qui exposera la situation dans son pays natal, l’Argentine, et de Monsieur Victor Hugo Portela, retour du Chili, qui parlera de l’après- Pinochet dans ce Pays qu’il a du fuir en 1973 avec sa famille.

Danielle participe aux activités du Secours Populaire Français, car, pour elle, il est fondamental de s’intéresser aux plus démunis et de combattre l’injustice sociale. Elle offre pour les tombolas de Josiane ses travaux au crochet. Car ses doigts malhabiles pour tant de tâches courantes veulent bien lui obéir pour tenir le crochet. Elle a de ce fait un violon d’Ingres: elle aime marier les laines de couleurs diverses et chatoyantes; elle fait des couvertures, des coussins, des châles, qui rehaussent les présentoirs.

Plus récemment, Danielle avait adhéré au Groupe Local de ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Aide aux Citoyens). Au début de cette année même, déjà fortement affaiblie par la maladie, Danielle a trouvé le courage d’adapter des textes de ATTAC sur les «paradis fiscaux» qu’elle a proposés à notre journal local Antony- Hebdo.

Éprise des causes humaines, voulant combattre pour la justice sociale et l’égalité, Danielle est venue de longue date au Parti Communiste Français. Adhérente dans le 3° Arrondissement de Paris, quand elle habitait Rue de Montmorency, dans le vieux quartier du Marais, nous la retrouvons avec les Camarades de la Cité Universitaire quand elle est Assistante Maternelle à la petite école de la Résidence Universitaire. Puis enfin au Centre Ville quand elle réussit à obtenir son logement adapté.

À la Fête de l’Humanité, Danielle est là, heureuse de la belle convivialité qui s’y développe; nous la voyons dans l’allée, devant le Stand d’Antony, en train de vendre des billets de Tombola: « tout à 10 Francs !» Elle est tellement touchante qu’elle attire le public et place des billets autant que tous les autres militants réunis!

Danielle, tu nous quittes alors que tu avais encore tant de chantiers à terminer. Ta volonté de traduire t’a amenée à de belles et enrichissantes découvertes:

À l’Ambassade d’Équateur, l’Attaché culturel, Monsieur Galo Galarza t’avait reçue avec chaleur et amitié après ta belle traduction de l’œuvre de Jácome; il t’avait fait connaître un groupe de jeunes créateurs, résolument modernes, et tu avais traduit leurs contes. Il faut maintenant arriver à les éditer.

Avec Monsieur Dario Lara, membre du Service Extérieur de l’Équateur, tu avais réalisé une adaptation de son travail, remarquable d’érudition, sur un voyageur français du 19° Siècle:
Le Capitaine Gabriel Lafond, de Lurcy, a laissé des récits de voyage en Équateur, où il a fréquenté le Général Flores, premier Président de ce pays après l’Indépendance: chemins croisés de notre histoire et de celle de ce pays ami.

Tu avais aussi traduit L’exode de Yangana, une œuvre qui fait date dans l’histoire littéraire de l’Équateur.

Avec Madame Flor Alba Santamaría Valero, jeune Colombienne venue poursuivre des études universitaires en France, tu avais vite sympathisé; tu t’es intéressée à son travail de linguiste et de sociologue sur un sujet oh combien émouvant: les paroles des enfants des rues de Bogota. Puis, Flor Alba a dirigé dans son pays un groupe de sociologues pour recueillir les paroles croisées des élèves d’une école, de leurs Maîtres et de leurs familles. Dans ce pays de sang, de folie meurtrière, se trouve mis en évidence le goût d’une culture refuge contre la violence.
Tu as réalisé la traduction. Pourquoi un large public français ne bénéficierait-il pas de ce travail d’un immense intérêt?
Qui viendra reprendre aujourd’hui ces belles et bonnes tâches après toi?

Danielle, personne d’une grande culture et d’un cœur immense, tu as réussi à tisser des liens entre des êtres et des milieux bien différents.
Autour de toi, des amis fidèles t’ont accompagnée dans cette trop courte existence: Michèle, Colette, Josiane, Jean, passaient régulièrement, t’entretenaient un moment, t’aidaient pour des questions pratiques. Tu les as aimés. Tu es venue chez Josiane pour tous les évènements familiaux, pour diverses rencontres avec des Amis péruviens, uruguayens. Te voici soufflant les bougies de ton anniversaire. Tu étais en famille avec nous! Tu aimais bien rompre avec ton isolement. Mais rien n’aurait pu te ralentir dans ton travail, te faire réviser tes choix. Tu refusais les compromis, avant tout avec toi-même.

Petit être de feu, tu lançais parfois des «piques» acérées pour que chacun comprenne l’importance de tes combats. Ton style «hérisson» n’était rien d’autre qu’une manière d’appeler, de solliciter. Peut-être savais-tu que le temps était compté? Mais tu savais aussi très bien témoigner par des éclairs de tendresse, que ton cœur nous était acquis. Nous te voyons avec Flor Alba et son fils adoptif, José Eliseo, ex- enfant des rues: tu es imprégnée d’un sourire de bonté; tu te donnes toute à l’amitié.

Aujourd’hui, Danielle, un seul être nous manque … et tout est dépeuplé. Nous t’aimons. Nous voulons te garder. Nous voulons te continuer.

Puisse, longtemps encore, ta petite voix nous interpeller. Il y a tant à faire!
Danielle, ce monde a bien besoin d’une révolution, certes sans violences, mais en posant d’une nouvelle manière, peut-être, la question primordiale de la place de l’être humain dans la course au progrès.

Danielle, peut-être n’avons-nous pas su t’aider à conquérir ton droit au bonheur?

Un soir, devant la longue planche qui te servait de table de travail, tu as traduit un poème de Jácome, ton auteur préféré, amoureux de sa région natale: Ballade d’amour à Otavalo, dont voici un court extrait:
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Oh ! Pur enchantement de roses
À la source de Punyaro
Des rosiers aux pétales bleus
Forment d’aquatiques palais.
------------------------------
La cascade de Peguche
Saute en bonds acrobatiques
Musculature de rivière
Sur un alezan emballé.

Un peu de la nature grandiose et luxuriante de ce beau pays lointain est venu ce jour- là envahir et illuminer ton studio où tu vivais comme une recluse.

Danielle, tu es maintenant dans le jardin d’à côté. Mais tous ceux qui ont participé à ton combat, compris tes sentiments, partagé tes espoirs, en demeurent grandis.

Adieu Danielle.

Jean Mallière

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FLORILÈGE DE LA POÉSIE HISPANO-AMÉRICAINE (compilé et traduit par Danielle PIER)*

Gustavo Alfredo Jácome**

Ballade d’amour à Otavalo (A)

Où pourrais-je écrire ton nom Otavalo?
Dis, sur quels pampres?
Sur quels archanges nés du givre
Sur quels célestes syllabaires ?

Géographie berceau des sources
Limite du vallon aimé,
Campée sur la Rose des Vents,
Entre les méridiens du cœur:
Au Nord, voici le Cotama,
Le Mojanda se dresse au Sud;
Du Levant viennent les aurores
Vers le Couchant, le crépuscule
Sur l’enclume du Muénala
Se profile de tous ses feux.

Combien d’azurs dans les cours d’eau
Combien de Jourdains aux miracles !
Où donc se termine le ciel?
Où donc commence la campagne?

Oh! pur enchantement de roses
A la source de Punyaro:
Des rosiers aux pétales bleus
Forment d’aquatique palais.

Grotte de Socavón, la harpe
Au cordage cristallisé
Égrène goutte après goutte
L’arpège de roche en brindille.

La cascade de Peguche
Saute en bonds acrobatiques,
Musculature de rivière
Sur un alezan emballé.

L’Imbabura grand travailleur
A son métier d’agriculteur:
Champs de blé océaniques,
Du mât aux panaches d’or,
Des champs de pois humidifiés
Par le nectar blanc et rosé.

Petites chaumières à genoux
Ainsi encensoirs ouvragés,
Du sein desquels la brise file
Un panache fin et bleuté.

Où donc écrirais-je ton nom,
Otavalo? Oui, sur quels pampres?
Sur quels coquelicots blessés?
Ah, Otavalo! Otavalo!

Je te graverai tout au fond
Là où je t’ai toujours porté,
Dans les racines de mon âme,
Dans les profondeurs de mon être.

Et j’ouvrirai tout grand mon cœur
Et tout entier mon flanc lyrique,
Afin que tout le monde lise
Ton nom, tout seul, OTAVALO…

(A) Romancero Otavalénien

A Rumiñahui (1)

Terre aborigène, général de Quito
Prestance symbolique
D’héroïsme et de bravoure:
Tu fus vaincu dans ton valeureux effort
Pour conserver la liberté de Quito;
Tu ne parvins pas à triompher mais l’histoire
Garde éclatante ta mémoire
Dans le nom d’une montagne granitique.

Lorsque le Blanc étranger,
Après avoir traversé les vastes mers
En un geste de guerrier
S’en vint conquérir tes foyers patriotes
Tu te dressas furibond et combatif.
Et d’une attitude homérique
Tu t’efforças d’expulser de ta terre
Natale l’armée ibérique.

La lutte fut tenace et sans mesure
Chaque rocher était un puissant fortin
Où montait à l’assaut, déployée,
La robuste légion de Benálcazar (2).
Tu résistas bravement, mais en vain,
Face au furieux assaut
Des véloces coursiers du combat
Et de l’arquebuse qui lançait l’éclair.

Héros aborigène, général de Quito
Tu ne parvins pas à triompher mais l’histoire
Conserve éclatante ta mémoire
Dans le nom d’une montagne granitique.

Lumière et Cristal** (1) Général de l’Inca Huayna Capac et précepteur de son fils: Atahualpa.
(2) Conquérant espagnol.

Le Lechero de Pucará (3)

Il y avait un ferment de rébellion en toutes parts.
Comme si le géotropisme, survivant jusque dans leurs pieds
qui jouxtaient les jachères, les avait irrités.

Alors, le bruit courut qu’on avait vu le Lechero de Pucará 
détotémisé, chevaucher, poncho vert au vent,
éperons de nuit profonde sur les flancs d’un alezan emballé.
Sans que ne lui pèsent ni les ans ni les maux de son tronc variqueux.

A Asama aussi.
A Pisaqui aussi.
A Pesillo aussi.

Le Lechero de Pucará s’était fait guérillero.
En gesticulant, il haranguait des fantômes
qui accouraient de partout à son appel.
Sous son chapeau d’ombre il esquivait le visage des éclairs
et leur flash identificateur.
Des escadrons de guerriers emplumés se faufilaient
dans les champs de maïs.
Les ruisseaux affûtaient leurs poignards et leurs couteaux rutilants.
Après les éclairs phosphorescents de la foudre, des attaques de tourterelles
et de perdrix fondaient sur les champs d’orge pleins de lune.
D’arbre en arbre, la conspiration s’étendait
à des murmures de ténèbres.

Télégraphie de lucioles.

Vacarme des feuillages qui commencent l’assaut
avec un vent viril à leur tête.
Et le Lechero de Pucará, Ché Guevara ressuscité.

Pour Guajinro aussi.
Pour Carabuela aussi.
Pour Latacunga aussi.
Pour Quichinche .
pour Paltaqui.
Pour Cambugán.

Mais tout arrivait la nuit.
Au matin, de nouveau arrê-ê-êté au-dessus du sommet de la colline,
le soleil chassait l’ondée, comme si de rien n’était.
En dessous, la lagune, tour de cristal pur, avait oublié
qu’elle n’était qu’une petite eau de source.

Pourquoi les hérons s’en sont allés**
(3) Arbre à lait totémique.

L’Amérique Monumentale

Nous avons travaillé les pierres de Koricancha,
les murailles de Sacsayhuamán, le palais d’Ingapirca,
les autels astronomiques de Tikal et de Teotihuacán,
le mystère tout en pierre de Machu-Picchu (4).

Nos mains et notre âme elle-même dans les pierres préhistoriques.
Pierres de Machu-Picchu, polies de caresses, comme des cuisses de femmes.
Pierres lissées par la langue même de l’eau des ruisseaux
ou le torrent de la pluie bisaïeule.
Pierres rituelles de Tikal, taillées dans l’adoration.
Cailloux qui chantent dans les carrières.

Mais après, les pierres historiques;
et en elles nos mains et une âme étrangère.
Alors, douleur sur la pierre.
Pierre endolorie.
Pierre des temples de Mexico et de Guatemala,
de Quito et de Lima, travaillées dans la sueur et les larmes,
sous les coups de fouet.
C’est pour cela que, chaque nuit, les pierres des façades,
des parvis et des clochers, pleurent sous les accords du vent.
Lorsque le jour se lève, elles troquent les pleurs pour le chant,
comme si le soleil, en plus de les rendre éternelles,
les rendait aussi musiciennes.
Nous, les indigènes, nous avons une oreille pour cette musique-là.
Parce que nous sommes la partie vivante des pierres.
Parce que nous les avons taillées en partageant leur sort.
Pierres de San Francisco de Quito, de la Cathédrale,
de la Compagnie de Jesús, du Sacré Cœur.
Pierres de la rue des Sept Croix,
avec l’âme des pierres des carrières de Pintag, de Guapulo, de Las Llagas.
Pierres appesanties d’esclavage, attachées à nos tibias
comme les boulets de fer des entraves d’un bagnard.
Cent, deux cents, trois cents ans en monuments de pierre,
Taille que taille, tailleur de pierres, taille le jour et taille la nuit.

(4) Sites archéologiques précolombiens d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud.

L’Amérique Monumentale (suite)

Pour élever des façades, dresser des clochers,
sculpter des saints grandeur nature, succédanés de nos idoles.
Ciselant la pierre en chapiteaux et en frises,
caressant la pierre en visages d’angelots.
Mais de nouveau ce profane de contremaître:
Indiens, il faut ciseler l’ostensoir.
Nous, nous ciselions l’image de notre Dieu du Soleil
pour nous donner le plaisir de couronner les façades des églises et les autels
avec notre Dieu au lieu de celui que nous ne comprenions pas,
mais à l’image duquel ils nous avaient crucifiés.
Indiens, il faut sculpter ces colonnes torses.
Nous, nous taillions le vent enspiralé dans le tourbillon,
avec le même diable bondissant au milieu.
Indiens, allez sculpter ces mascarons.
Nous, nous sculptions le sourire moqueur du soleil
Pour planter notre Dieu sur toutes les façades.

Nous, les Indiens, dans l’Amérique Monumentale.
Depuis Machu-Picchu et Tikal, Ingapirca et Teotihuacán,
jusqu’à San Francisco de Quito et le bâtiment Cofiec.

Nous, les Indiens,
«Anges des échafaudages» et «Veillée funèbre du maçon».

Pourquoi les hérons s’en sont allés**

NOTES

* Tapuscrit inédit de 122 pp. (1995) où se trouvent les textes en espagnol et en français:
Balada de amor a Otavalo/Ballade d’amour à Otavalo; pp. 70-73.
A Rumiñahui/A Rumiñahu; pp. 74-75.
El Lechero de Pucará/ El Lechero de Pucará; pp. 77-78.
La América Monumental/L’Amérique Monumental; pp. 78-81.
Notons que dans ce recueil d’autres traductions concernant de nombreux auteurs latino-américains mériteraient d’être publiés: Argentine (José Hernández et Atahualpa Yupanqui), Bolivie (Jesûs Lara et Pedro Schimose), Chili (Pablo Neruda), Cuba (Nicolás Guillén, Carlos Puebla et écoliers cubains), Équateur (déjà cité), Mexique (Gabino Palomarés et Jaime Torres Bodet), Nicaragua (Joaquín Pasos et Rubén Darío), Pérou (anonymes, José María Arguedas et Manuel Scorza), Uruguay (Gastón Figueira).

**Gustavo Alfredo Jácome, né en 1912 à Otavalo, communauté indo-métisse de la province d’Imbabura, Équateur, est à la fois professeur, poète, conteur, romancier, biographe et critique littéraire. Membre de l’Académie de la Langue, auteur d’un livre d’alphabétisation pour adultes, il a participé à divers travaux de l’UNESCO. On peut le considérer comme un militant de la culture qu’il a souhaité partager avec les plus humbles. Ses contes d’Argile endolorie (1961) et ses Sept Contes (1978) sont de véritables plaidoyers pour la tolérance, la liberté de penser, une dénonciation permanente du racisme et des préjugés. Ses Billets d’Otavalo (1993), «bréviaire de nostalgie», -c’est ainsi qu’il présente ce recueil illustré et tout en prose poétique- semblent la continuation de son Romancero otavalien (1967), d’où est tirée la «Ballade d’amour à Otavalo» qui figure dans cet ouvrage; l’auteur y évoque dans une floraison d’images, le paysage, pour lui familier, des Andes du nord de l’Équateur. Parmi les figures historiques auxquelles Gustavo Alfredo Jácome rend hommage dans Lumière et cristal (1947), nous avons choisi celle peu connue de «Rumiñahui», général indigène qui tenta de défendre le royaume de Quito contre les Conquérants espagnols. Enfin des deux poèmes en prose: «Le Lechero de Pucara» et «L’Amérique Monumentale», sont extraits du passionnant roman Pourquoi les hérons s’en sont allés, à paraître fin 1998, ceux et celles qui le liront, reconnaîtront sans doute les passages des chapitres 31 et 33.

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