Par Emmanuelle Sinardet Université Paris Ouest CRIIA (EA 369) – GRELPP – Centre d’études équatoriennes in : Amadeo LOPEZ (ed.), Figures de la violence dans la littérature de langue espagnole – Travaux et recherches 4, Nanterre, GRELPP – Centre de Recherches Ibériques et Ibéro-américaines, Université de Paris X-Nanterre, 2003, pp. 185-195.
L'Equatorien Jorge Icaza (1906-1978) appartient à la "Generación del treinta" qui prétend renouveler le réalisme naturaliste par un réalisme social au service de son engagement politique. La littérature doit dénoncer les maux de la société équatorienne, et Huasipungo, son roman le plus connu, publié en 1934, s'inscrit dans ce que la critique a pu appeler l'indigénisme orthodoxe, soucieux de dénoncer un système qualifié de féodal, celui de l'hacienda, quitte à utiliser des stéréotypes réducteurs pour en décrire les acteurs clé, l'Indien, le métis, le patron, le curé. Pourtant, Huasipungo diffère des autres romans indigénistes de l'époque par une noirceur toute particulière où le sordide frise le grotesque. Certes, il met en scène toutes les formes de violence possibles, sociales ou économiques, racistes ou sexuelles, culturelles, physiques, morales, symboliques et linguistiques. Certes, comme les autres textes indigénistes de l'époque, il dépeint un Indien opprimé sans relâche, victime de l'injustice et de l'arbitraire, dominé par tous les groupes sociaux d'une pyramide dont il est la base et le principal pilier. Mais ce ne sont pas ces différents abus qui nous intéressent ici; ils ont d'ailleurs été largement étudiés par la critique. Ce sont leurs effets sur la victime. Car ils débouchent sur une misère absolue, matérielle, physique, mentale, affective, qui l'amène à adopter un comportement déshumanisé. Autrement dit, ces formes de violences engendrent une violence plus radicale encore et bien plus terrifiante: la dépersonnalisation de la victime via la perte de son autonomie et la paralysie de sa volonté.
Dans tout phénomène de désintégration, il y a l'individu et ses prédispositions, mais il y a aussi un milieu moteur de la dépersonnalisation que Bruno Bettelheim qualifie, dans ses travaux, de situation extrême (2). En nous appuyant sur plusieurs concepts clé de la pensée de Bettelheim, nous nous efforcerons d'observer comment le système de l'hacienda, dans Huasipungo, relève d'un milieu de situation extrême (3), avec son régime de terreur, de coups, de menaces, d'humiliations. La victime, involontairement et inconsciemment, collabore alors à sa propre déchéance, prisonnière d'un engrenage infernal de désintégration de sa personnalité.
A notre sens, cette approche permet de saisir toute la portée dénonciatrice du roman, levant les critiques qui l’ont accueilli à sa publication. Icaza, en effet, a alors été accusé de racisme envers l’Indien parce que celui-ci apparaît dans Huasipungo comme un être lâche, mesquin, grossier, passif face à ses bourreaux. Il devient même le bourreau des siens, battant sa femme et ses enfants, maltraitant systématiquement son entourage. Or c'est là que réside justement la force du roman. Loin de verser dans le manichéisme politiquement et idéologiquement correct d'autres romans indigénistes, où le dominé est par essence innocent et vertueux, Icaza, tout en stigmatisant le cynisme et l'égoïsme des dominants, souligne la lente décomposition psychique de l'Indien par son abrutissement absolu. Le système responsable de ce processus n'en paraît que plus monstrueux, et sa dénonciation, plus efficace.
I - Situation extrême et perte du respect de soi
1 - L'hacienda, un milieu extrême pour l'Indien
Le roman est constitué de 25 séquences qui, directement ou indirectement, évoquent des espaces de l'hacienda marqués par la misère et le sordide. Les conditions de vie sont dures et, lorsqu'il s'agit des Indiens, carrément primitives. Les personnages sont tous sans exception répugnants du point de vue éthique et humain. Les actions décrites dans les séquences ne s'enchaînent pas de façon rectiligne mais confuse, donnant l'impression d'un tourbillon d'éléments, d'actes, de sentiments, de personnages et d'impressions, effet renforcé par des plans secondaires qui interfèrent parfois de façon inattendue avec l'action principale. Les descriptions du narrateur omniscient participent de cette vision du monde douloureuse, pleine d'accrocs, de frustrations, de colère retenue, d'anxiété. De même, les parenthèses qu'il multiplie renforcent le sentiment d'une lecture aussi désordonnée, imprévisible, chaotique et instable que le milieu qu'il décrit. Le lecteur, à son tour, ne peut que ressentir cette tension dont semblent souffrir tous les personnages. D'où la sensation diffuse d'un monde brisé.
Il n'y a aucun lyrisme dans le roman, même lors de l'épisode d'héroïsme final où les Indiens se révoltent et s'opposent à la confiscation de leur huasipungo, le lopin de terre qui leur est accordé en échange du travail de toute la famille et de sa soumission, ni même lorsqu'ils affrontent les soldats venus les anéantir (4). Le style, concis, est centré sur le sordide de la vie et la dureté des faits. Les ruptures de rythme sont nombreuses ainsi que les incorrections et les constructions syntaxiques aberrantes. La langue, qui privilégie le parler local, est systématiquement malmenée, donnant l'impression d'un récit écrit à la va-vite, reproche qui a souvent été fait au roman d'Icaza. Elle contribue pourtant à donner la priorité à l'atmosphère sur la trame.
L'atmosphère oppressante ne naît pas seulement du style, des descriptions, ni de l'énumération des différentes formes de violences à l'encontre de l'Indien, mais de la systématique mise en scène de la façon dont elles lui sont infligées: injustement et arbitrairement. En ce sens, dans Huasipungo, elle relève d'un milieu de situation extrême.
Nous ne décrirons pas les abus et humiliations exposés dans le roman tant ils sont nombreux. Rappelons seulement que dans Huasipungo, l'Indien ne connaît que violence subie, privations, coups, insultes. Il est sous-alimenté, mal vêtus, très pauvrement logé, exposé aux intempéries et forcé de travailler très dur sans reconnaissance en retour, ni financière, ni symbolique. Il est constamment surveillé et puni. Evidemment, il n'a aucun accès aux soins en cas de maladie ou de blessure. Les femmes sont systématiquement violées. Plutôt que d'insister sur les atrocités en tant que telles, soulignons qu'elles font partie d'un système, l'hacienda, qui repose sur la coercition. Et face à la coercition, les Indiens disposent de peu de moyens pour se protéger des abus dont ils sont l'objet.
Parmi la multitude de personnages, plusieurs figures incarnent le destin de l'Indien dans ce système: Andrés Chiliquinga, sa femme Cunshi et leur tout jeune fils. S'ils apparaissent comme des personnages centraux, ils ne représentent pas de réelles individualités. Ils sont emblématiques du fonctionnement de l'hacienda, au même titre que Don Alfonso Pereira, le grand propriétaire, que le curé ou que le contremaître, le "Tuerto Rodríguez". En l'occurrence, c'est à travers les injustices qu'ils subissent et leur trajectoire vers la destruction psychique puis physique qu'ils sont exemplaires de la condition indienne. Don Alfonso, en effet, a passé un juteux accord avec une société d'exploitation pétrolière américaine pour construire sur ses terres une route reliant les Andes à l'Amazonie. Il met toute l'hacienda au service de ses seuls intérêts et impose aux Indiens une série de travaux inhumains, le déboisement de vastes surfaces, l'assèchement complet de marais insalubres, la construction de la route, outre la mise en valeur agricole de nouvelles terres dont il est l'unique bénéficiaire. Ce projet fait sa fortune et le malheur des Indiens, exploités, maltraités, épuisés à la tâche, puis dépossédés de leur huasipungo au profit des gringos, et finalement massacrés.
D'emblée, l'Indien est nié dans son humanité. Au mieux, il est un instrument de mise en valeur des terres : "Toda propiedad se compra o se vende con sus peones" (5), affirme Don Alfonso. Il préfère même sacrifier de nombreuses vies indiennes pour assécher un marais plutôt que de modifier le tracé de la route. Il rappelle en ces termes à l'ingénieur en charge du projet que si la vie des Indiens a un prix, celui-ci ne se définit qu'en fonction de ses intérêts :
- Meter a la gente en la ciénaga, enterrarla en algún hoyo…
- Y para qué cree usted que he comprado a los indios (…).
- ¡ Ah ! Bueno. Si usted desea desecar el pantano a punta de cadáveres… (6)
Le prêtre, autre figure de l'autorité, fait partie du système que dénonce Icaza. Il légitime pleinement, par son poids moral, la négation de l'humanité de l'Indien et sa totale instrumentalisation. Lorsque Don Alfonso lui rappelle : "Usted comprende que sin los runas no vale nada", le prêtre est le premier à préciser: "¡Y qué runas! Propios, conciertos, de una humildad extraordinaria. Se puede hacer con esa gente lo que a uno le de la gana". (7) Complice, le prêtre n'est qu'un double de la figure du grand propriétaire, dont il partage non seulement les intérêts mais les vices, cupidité, cynisme, égoïsme, ruse, luxure.
Dès lors, le travail ne saurait être pour l'Indien une source d'affirmation de soi. Il n'est que douleur, épuisement, nouvelle manifestation de l'arbitraire. Ainsi Andrés est-il forcé d'abandonner du jour au lendemain sa famille, son huasipungo et les maigres cultures qui assurent leur survie pour déboiser des collines éloignées. Ce travail titanesque ne lui est pas rétribué. Il ne fait pas même l'objet d'une reconnaissance symbolique, remerciements ou encouragements. Il ne reçoit en échange que coups, insultes et reproches. Pire, constamment surveillé, il lui est strictement interdit de quitter le chantier et de rejoindre sa famille. Le voilà privé de ce qu'il a de plus cher. Ses besoins les plus intimes, physiques (repos, intégrité physique) et psychologiques (reconnaissance, valorisation, affection) sont niés, négation dont se fait systématiquement l'écho l'évocation d'espèces jugées inférieures ou inutiles dans le règne animal pour décrire les Indiens. C'est encore la comparaison avec l'animal, le bétail ou la bête de somme qui, mieux qu'une longue description, rend compte de la domination absolue du maître sur les travailleurs indiens: "Eran los indios que iban a la minga de la quebrada grande – veinte o treinta sombras arreadas como bestias por el acial del mayordomo – ." (8)
Outre le travail forcé et non reconnu, la nourriture joue un rôle primordial dans le système de domination de l'Indien. Les travailleurs sont à peine nourris. Et lorsque la communauté connaît une véritable famine à la suite de la destruction de ses cultures, Don Alfonso refuse de lui prêter semences et aliments, préférant encore une mortalité soutenue, même si elle doit entamer considérablement son "cheptel" humain. Il refuse ainsi de leur abandonner le cadavre des bêtes mortes, choisissant de faire enterrer la viande en voie de putréfaction. Il n'agit pas seulement par cupidité, mais parce qu'il est conscient que des individus affaiblis sont plus faciles à contrôler: " ¡La carne! No estoy loco, carajo. (…) Donde se les dé se enseñan y estamos fregados" (9). Le bébé redoute l'irritation de ses parents parce qu'il craint qu'ils lui refusent le nécessaire, symbolisé par la nourriture. Cette peur est plus fondamentale que celle de perdre l'amour de ses parents. (10) En refusant de la nourriture, le patron réveille cette peur fondamentale. Les Indiens sont obsédés par la nourriture et l'angoisse de ne pas en avoir suffisamment. Toute leur énergie va alors vers la soumission pour en obtenir.
Bref, Andrés subit sans répit tout au long du roman les trois grands types de dommages préjudiciables à l'intériorisation personnelle: corporel, économique et moral. Il incarne la victime par excellence. Mais c'est surtout parce qu'ils sont répétés, injustes et arbitraires, que ces dommages constituent une situation extrême. Il en résulte un sentiment d'abandon chez la victime qui perçoit tout comme source de danger. Andrés ne peut cesser de ressentir une angoisse profonde liée au sentiment d'insécurité qui définit son vécu quotidien. Ce sentiment provoque la tension et la sensation de chaos dont rend compte l'atmosphère générale du roman.
Dans ce contexte, le Ciel cesse d'être un espoir. Il apparaît au mieux indifférent, au pire comme une menace supplémentaire. Pour les Indiens, Dieu ne se manifeste que pour punir et tuer, jamais pour réconforter ou consoler. Le prêtre se charge d'ailleurs, par de nombreuses ruses, d'entretenir la peur de la colère divine. Le patron, le prêtre et Dieu se rejoignent ainsi dans l'image de la toute-puissance vécue comme irrationnelle et incontrôlable. Les Indiens donnent à tous trois du "taita" ("taita Dios", "taita cura", "taita patrón"), témoignage de leur soumission et de leur respect craintif. Même la nature paraît menaçante; le climat, hostile; la terre, avare. Les tremblements de terre succèdent aux pluies diluviennes; les torrents débordent, détruisant villages et récoltes. Ils ne laissent aucun répit à l'Indien obligé de lutter à chaque instant pour sa survie physique.
2 - Impuissance et perte d'autonomie
Dans cette situation extrême, l'Indien n'a évidemment aucune liberté de choix, ne participe à aucune décision. Or la prise de décision, comme les muscles, s'atrophie si elle ne s'exerce pas, pour reprendre une image développée par Bettelheim. (11) Il est donc difficile à l'Indien de prendre conscience de sa liberté d'individu. En outre, il faut que l'individu estime qu'il lui est possible d'influencer son milieu social et physique, de prendre des décisions sur la façon et le moment de le modifier, sinon il ressent un sentiment d'impuissance qui aura sur sa personnalité des effets destructeurs. La prise de décision n'est pas seulement une fonction du moi: c'est elle au contraire qui crée le moi, le nourrit et le fait croître. Si une autorité interfère au point de devenir excessive et faire obstacle au développement du moi, si elle empêche la prise de décision puis l'action dans des domaines essentiels à l'acquisition et à la sauvegarde de l'autonomie, alors elle sera destructrice.
Le concept d'autonomie qui découle de la définition de l'autorité selon Bettelheim a peu de rapports avec les excès de l'individualisme, le culte de la personnalité ou l'affirmation bruyante de soi. Elle signifie l'aptitude intérieure de l'homme à se gouverner lui-même, à chercher un sens à sa vie. Elle n'implique pas de principe de révolte contre l'autorité, mais l'expression tranquille d'une conviction intérieure, indépendamment de pressions ou de contraintes sociales. L'essence de l'existence autonome réside dans le sentiment du respect de soi-même, la conviction d'être un être à nul autre semblable qui entretient des relations chargées de sens avec son entourage, qui a une histoire particulière dont il est le produit et qu'il façonne, qui respecte son travail en prenant plaisir à s'y montrer compétent et qui se nourrit de souvenirs positifs.
Le roman met précisément en scène la perte de l'autonomie à travers la description des conséquences psychologiques de la violence injuste et arbitraire: l'effroi et la passivité totale qui s'ensuit, la personnalité sans défense et – ultime violence et violence radicale – le processus de dépersonnalisation qui en résulte. Andrés est ainsi submergé par une excitation et un stress qui débordent ses défenses, provoquant effroi et incompréhension. Plutôt qu'un état de sidération, il souffre ici d'une agitation anxieuse qui l'installe dans une phase de rumination, traduisant le fait qu'un événement imprévisible et inimaginable ne parvient pas à faire sens et désorganise son histoire. Forcé à des travaux de déboisement sous la menace de l'expulsion de son huasipungo, obligé de laisser seuls sa femme chérie et son fils, fouetté, puni, menacé sans cesse, Andrés, totalement impuissant, vit dans une rage permanente et obsédante. Lorsqu'il apprend que Cunshi se trouve désormais chez le patron pour y être nourrice sans qu'il en ait été consulté, il entre dans une colère terrible suivie d'une phase de rumination où, obsédé par le départ de sa femme, il reste prisonnier de sa rage anxieuse:
Aturdido por una rara angustia se prendió a su tarea con la sensación de haber estado allí siempre. Siempre. (…) Y, de cuando en cuando, un recuerdo vivo doloroso, que parece volver a él después de una larga ausencia. (…) Pensamientos que exaltaban más y más la furia sin consuelo del indio abandonado (…). (12)
La rumination alimente la frustration et la rage :
Con doloroso cansancio en las articulaciones, Chiliquinga se dejó arrastrar por una modorra que le aliviaba a ratos, pero que al huir de su sangre y de sus músculos - sorpresiva, cruel, violenta - le estremecía de coraje y le obligaba a discutir y a insultar a las cosas - con los hombres le era imposible :
- Nu… Nu te has de burlar de mí, ¡ rama manavalí !, rama puta, rama caraju. Toma… Toma, bandida. (13)
La rumination, l'angoisse et la colère fonctionnent comme une machine d'anéantissement de l'autonomie que vient ici symboliser la perte de l'usage de la jambe. Andrés est en effet pris d'une telle rage que sa hache lui échappe et blesse grièvement son pied. Désormais boiteux, il ne peut plus parcourir les longues distances qui lui permettent de trouver le réconfort des siens ou d'échapper à la vigilance des contremaîtres. La limitation de sa liberté de mouvement illustre ici la restriction de son autonomie personnelle. Voilà Andrés plus que jamais à la merci du système de l'hacienda.
Outre la rumination, l'incapacité de se dominer et la colère destructrice dont témoigne à lui seul cet exemple, les symptômes de la dégradation sont également la perte de l'esprit critique et l'incapacité de se détacher et de spéculer. Les manifestations de crédulité sont fort nombreuses dans le roman; précisons qu'elles ne relèvent pas d'anciennes croyances. Le rapport des Indiens au religieux tient bien ici de la crédulité, liée dans le contexte de la situation extrême au besoin de sécurité. Il s’agit de se protéger de la colère divine, colère perçue comme forcément irrationnelle, imprévisible et destructrice. Il suffit ainsi au prêtre de menacer les Indiens d'une catastrophe naturelle en s'adressant au ciel pour que ces derniers le croient et s'enfuient aussitôt:
Saturados de terror – inconciencia de quienes se sienten perseguidos por fuerzas sobrenaturales – los indios malditos, luego de cruzar como sombras silenciosas y diligentes el pueblo, entraron por un chaquiñán que trapa la ladera. (14)
Lorsqu'ils ne satisfont pas immédiatement les exigences du prêtre, une catastrophe finit de toute façon par se produire dans cette région ingrate des Andes. Terrassés par l'angoisse, les Indiens l'interprètent alors immanquablement comme le signe de la colère divine. Après le débordement du torrent (15), ils s'efforcent ainsi de l'apaiser en remettant au prêtre les sommes folles qu'il avait exigées d'eux. De nouveau, ils cèdent et se soumettent.
3 - Destruction de l'image de soi
Un élément clé du processus de perte d'autonomie est la situation de stress et d'affolement. L'influence d'un environnement angoissant est déterminante dans le conditionnement de la personne et son interaction avec le milieu. Pour briser quelqu'un, l'angoisse importe davantage que les coups. Certes, les coups servent en ce qu'ils génèrent le stress; mais le sentiment d'impuissance est créé plus sûrement par la menace constante. On peut refuser de plier sous les coups et tenir tête comme le fait Andrés en restant digne sous le fouet du "teniente político" qui le punit injustement. (16) Mais on ne peut rien contre la menace constante du fouet et, pire, celle de la confiscation du huasipungo, unique refuge et espace de survie physique et psychique. S'accommoder de la menace permanente est alors beaucoup plus destructeur pour l'image de soi que ne l'est l'exécution de la menace. Car s'accommoder sur la durée de la menace provoque un profond sentiment d'impuissance.
Si l'enfant souffre de fureur impuissante, celle-ci a des effets désastreux chez l'homme mûr et le père de famille, l'attitude d'Andrés en témoigne. Elle entame l'autonomie, provoque la baisse de l'estime de soi et alimente un sentiment permanent d'humiliation. Or l'humiliation participe à l'infantilisation de la personne. Alliée à l'angoisse, elle crée le sentiment d'être ramenée au statut d'enfant dénué de droits et devant obéir aveuglément. Stress, angoisse, humiliation détruisent lentement la capacité d'autodétermination, de prévoir l'avenir et de s'y préparer, renforçant le sentiment de précarité. Dès lors, les satisfactions réelles accessibles sont d'ordre primitif: manger, dormir, se reposer, obsessions des Indiens de Huasipungo. Comme un enfant, Andrés vit dans le présent immédiat. Les conséquences sur le comportement sont terribles car elles mettent en place un cercle vicieux tout aussi destructeur. Andrés se sent humilié de son propre comportement dont il a en partie conscience. Il perd davantage encore le respect de lui-même en tant que personne autonome. Centré sur sa survie mais honteux de devoir renoncer à sa dignité pour le faire, il devient querelleur, à la fois déprimé et agité.
Le lecteur peut avoir le sentiment qu'Andrés est une figure schématique, sans profondeur psychologique. Cette sensation tient au processus psychique qu'il subit, à l'engrenage de la rage, du stress et de l'angoisse qui a quelque chose de mécanique. Toute introspection lui est impossible: il n'en a ni le temps, ni la disponibilité psychique et intellectuelle, car ses facultés sont orientées vers l'unique but de la survie. (17) L'homme est ainsi déshumanisé ou, plus exactement, son humanité est réduite au minimum. D'où la récurrence des images animales pour décrire l'Indien, nous l'avons vu.
Autre recours renvoyant cette humanité réduite à son expression minimale, l'insistance sur les fonctions vitales du corps: ingérer (manger, boire) et éliminer (déféquer, uriner). La scatologie notamment occupe un espace privilégié dans le texte. Ces fonctions sont elles-mêmes endommagées. Les Indiens vomissent, meurent d'intoxication, comme s'ils étaient incapables d'accomplir normalement la fonction première d'ingestion-digestion. De même, l'élimination leur est difficile: ils sont fréquemment pris de diarrhées. Les enfants, par exemple, ont pour principaux attributs leur cul sale et leur odeur de merde. (18) L'Indien est ramené à son corps, un corps fonctionnant mal, parce qu'il ne vit pas, il survit.
Le mauvais fonctionnement du corps, systématiquement et longuement décrit, illustre non seulement les terribles conditions de vie de l'Indien mais le processus de dépersonnalisation en cours. Si les fonctions corporelles sont les seules possibles, l'esprit et les sentiments sont toujours au service du corps et de sa survie. D'où des comportements apparaissant comme aberrants, tels la disparition de l'amour maternel lorsqu'il s'agit de gagner un complément d'aliments. Dans une scène terrible, les mères se bousculent pour quasiment jeter à la figure du contremaître leur nourrisson, malade, chétif, affamé, afin de le convaincre de les choisir comme nourrice et bénéficier ainsi de traitements de faveur. D'autres préfèrent "se traire" pour prouver la qualité de leur lait, renonçant à toute pudeur. Cet épisode grotesque et monstrueux prend le contre-pied du mythe de la mère se sacrifiant pour son enfant. Dénuée de tendresse maternelle, l'Indienne n'est même pas animalisée, l'animal prenant par instinct soin de ses petits, mais déshumanisée. L'évocation de la traite ramène d'ailleurs moins la femme à un animal qu'elle ne la réduit à la fonction physiologique de reproductrice, c'est-à-dire de nouveau à une fonction vitale et première relevant du corps:
Sin escrúpulo de ningún género y con violencia, alzó a su hijo en alto como un presente, como un agradito, como una bandera de trapos y hediondeces. Cundió el ejemplo. La mayor parte imitó a la mujer de la voz ronca. Otras, en cambio, sin ningún rubor, sacáronse los senos y exprimiéronles para enredar hilos de leche frente a la cara impasible de la mula que jineteaba el mayordomo.
- ¡ No se ordeñen en los ojos del animal, carajo ! (19)
Les comportements aberrants selon les normes convenues de la morale, pointant une déchéance, une désintégration, sont légion dans le roman: Andrés bat sa femme et insulte son fils, ou bien trahit, ment et vole lorsqu'il peut y gagner de quoi améliorer l'ordinaire. Ils ont valu à Icaza d'être accusé d’entretenir le stéréotype raciste de l'Indien sale, veule, violent, menteur et voleur. (20) Pourtant, analysés dans un contexte de situation extrême, ces comportements participent de la dénonciation du système: la vie de l'Indien dans l'hacienda est si précaire qu'il reste peu de place pour autre chose, pas même pour la tendresse filiale, l'amitié ou la solidarité.
Le roman ne décrit pas seulement un système social mais l'engrenage débouchant sur la désintégration de la personnalité, totale ou partielle. Ici, l'Indien n'est pas le sujet passif des abus et injustices, du système décrit et dénoncé. Il est au cœur d'une relation qui le dépasse parce qu'elle fait intervenir des enjeux psychologiques inconscients ou incontrôlables par l'individu conscient, tels que les angoisses ou les pulsions. S'il ne peut réagir dans les actes contre le dominant, il réagit bien psychologiquement et voit sa personnalité affectée. Autant dire que le roman se soucie peu d'une identité culturelle indienne. Andrés apparaît avant tout comme l'être faible et dominé que l'on infantilise. C'est son statut de victime du système qui importe, et non son appartenance à une culture. L'Indien est ainsi, malgré lui, le sujet de relations ambivalentes et complexes entre dominant et dominé, desquelles sont également prisonniers le "cholo" et le patron, et qui fonctionnent comme un engrenage infernal. C'est cet engrenage qu'il nous semble maintenant important d'approfondir car il donne toute sa force à la dénonciation du système.
II - L'engrenage infernal de la domination
1 - Aucune échappatoire possible
La menace constante accompagnée du sentiment d'impuissance débouche directement sur la sensation de vivre dans un monde imprévisible. L'influence de l'environnement est déterminante sur les comportements et la façon de percevoir l'univers, laquelle, dans ces conditions de privations, devient forcément pessimiste. Soulignons à ce titre le rôle de la durée de la rigueur. Car si l'individu est convaincu que quoi qu'il fasse, il ne résultera rien de bon, ses efforts perdent tout leur sens, l'espoir disparaît, et seuls restent l'angoisse et le désespoir. C'est ce qui se produit en définitive chez Andrés: il travaille fidèlement pour le patron qui le sépare de sa femme et la viole; il s'efforce pourtant de se distinguer, se sacrifie et guide les Indiens dans le marais à assécher, mais le patron l'oblige ensuite à rembourser à prix d'or des semences détruites par le bétail; pire, il ne lui accorde aucune aide pour affronter la disette, lui refuse un prêt pour enterrer dignement son épouse décédée, puis lui inflige injustement l'humiliation d'un châtiment public. Les efforts d'Andrés, la qualité de son travail, sa valeur en tant qu'individu sont niés.
Le sentiment d'être impuissant parce qu'on est insignifiant et manipulé, entraîne le besoin croissant de trouver le respect de soi et l'autonomie. La vie privée, la famille, le huasipungo apparaissent alors à Andrés comme le seul espace chargé de valeurs positives, le seul où il puisse acquérir un sentiment d'identité: "Eran [los huasipungos] el refugio para todos los males. Allí esperaban los guaguas, la guarmi". (21) Il est primordial pour la survie psychique de ménager une zone de liberté d'action et de pensée, aussi insignifiante soit-elle. Ces deux libertés sont les attitudes humaines les plus fondamentales, de même que l'absorption et l'élimination, l'activité mentale et le repos, sont des activités physiologiques capitales. (22) Rien d'étonnant à ce qu'Andrés soit disposé à d'incroyables sacrifices pour retrouver les siens, ne serait-ce que quelques heures. Obligé de travailler sur des chantiers éloignés, il parcourt des kilomètres pour rejoindre la nuit son huasipungo, même s'il doit pour cela renoncer à de précieuses heures de repos, s'épuiser dans une marche folle, braver l'interdiction du contremaître de quitter le chantier et recevoir l'humiliation du fouet à son retour.
Mais pour que la famille et le huasipungo soient véritablement un refuge, encore faut-il qu'Andrés soit libre d'organiser sa vie privée. Ce n'est pas le cas, puisque le patron la contrôle également et a le pouvoir de le séparer des siens. Il apparaît alors de façon extrêmement douloureuse qu'il n'existe aucune échappatoire possible à la dépendance.
Plus grave, tous les efforts pour conserver une autonomie personnelle alimentent l'engrenage de la destruction de la personnalité en renforçant le sentiment de totale impuissance. En effet, ce qui permet de survivre comme personne, l'attachement familial et les liens affectifs, représentent un danger supplémentaire pour la survie psychique. La famille est un réconfort, mais la menace de sa perte est une source d'angoisse constante, un danger pour l'équilibre. Elle est un besoin vital, celui de se sentir exister comme individu digne, mais aussi une douleur lors de séparation. La séparation, même momentanée, parce qu'elle est subie, agit toujours comme un choc traumatique. Lorsqu'il découvre l'absence de sa femme, désormais nourrice, Andrés exprime sa rage par une colère destructrice: "De pronto – loco atrevimiento de su fantasía y de su impotencia – se vio que golpeaba con los puños en alto las paredes invulnerables de la casa de la hacienda." (23)
L'issue est toujours identique: l'obligation de se contrôler pour éviter la fureur du patron qui pourrait entendre les coups portés à ses murs et lui infliger une nouvelle punition. Or cette obligation implique immanquablement de se soumettre et de renoncer un peu plus à son autonomie: "Una modorra brindó al indio esa conformidad amarga y reprimida de los débiles. ¿Quién era él para inquirir por su familia? ¿Quién era él para disponer de sus sentimientos?" (24). Andrés, renvoyé à sa propre impuissance, perd davantage encore l'estime de soi. Le voilà pris dans l'engrenage infernal.
Ces émotions fortes sont extrêmement débilitantes psychiquement. Elles déstabilisent un individu fragilisé. Sans contrôle sur son univers, soumis aux caprices du patron, Andrés vit encore davantage de tensions nerveuses par la crainte de la rupture de sa cellule familiale, nous l'avons vu. Aussi, quand bien même Andrés retrouve sa famille saine et sauve après la séparation, le soulagement est tellement violent qu'il le renvoie plus encore à son impuissance, impuissance à contrôler ses émotions cette fois, provoquant un nouvel accès de rage. La fureur se retourne alors contre les êtres aimés, les coups et les insultes marquant les retrouvailles avec le père, comme en témoigne le retour au huasipungo d'Andrés après une première journée de déboisement à laquelle le contremaître l'a forcé sans qu'il ait pu en avertir Cunshi:
- ¿ Porqué no me avisas ?
- Porque no me dio la gana, caraju, chilló el indio desatando su cólera reprimida desde la víspera. Siempre era lo mismo : un impulso morboso de venganza le obligaba a herir a los suyos, a los predilectos de su ternura. (25)
Andrés est effrayé par sa propre violence et se sent coupable des coups portés aux siens, ce qui contribue à augmenter son angoisse et son stress. D'où un nouvel accès de rage incontrôlable. Il préfère alors abandonner son foyer plutôt que de blesser sa femme et son fils, bien qu'il ait défié les contremaîtres et parcouru des kilomètres dans le froid pour les retrouver:
¡ Nu, caraju ! ¿ Y ordeñu, ga ? Exclamó Chilinquinga con reproche y amenaza que no admitían razones. Luego apartó con violencia a la longa – con violencia de borrador, con violencia de quien no quiere ver lo que hace – y salió de la choza. (26)
Cette fureur injustifiée, et qu'Andrés sait injustifiée, est particulièrement débilitante car il en naît un profond sentiment de culpabilité. Les liens affectifs finissent ainsi par rendre la vie plus pénible, puisqu'ils épuisent l'énergie vitale nécessaire à la survie physique et psychique.
2 - La reproduction de la violence
Simultanément, ils participent de l'engrenage infernal en ce qu'ils nourrissent un phénomène de reproduction de la violence. Les Indiens sont tellement irrités que l'intégration psychique est menacée par l'hostilité accumulée. (27) Le fait que ce qu'ils veulent faire soit constamment l'objet d'interférences (travail personnel interrompu pour travailler pour le patron, vie de famille suspendue par le contremaître, récoltes perdues à cause de la colère divine, repos interdit à cause de nouvelles corvées imposées par le curé, etc.) entraîne une agressivité qui ne cesse de s'accumuler mais qu'il faut refouler. Il se crée alors chez l'individu une nouvelle pression, qu'il s'inflige à lui-même bien malgré lui, en sus du stress inhérent à sa situation précaire. La capacité d'agir sur sa propre colère, a priori positive et signe de maturité, devient alors négative, car elle entretient cette pression.
Comment décharger cette colère et desserrer la pression? Par la vengeance. Lors de la révolte finale, Andrés assassine sauvagement le contremaître. Mais cet épisode reste exceptionnel, toute vengeance étant impossible dans le système coercitif de l'hacienda. Au quotidien, Andrés retourne donc son agressivité contre les autres, Cunshi ou son fils, et contre lui-même, en se blessant avec la hache ou en se cognant aux murs de l'hacienda. Ce faisant, Andrés s'enferme dans le cercle vicieux. La culpabilité de maltraiter les siens alliée à l'impuissance à contrôler sa rage augmentent l'agressivité et, partant, la pression interne. La victime ne peut donc que continuer de réagir par la violence. Andrés devient ainsi au quotidien le bourreau des siens.
Il est difficile, dans une situation d'angoisse et de stress, de disposer de l'énergie qui permet de sublimer ou d'intégrer l'hostilité. La refouler est possible, mais là encore, cela exige une énergie incroyable et sollicite trop l'affectivité et la volonté. Cette énergie est déjà dépensée à lutter contre les nouvelles causes d'exaspération qui ne cessent de s'accumuler. Par ailleurs, il est trop risqué de se retourner contre le patron car on peut y perdre la vie. Andrés qui se rebelle est massacré avec son enfant. D'où l'engrenage de la reproduction de la violence sur les proches ou bien le choix d'un bouc émissaire.
Gualacoto, assassiné par ses meilleurs amis, dont Andrés, fonctionne comme un bouc émissaire. Le curé exige qu'il finance une action de grâce à la Vierge. Gualacoto, humblement, lui explique qu'il n'a pas les moyens de le faire. Furieux, le prêtre le menace de la colère divine et lui promet mille maux. Par la suite, le torrent déborde, détruisant plusieurs huasipungos, débordement qui est dû à la négligence du patron qui a préféré monopoliser la force de travail pour la construction de sa route plutôt que de la consacrer au nettoyage du lit du torrent. "Ciegos de terror" (28), les Indiens, qui pourtant connaissent le fonctionnement du torrent, attribuent la catastrophe non pas aux travaux non effectués et au patron, mais à la colère de la Vierge. L'agressivité qui naît de l'angoisse doit alors s'exprimer, et elle le fait par la désignation d'une victime: "Permanecieron inmóviles y saturados de desesperación, de odio, de venganza, buscaron contra quien irse". (29) Gualacoto, qui n'a pu satisfaire les exigences du prêtre, apparaît comme l'unique coupable, la cause même du mal, et est mis à mort par ses camarades. Lorsque le groupe social paraît menacé, sa cohérence est rétablie et sa survie, garantie par la désignation d'un coupable, en l'occurrence Gualacoto:
El marcado temor y las humildes palabras de Gualacoto exaltaron más y más la venganza confusa y ardiente de sus compañeros. Aletearon los ponchos, se elevaron los puños como garrotes. (…) Nadie escuchó las razones y los ruegos de aquel ser maldito ; había de por medio una voz interior que enloquecía, que enajenaba hasta el crimen a los runas del coro: "Malditos por él. ¡Miserable con Mama Virgen! El castigo… La creciente… La Muerte." Y fue así como con el tumulto de una crueldad sin nombre, los ruegos de la víctima – Gualacoto tendido en el suelo – se transformaron en quejas y las quejas se transformaron a la vez en ronquidos dolorosos, agónicos. (30)
La cohésion est rétablie après le meurtre: "luego, instinctivamente, buscaron la reconciliación" (31). Pourtant, le soulagement est fort bref: un sentiment de culpabilité prend le dessus. Les Indiens du petit groupe taisent ainsi leur crime, notamment à la famille de la victime, et font croire que Gualacoto a été emporté par les eaux du torrent. Dès lors l'engrenage de l'anxiété ne saurait être brisé, ni la pression de l'angoisse, levée.
Les meilleures intentions, les bons sentiments, l'amitié, la solidarité, le respect, la tendresse sont toujours compromis par le besoin de décharger l'irritation accumulée, souvent d'une façon explosive. Outre la maltraitance des siens ou la désignation d'un bouc émissaire, Andrés décharge son agressivité par un manque total de courtoisie, par la brutalité et la grossièreté, sans qu'il y ait pourtant de provocation contre lui. Il guette en fait l'occasion de cracher sa frustration et sa colère réprimée. S'exprimer avec véhémence lui est un soulagement. Ce faisant, il reproduit le langage de ses agresseurs, les contremaîtres et le patron, et adresse à ceux qu'il aime les insultes utilisées pour humilier les Indiens: "maldito", "lungu pendeju", dit-il à son fils; "india puta", "pendeja", lance-t-il à Cunshi. La victime réagit ici d'une façon aussi discutable que l'agresseur. Dans une situation extrême, elle est associée à ses bourreaux dans le même processus de domination. Car la baisse de l'estime de soi ne peut trouver aucune échappatoire, nous l’avons vu. Le système ne permet pas de reconquérir une forme d'autonomie valorisante et fonctionne en quelque sorte comme un piège.
D'où l'importance de l'alcool pour oublier l'état de dépendance, la perte d'autonomie, l'impuissance et le mépris qu'Andrés tend à ressentir pour lui-même. (32) L'alcool représente la seule issue dans le système de l'hacienda. Mais l'alcoolisme d'Andrés ne contribue qu'à l'infantiliser et le rendre plus dépendant encore du patron. Don Alfonso le sait, qui fournit à ses Indiens, à bas prix voire gratuitement, de l'alcool. Par ailleurs, sous l'emprise de l'alcool, Andrés est plus violent encore avec les siens, et tombe plus profondément dans l'engrenage infernal de la culpabilité, la honte, la perte du respect de soi. Les accès de rage du père alcoolique paniquent le petit qui hurle de peur aux gestes trop brusques d'Andrés, même lorsqu'il est sobre. (33) Le fils renvoie au père une image terrible. Or l'image qu'ont les autres de nous nous influence, car elle influence l'image que nous nous faisons de nous-mêmes, quand bien même elle n'est que la résultante des comportements que nous impose le milieu. L'image qui est renvoyée par ses proches à Andrés est particulièrement destructrice pour l'estime de soi et ne fait que renforcer le mépris que son propre comportement lui inspire.
3 - Ambiguïté des relations dominant/dominé
Les Indiens paraissent complètement passifs et soumis aux ordres du patron. Ils semblent même vouloir faire de leur mieux pour satisfaire toutes ses exigences. Comment comprendre cette attitude? Les "huasipungueros" ont depuis longtemps perdu l'espoir du changement. Dans ce contexte, la coercition finit par créer des intérêts communs: il vaut mieux coopérer que s'opposer. Il nous est dès lors possible de comprendre pourquoi Andrés, déjà humilié, déjà physiquement et psychiquement épuisé, se porte volontaire pour guider les Indiens dans le marais, tâche non seulement ingrate mais fort risquée. Face à l'incompétence du contremaître, qui envoie à la noyade ses travailleurs, les condamnant tous à plus ou moins brève échéance à une mort certaine, Andrés juge qu'il vaut mieux prendre en main l'assèchement du marais, finir les travaux rapidement et ainsi sauver des vies. Aussi monstrueux que cela puisse paraître, Andrés en vient à partager les intérêts du patron: assécher vite et bien l'immense marais.
Bref, par cet engrenage infernal, le système finit par fonctionner seul. Il est presque impossible aux victimes de ne pas coopérer avec les efforts des maîtres pour les réduire à la passivité. Les intérêts des deux parties finissent par aller dans le même sens: plier rend la vie plus facile aux Indiens. Ils sont persuadés qu'ils ne peuvent améliorer leur sort qu'en coopérant. Scène terrible, quand Don Alfonso refuse de leur accorder les "socorritus" (qui n'est pas une charité gratuite, mais une avance sur salaire) devant leur permettre de survivre à la famine et à l'épidémie qu'elle provoque, ils insistent à peine et s'enfuient devant la colère du patron, alors qu'ils font nombre et pourraient aisément prendre d'assaut la maison et les précieux aliments qu'elle renferme: "No era el hambre de los rebeldes que se dejan morir. Era el hambre de los esclavos que se dejan matar saboreando la amargura de la impotencia". (34)
Les relations bourreau/victime sont ambiguës. L'une des dangereuses illusions des Indiens est de voir les bourreaux sous un aspect mythique, forts, durs, inaccessibles, inhumains, ayant toujours raison. Il s'agit d'une pure fascination de la toute-puissance du dominant. Aussi, peu importe que le patron soit très peu souvent sur l'hacienda et vive principalement à Quito: il n'a pas besoin d'être présent pour incarner l'autorité, la seule évocation de son nom suffisant à la rappeler. Selon Bettelheim, il n'y a pas de moyen d'échapper aux tendances psychotiques imposées par les circonstances de la situation extrême. Des fantasmes naissent et sont projetés sur un pouvoir défini comme mythique. Le réel sert ainsi à alimenter le mythe du pouvoir tout-puissant du patron. Une impuissance effective, la nécessité d'inhiber toute réaction vindicative et le besoin de préserver un certain narcissisme contribuent à engendrer chez l'Indien une image mythique du persécuteur.
De son côté, le dominant a également de sa victime une image fausse et terrorisante. Plus il est violent, plus il lui faut grossir la puissance redoutable de sa victime pour se justifier. Car lui non plus ne parvient à éluder un certain sentiment de culpabilité. D'où une double mythification qui renforce la mécanique de l'engrenage. Le maître est angoissé de découvrir les Indiens encore plus soumis qu'il ne le pensait et devient de plus en plus violent, et devant ce regain de violence, les Indiens se montrent encore plus passifs. (35)
Ainsi pris dans l'engrenage infernal du système, le patron doit se convaincre que l'Indien est un sadique, dénué d'inhibition, stupide, d'une race inférieure. Dans le roman, il n'a de cesse de l'accuser de ne s'intéresser qu'aux biens matériels, de n'avoir aucun idéal ni valeur morale, d'être sans valeur intellectuelle. C'est pour lui un mécanisme de défense. Le persécuteur doit juger sa victime plus redoutable qu'elle n'est car l'image négative de la victime permet de se libérer des conflits intérieurs, notamment d'une culpabilité destructrice. (36)
Or en voyant l'Indien à travers le stéréotype, le patron est incapable de le juger objectivement, et par voie de conséquence de juger objectivement sa propre situation. Il croit sincèrement que les Indiens cherchent abusivement à lui soutirer les "socorritus". L'Indien est la victime. Mais ni le patron, ni le curé ne le voient comme telle. Attention, il ne s'agit pas seulement de cynisme, même si leur cynisme est maintes fois souligné par le narrateur. Ils finissent par croire que l'Indien vit en réalité très bien mais qu'il le dissimule pour éviter de leur payer son tribut, qu'il profite de leur générosité et de leur patience. Le patron en vient ainsi à se poser en victime de ses Indiens.
La scène des "socorritus" refusés l'illustre parfaitement: " ¿Más…? ¿Más caridades que las que les hago, carajo? – cortó don Alfonso Pereira pensando liquidar de una vez el atrevimiento de la indiada" (37). Une requête légitime est un "atrevimiento", la demande d'avance sur salaire, une charité soutirée. Le majordome présente alors les Indiens en persécuteurs, coupables de maltraiter le patron, et le patron en victime, victime des exigences abusives des Indiens: "No sean rústicos. No le hagan tener semejantes iras al pobre patrón. Se ha de morir. Se ha de morir no más. ¿Qué pasa, pes, con ustedes? ¿No entienden o no tienen shungo?" (38). Voilà les Indiens grossiers, égoïstes, intéressés, cruels, sans cœur ("shungo" en quichua), de possibles assassins de leur maître. Le patron le perçoit d'ailleurs bien de cette façon: "Don Alfonso se sintió mártir de su deber, de su destino. Con voz gangosa de fatiga alcanzó a gritar: – Estos … Estos me van a llevar a la tumba… Yo… Yo tengo la culpa, carajo… Por consentirles como si fueran mis hijos…" (39).
L'engrenage infernal de la persécution est activé. Car Don Alfonso est aussitôt pris de doutes et d'une profonde culpabilité, même si ce n'est que ponctuellement. Il voit bien que les Indiens meurent de faim, qu'en leur refusant son aide, il condamne beaucoup d'entre eux. Il faut alors qu'ils soient coupables, qu'ils représentent une menace terrible que Don Alfonso, pris d'une anxiété terrassante, a d'ailleurs du mal à définir rationnellement. Il tombe ainsi dans une sorte de paranoïa, accusant les Indiens de vouloir le détruire et avec lui l'hacienda, la civilisation:
(…) Don Alfonso, al sentirse solo – los huasicamas son indios y podían traicionarle, la cocinera y las servicias son indias y podían callar – fue presa de un miedo extraño, de un miedo infantil, torpe. Corrió a su cuarto y agarró la pistola del velador, y, con violencia enloquecida, apuntó a la puerta mientras gritaba :
- ¡ Ya, carajo ! ¡ Ahora, indios puercos !
Como sólo le respondió el eco de su amenaza se tranquilizó un tanto. No obstante, dio algunos pasos y miró receloso por los rincones. "Nadie… Soy un maricón…", se dijo y guardó el arma. Luego, agotado por ese nerviosismo cobarde que le dejaron las impertinencias de los indios, se echó de bruces sobre su cama como una mujer traicionada. No lloró, desde luego, pero en cambio evocó sádicamente escenas macabras que comprobaban el salvajismo de los runas. (40)
L'évocation des supposés tortures et actes de barbarie que les Indiens auraient fait subir à de respectables voisins, l'énumération de leurs possibles méfaits et de leurs vices, provoquent chez le patron un accès de fureur qui débouche sur une violence par laquelle son comportement devient plus cruel encore. Il désire purement et simplement les voir disparaître et leur retire leur huasipungo. Plus le persécuteur se montre violent, plus il lui faut justifier ses actes en arguant de la puissance redoutable de sa victime, plus il croit à l'existence de cette puissance, et plus il éprouve d'angoisse et sera porté à la violence. Evidemment, cela tourne au désavantage de la victime.
Don Alfonso balaie ses scrupules en évoquant une supposée supériorité sur les Indiens qui finit par justifier à elle seule qu'ils travaillent jusqu'à épuisement à la construction de la route: "Soy la cabeza de la muchedumbre", dit-il (41). Lorsqu'il viole Cunshi, il fait appel au même argument: "Está visto… Es una raza inferior". (42) L'étape ultime de cette représentation de l'Indien comme "bárbaro", "salvajes", est sa négation comme personne, négation que nous avons exposée au début de ce travail. Il est vrai qu'il est aisé pour le patron de se sentir supérieur lorsqu'il voit les Indiens sales, veules, passifs, alcooliques, violents: cela ne prouve-t-il pas qu'ils sont bien inférieurs ? Par opposition, il appartiendrait à une élite censée incarner et défendre la civilisation et la culture. Prisonnier de l'engrenage psychique qui détruit sa clairvoyance, il est incapable de voir que la justification de sa supériorité réside dans ce dont il ne veut pas être conscient, à savoir que c'est uniquement par le milieu qu'il impose aux Indiens qu'il apparaît comme supérieur. Si le patron est "civilisé", c'est grâce aux conditions de vie dont il jouit par rapport à l'Indien, et non l'inverse. Ce n'est pas à sa culture qu'il doit sa supériorité sur les Indiens, mais à ses chauds vêtements, son doux logis, ses bons repas, sa sécurité financière et le statut que lui a accordé le hasard de la naissance.
Le métis est également une figure clé du roman dans la description du système de domination. Indien en partie par ses origines, il n'en méprise que d'avantage les Indiens dont il est chargé de superviser le travail, et se reconnaît dans le prestige du maître auquel il s'identifie. Là encore, rien de rationnel dans ce jeu d'identification. La fascination de la toute-puissance du dominant l'explique en partie, comme en témoigne la cruauté absurde du remède choisi par le contremaître pour soigner la fièvre des marais de ses Indiens, à savoir les faire courir jusqu'à épuisement sous le fouet :
Agotados de cansancio, los enfermos empezaron a caer al suelo. Pero el flagelador, fascinado – fascinación de efímero poder – por la música de su acial sobre los pellejos secos de borrego unas veces, sobre la carne desnuda de las piernas o de la cara de los indios otras, en el aire de cuando en cuando, redobló la fuerza de su brazo. (43)
Mais au-delà de la fascination du pouvoir, seule importe la conviction de ne pas appartenir au groupe honni des Indiens. Rien d'étonnant donc à ce que le métis soit aussi, voire plus cruel que le maître. Ce faisant, il met en acte à ses propres yeux le pouvoir du "blanc" et symboliquement se l'approprie. Attrapé entre deux races, deux cultures, deux groupes sociaux, le métis choisit son camp: celui des vainqueurs et des dominants, pour ne pas être dominé. Dès lors, comme Don Alfonso, le "teniente político", métis par ailleurs totalement corrompu, définit l'Indien comme "sinverguenza" et se vante de sa dureté envers lui: "Nadie como yo para conocer y dominar a látigo, a garrote, a bala la sinvergüencería y la vagancia de los indios". (44) Il justifie sa propre cruauté, comme le patron, en noircissant (sans jeu de mots) sa victime.
Même si les intérêts du patron sont antagonistes aux siens, le métis finit par les partager car cela lui permet de s'identifier au dominant, nécessité vitale pour conserver l'estime de soi et, au passage, se "blanchir" symboliquement. Chez Icaza, le métis n'a rien du mélange ni de la fusion entre les peuples. Il n'est que négation, reniement, pour s'affirmer et résister à son tour à la perte de l'estime de soi. Or le doute et le reniement ne peuvent que déboucher sur la perte de l'estime de soi ou bien sur une schyzophrénie identitaire, toutes deux responsables de l'appauvrissement de la personnalité et de la conscience. Le métis est ainsi également prisonnier d'un engrenage qui contribue à sa dépersonnalisation.
4 - Huasipungo, un cas exemplaire de survie de la personnalité ou l'impossible conquête de l'autonomie ?
Comment résister à une situation extrême? Selon Bettelheim, il faut prendre position, que ce soit intérieurement, sans conséquence tangible, ou en extériorisant ses convictions dans l'action. Le récit se termine par la révolte des Indiens dépossédés de leur huasipungo, guidés par Andrés. La rébellion est certes écrasée mais n'en reste pas moins une rébellion. En ce sens, elle apparaît comme une vitale affirmation de soi. En affirmant sa capacité de résister, on s'affirme comme personne autonome, dotée de volonté propre. Andrés incarnerait ainsi une victoire psychique possible, la récupération éventuelle de la personnalité bafouée.
Andrés ne se berce plus d'illusion et a pris conscience, à l'occasion du châtiment public injustement infligé, que tous ses efforts d'adaptation sont vains. Boiteux, affaibli, et désormais privé de huasipungo, il court de toute façon à la destruction. En se révoltant, se vengeant et tuant le contremaître et le "teniente político", il échappe à sa véritable prison, quitte à y perdre la vie. Il exerce sa dernière liberté, celle de juger par lui-même les conditions d'existence qui lui sont imposées. Il peut le faire car il est prêt à risquer sa vie pour reconquérir son autonomie. Si vivre en homme libre est impossible, alors mieux vaut mourir comme tel, tel pourrait être le message du roman:
La actitud desconcertada e indefensa de los campesinos se trocó al embrujo del alarido ancestral que llegaba desde el huasipungo de Chiliquinga en virilidad de asalto y barricada. (45)
Andrés est-il un individu au sens plein du terme, doté d'autonomie? D'une certaine façon, oui. Il s'y efforce en conservant un semblant de vie familiale, se posant en chef de famille, donc en responsable de sa vie et de celle de ses proches; il le tente de nouveau en se rebellant. Même s'il reste maladroit et infantilisé, victime de ses émotions et dépossédé du pouvoir de s'affirmer pleinement, il manifeste bien sa volonté, ne serait-ce qu'en choisissant la façon de mourir, ultime liberté.
Pour ne pas s'effondrer, il faut se prouver à soi-même que l'on peut exercer une influence sur son milieu. Andrés et ses compagnons savent qu'ils ne peuvent le faire de façon positive, donc ils le font de façon négative. D'où la vengeance comme pulsion primaire "diabolique", dans un acte aussi sauvage et cruel que ceux qu'ils ont auparavant dû endurer:
Andrés se lanzó sobre el cholo, y , con diabólicas fuerzas y violencias, firmó la cancelación de toda su venganza sobre la cabeza de la aturdida autoridad con un grueso garrote de eucalipto. (…)
- ¡ Maldituuu ! Bufaron en coro los indios con satisfacción de haber aplastado a un piojo que les venía chupando la sangre desde siempre. (46)
Il y a inversion des rôles. Le "piojo" est ici le cholo. Pourtant, Andrés ne parvient pas, en dernier recours, à échapper à l'engrenage de la dépersonnalisation ni à reconquérir un semblant d'autonomie. L'interprétation de la rébellion finale s’avère aussi ambivalente et complexe que le jeu de relations qui se met en place entre persécuteur et persécuté.
Premièrement, nous venons de le voir, la révolte n'est pas un acte raisonné. Andrés obéit à une pulsion inconsciente. Certes, elle est nécessaire à sa survie, une survie double: physique car le huasipungo l'alimente, psychique pour préserver l'autonomie qui lui reste. Elle ne saurait être un véritable acte de résistance ni une affirmation de l'autonomie. Elle n'est qu'une nouvelle pulsion incontrôlable, une pulsion de colère qui ne fait qu'accélérer la mort d'Andrés, à la plus grande joie du patron. Car, deuxièmement, elle fait le jeu du patron. Andrés meurt et libère la terre convoitée par Don Alfonso. En provoquant lui-même rapidement et sûrement sa propre mort, il va dans le sens des intérêts de ce dernier qui, justement, souhaitait sa disparition.
De plus, si dans un premier temps les révoltés agissent "virilement", comme s'ils avaient su conquérir une dignité bafouée, cette dernière est de courte durée. Les soldats qui les assassinent ont à leur tour le sentiment de les écraser comme des "piojos". L'inversion des rôles est suspendue: voilà les Indiens redevenus "piojos", qui plus est des "piojos" morts. En définitive, ils apparaissent bien comme les dominés, désignés par les soldats comme des "ratas asustadas" (47) ou des "bichos venenosos" (48).
Un autre élément semble confirmer cette lecture de la rébellion, en l'occurrence la panique et l'angoisse qui envahissent les révoltés et les poussent à chercher parmi eux un bouc émissaire, alors même que l'armée s'apprête à passer à donner l'assaut final. Ils cessent rapidement d'être fiers, "virils", unis et solidaires. Ils renoncent presque aussitôt à une mort glorieuse. Les survivants retranchés dans le pauvre logis d'Andrés s'en prennent à lui en silence, comme ils l'avaient fait auparavant avec Gualacoto:
¿ Quién les había metido en eso ? ¿ Porqué ? Miraron solapadamente, con la misma angustia supersticiosa y vengativa con la cual se acercaron al teniente político o al Tuerto Rodríguez antes de matarles, a Chiliquinga. Al runa que les congregó al embrujo diabólico del cuerno. "Él… Él, carajuuu". (49)
Si Andrés meurt sous les balles des soldats et non sous les coups de ses compagnons d'infortune, c'est parce que l'armée intervient aussitôt. Le caractère a priori héroïque de son sacrifice n'est que le résultat d'un triste concours de circonstances. D'ailleurs, l'image noble du héros est mise à mal par les dernières paroles d'Andrés. Son fils, tout juste âgé de quatre ans, a constamment épaulé son père lors des affrontements; le narrateur salue son courage et son dévouement. Mais Andrés, alors qu'il sait leur mort prochaine, ne fait preuve à son égard d'aucune tendresse ni même de reconnaissance. Au contraire, il l'insulte lorsque le petit, pourtant légitimement effrayé, commence à pleurer: "Longuitu maricón. ¿ Pur qué, pes, ahura gritandú? Estáte nu más cun la boca cerrada". (50) Andrés est bien, jusqu'au dernier moment, prisonnier de l'infernal engrenage de la violence et de sa reproduction, comme si cette révolte censée restaurer son autonomie n'avait servi à rien, si ce n'est accélérer son élimination dans l'intérêt de Don Alfonso. Dans un système de domination qui fonctionne seul, toute révolte est vaine et dérisoire.
Conclusion
C'est là justement l'efficacité de la dénonciation du système coercitif de l'hacienda, une efficacité propre à Huasipungo et sur laquelle il nous semble pertinent de conclure. Les multiples ambiguïtés, l'ambivalence générale, font naître chez le lecteur un malaise évident. Sympathique et repoussant, héroïque et lâche, Andrés nous fait toucher du doigt la force implacable du système en place. Son sacrifice absolument inutile sert, mieux qu'aucune autre démonstration, le propos engagé de l'auteur. L'héroïsme peut être l'affirmation la plus haute de l'individualité. Mais ici, les actions courageuses sont une manifestation supplémentaire de la pulsion de mort, de l'agression tournée contre le moi. Andrés n'a pas su se contenir, il a laissé exploser sa colère, a défié l'autorité et a été massacré. S'il s'était tu, il aurait survécu et son fils avec lui. Certes, il aurait été obligé de s'enfuir vers des terres plus rudes encore et aurait mené une existence encore plus misérable, mais il aurait survécu. Le système de l'hacienda se présente comme implacable car aucune échappatoire n'est possible, pas même dans la révolte et la mort.
S’il est admis qu’un roman n’est pas une démonstration, il est indéniable que Huasipungo se met au service d’une idéologie. Il conduit le lecteur vers une série de conclusions, des conclusions certes sous-entendues mais qui n’en sont pas moins radicales: un système qui n’offre aucune échappatoire ne doit pas être modifié, assoupli ou réformé, mais totalement supprimé. Aux côtés des écrivains de la "Generación del treinta", pour la plupart sympathisants socialistes ou communistes, Icaza cherche également à démontrer la nécessité de cette option forcément révolutionnaire. Dans un Huasipungo à l’indigénisme engagé, «l’esthétique de l’horrible» (51) ne saurait être un parti pris purement littéraire; elle structure ce qu’Eve-Marie Fell a appelé les «réquisitoires» (52).
NOTES
(1) Jorge ICAZA, Huasipungo (1934), Colección Antares, Libresa, Quito, 1989, 245 p.
(2) Nous nous appuierons ici particulièrement sur Le cœur conscient, Laffont, Paris, 1977, 383 p. Mais nous nous inspirons également de plusieurs analyses développées dans La forteresse vide, Gallimard, Paris, 1977, 588 p.
(3) Si Bettelheim définit le concept de situation extrême à partir de l'observation du fonctionnement des camps de concentration de Dachau et de Buchenwald, il définit également comme situations extrêmes certaines configurations familiales et certaines configurations économiques et sociales.
(4) L'emploi du terme anéantir n'est pas ici exagéré. La mission confiée à l'armée est d'exterminer les Indiens, "acabar con ellos", "eliminarlos", et les soldats s'en acquittent avec zèle, ne voyant en eux que des "bichos venenosos" (Jorge ICAZA, op. cit., p. 240).
(5) Ibid., p. 73.
(6) Ibid., p. 166.
(7) Ibid., p. 92.
(8) Ibid., p. 109.
(9) Ibid., p. 200.
(10) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 377.
(11) Ibid., p. 108.
(12) Jorge ICAZA, op. cit., p. 110-111.
(13) Ibid., p. 111-112.
(14) Ibid., p. 181.
(15) Ibid., p. 186.
(16) Ibid., p. 227-228.
(17) Dans le roman d’Icaza, la représentation de l’Indien passe par celle d’un «personnage-masse». La désintégration de la personnalité mise en scène ici implique la dissolution de l’individualité, tous les Indiens se rejoignant nécessairement dans la trajectoire de l’abandon et du malheur pour former une seule et même masse soumise et abrutie. La construction d’un «personnage-masse» de l’Indien n’est donc pas un simple procédé littéraire mais s’inscrit dans la dénonciation du système, comme le démontre Eve-Marie FELL, Les Indiens, sociétés et idéologies en Amérique hispanique, Paris, Armand Colin, 1973, p. 158-161.
(18) Jorge ICAZA, op. cit., p. 98.
(19) Ibid., p. 100.
(20) Concernant la réception de Huasipungo, voir notamment Eve-Marie FELL, op. cit. , p. 162-163.
(21) Jorge ICAZA, op. cit., p. 181.
(22) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 202.
(23) Jorge ICAZA, op. cit., p. 108.
(24) Ibid., p. 109.
(25) Ibid., p. 105.
(26) Idem.
(27) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 278.
(28) Jorge ICAZA, op. cit., p. 181.
(29) Ibid., p. 185.
(30) Ibid., p. 186.
(31) Ibid., p. 181.
(32) L’influence du naturalisme français est ici indéniable.
(33) Ibid., p. 210.
(34) Ibid., p. 198.
(35) Ils renoncent alors à ce que Bettelheim définit comme la plus grande liberté de l'homme: choisir son attitude face aux circonstances. Ce renoncement n'est pas voulu, ni même conscient, mais résulte de l'adaptation nécessaire à la survie en situation extrême.
(36) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 293.
(37) Jorge ICAZA, op. cit., p. 193.
(38) Ibid., p. 195.
(39) Idem.
(40) Ibid., p. 196-197.
(41) Ibid., p. 122.
(42) Ibid., p. 124.
(43) Ibid., p. 165.
(44) Ibid., p. 89.
(45) Ibid., p. 237.
(46) Ibid., p. 238.
(47) Ibid., p. 241.
(48) Ibid., p. 242.
(49) Ibid., p. 243-244.
(50) Ibid., p. 244.
(51) L’expression est d’Augustín Cueva (cité par Eve-Marie FELL, op. cit., p.164).
(52) Eve-Marie FELL, op. cit., p.146.
L'Equatorien Jorge Icaza (1906-1978) appartient à la "Generación del treinta" qui prétend renouveler le réalisme naturaliste par un réalisme social au service de son engagement politique. La littérature doit dénoncer les maux de la société équatorienne, et Huasipungo, son roman le plus connu, publié en 1934, s'inscrit dans ce que la critique a pu appeler l'indigénisme orthodoxe, soucieux de dénoncer un système qualifié de féodal, celui de l'hacienda, quitte à utiliser des stéréotypes réducteurs pour en décrire les acteurs clé, l'Indien, le métis, le patron, le curé. Pourtant, Huasipungo diffère des autres romans indigénistes de l'époque par une noirceur toute particulière où le sordide frise le grotesque. Certes, il met en scène toutes les formes de violence possibles, sociales ou économiques, racistes ou sexuelles, culturelles, physiques, morales, symboliques et linguistiques. Certes, comme les autres textes indigénistes de l'époque, il dépeint un Indien opprimé sans relâche, victime de l'injustice et de l'arbitraire, dominé par tous les groupes sociaux d'une pyramide dont il est la base et le principal pilier. Mais ce ne sont pas ces différents abus qui nous intéressent ici; ils ont d'ailleurs été largement étudiés par la critique. Ce sont leurs effets sur la victime. Car ils débouchent sur une misère absolue, matérielle, physique, mentale, affective, qui l'amène à adopter un comportement déshumanisé. Autrement dit, ces formes de violences engendrent une violence plus radicale encore et bien plus terrifiante: la dépersonnalisation de la victime via la perte de son autonomie et la paralysie de sa volonté.
Dans tout phénomène de désintégration, il y a l'individu et ses prédispositions, mais il y a aussi un milieu moteur de la dépersonnalisation que Bruno Bettelheim qualifie, dans ses travaux, de situation extrême (2). En nous appuyant sur plusieurs concepts clé de la pensée de Bettelheim, nous nous efforcerons d'observer comment le système de l'hacienda, dans Huasipungo, relève d'un milieu de situation extrême (3), avec son régime de terreur, de coups, de menaces, d'humiliations. La victime, involontairement et inconsciemment, collabore alors à sa propre déchéance, prisonnière d'un engrenage infernal de désintégration de sa personnalité.
A notre sens, cette approche permet de saisir toute la portée dénonciatrice du roman, levant les critiques qui l’ont accueilli à sa publication. Icaza, en effet, a alors été accusé de racisme envers l’Indien parce que celui-ci apparaît dans Huasipungo comme un être lâche, mesquin, grossier, passif face à ses bourreaux. Il devient même le bourreau des siens, battant sa femme et ses enfants, maltraitant systématiquement son entourage. Or c'est là que réside justement la force du roman. Loin de verser dans le manichéisme politiquement et idéologiquement correct d'autres romans indigénistes, où le dominé est par essence innocent et vertueux, Icaza, tout en stigmatisant le cynisme et l'égoïsme des dominants, souligne la lente décomposition psychique de l'Indien par son abrutissement absolu. Le système responsable de ce processus n'en paraît que plus monstrueux, et sa dénonciation, plus efficace.
I - Situation extrême et perte du respect de soi
1 - L'hacienda, un milieu extrême pour l'Indien
Le roman est constitué de 25 séquences qui, directement ou indirectement, évoquent des espaces de l'hacienda marqués par la misère et le sordide. Les conditions de vie sont dures et, lorsqu'il s'agit des Indiens, carrément primitives. Les personnages sont tous sans exception répugnants du point de vue éthique et humain. Les actions décrites dans les séquences ne s'enchaînent pas de façon rectiligne mais confuse, donnant l'impression d'un tourbillon d'éléments, d'actes, de sentiments, de personnages et d'impressions, effet renforcé par des plans secondaires qui interfèrent parfois de façon inattendue avec l'action principale. Les descriptions du narrateur omniscient participent de cette vision du monde douloureuse, pleine d'accrocs, de frustrations, de colère retenue, d'anxiété. De même, les parenthèses qu'il multiplie renforcent le sentiment d'une lecture aussi désordonnée, imprévisible, chaotique et instable que le milieu qu'il décrit. Le lecteur, à son tour, ne peut que ressentir cette tension dont semblent souffrir tous les personnages. D'où la sensation diffuse d'un monde brisé.
Il n'y a aucun lyrisme dans le roman, même lors de l'épisode d'héroïsme final où les Indiens se révoltent et s'opposent à la confiscation de leur huasipungo, le lopin de terre qui leur est accordé en échange du travail de toute la famille et de sa soumission, ni même lorsqu'ils affrontent les soldats venus les anéantir (4). Le style, concis, est centré sur le sordide de la vie et la dureté des faits. Les ruptures de rythme sont nombreuses ainsi que les incorrections et les constructions syntaxiques aberrantes. La langue, qui privilégie le parler local, est systématiquement malmenée, donnant l'impression d'un récit écrit à la va-vite, reproche qui a souvent été fait au roman d'Icaza. Elle contribue pourtant à donner la priorité à l'atmosphère sur la trame.
L'atmosphère oppressante ne naît pas seulement du style, des descriptions, ni de l'énumération des différentes formes de violences à l'encontre de l'Indien, mais de la systématique mise en scène de la façon dont elles lui sont infligées: injustement et arbitrairement. En ce sens, dans Huasipungo, elle relève d'un milieu de situation extrême.
Nous ne décrirons pas les abus et humiliations exposés dans le roman tant ils sont nombreux. Rappelons seulement que dans Huasipungo, l'Indien ne connaît que violence subie, privations, coups, insultes. Il est sous-alimenté, mal vêtus, très pauvrement logé, exposé aux intempéries et forcé de travailler très dur sans reconnaissance en retour, ni financière, ni symbolique. Il est constamment surveillé et puni. Evidemment, il n'a aucun accès aux soins en cas de maladie ou de blessure. Les femmes sont systématiquement violées. Plutôt que d'insister sur les atrocités en tant que telles, soulignons qu'elles font partie d'un système, l'hacienda, qui repose sur la coercition. Et face à la coercition, les Indiens disposent de peu de moyens pour se protéger des abus dont ils sont l'objet.
Parmi la multitude de personnages, plusieurs figures incarnent le destin de l'Indien dans ce système: Andrés Chiliquinga, sa femme Cunshi et leur tout jeune fils. S'ils apparaissent comme des personnages centraux, ils ne représentent pas de réelles individualités. Ils sont emblématiques du fonctionnement de l'hacienda, au même titre que Don Alfonso Pereira, le grand propriétaire, que le curé ou que le contremaître, le "Tuerto Rodríguez". En l'occurrence, c'est à travers les injustices qu'ils subissent et leur trajectoire vers la destruction psychique puis physique qu'ils sont exemplaires de la condition indienne. Don Alfonso, en effet, a passé un juteux accord avec une société d'exploitation pétrolière américaine pour construire sur ses terres une route reliant les Andes à l'Amazonie. Il met toute l'hacienda au service de ses seuls intérêts et impose aux Indiens une série de travaux inhumains, le déboisement de vastes surfaces, l'assèchement complet de marais insalubres, la construction de la route, outre la mise en valeur agricole de nouvelles terres dont il est l'unique bénéficiaire. Ce projet fait sa fortune et le malheur des Indiens, exploités, maltraités, épuisés à la tâche, puis dépossédés de leur huasipungo au profit des gringos, et finalement massacrés.
D'emblée, l'Indien est nié dans son humanité. Au mieux, il est un instrument de mise en valeur des terres : "Toda propiedad se compra o se vende con sus peones" (5), affirme Don Alfonso. Il préfère même sacrifier de nombreuses vies indiennes pour assécher un marais plutôt que de modifier le tracé de la route. Il rappelle en ces termes à l'ingénieur en charge du projet que si la vie des Indiens a un prix, celui-ci ne se définit qu'en fonction de ses intérêts :
- Meter a la gente en la ciénaga, enterrarla en algún hoyo…
- Y para qué cree usted que he comprado a los indios (…).
- ¡ Ah ! Bueno. Si usted desea desecar el pantano a punta de cadáveres… (6)
Le prêtre, autre figure de l'autorité, fait partie du système que dénonce Icaza. Il légitime pleinement, par son poids moral, la négation de l'humanité de l'Indien et sa totale instrumentalisation. Lorsque Don Alfonso lui rappelle : "Usted comprende que sin los runas no vale nada", le prêtre est le premier à préciser: "¡Y qué runas! Propios, conciertos, de una humildad extraordinaria. Se puede hacer con esa gente lo que a uno le de la gana". (7) Complice, le prêtre n'est qu'un double de la figure du grand propriétaire, dont il partage non seulement les intérêts mais les vices, cupidité, cynisme, égoïsme, ruse, luxure.
Dès lors, le travail ne saurait être pour l'Indien une source d'affirmation de soi. Il n'est que douleur, épuisement, nouvelle manifestation de l'arbitraire. Ainsi Andrés est-il forcé d'abandonner du jour au lendemain sa famille, son huasipungo et les maigres cultures qui assurent leur survie pour déboiser des collines éloignées. Ce travail titanesque ne lui est pas rétribué. Il ne fait pas même l'objet d'une reconnaissance symbolique, remerciements ou encouragements. Il ne reçoit en échange que coups, insultes et reproches. Pire, constamment surveillé, il lui est strictement interdit de quitter le chantier et de rejoindre sa famille. Le voilà privé de ce qu'il a de plus cher. Ses besoins les plus intimes, physiques (repos, intégrité physique) et psychologiques (reconnaissance, valorisation, affection) sont niés, négation dont se fait systématiquement l'écho l'évocation d'espèces jugées inférieures ou inutiles dans le règne animal pour décrire les Indiens. C'est encore la comparaison avec l'animal, le bétail ou la bête de somme qui, mieux qu'une longue description, rend compte de la domination absolue du maître sur les travailleurs indiens: "Eran los indios que iban a la minga de la quebrada grande – veinte o treinta sombras arreadas como bestias por el acial del mayordomo – ." (8)
Outre le travail forcé et non reconnu, la nourriture joue un rôle primordial dans le système de domination de l'Indien. Les travailleurs sont à peine nourris. Et lorsque la communauté connaît une véritable famine à la suite de la destruction de ses cultures, Don Alfonso refuse de lui prêter semences et aliments, préférant encore une mortalité soutenue, même si elle doit entamer considérablement son "cheptel" humain. Il refuse ainsi de leur abandonner le cadavre des bêtes mortes, choisissant de faire enterrer la viande en voie de putréfaction. Il n'agit pas seulement par cupidité, mais parce qu'il est conscient que des individus affaiblis sont plus faciles à contrôler: " ¡La carne! No estoy loco, carajo. (…) Donde se les dé se enseñan y estamos fregados" (9). Le bébé redoute l'irritation de ses parents parce qu'il craint qu'ils lui refusent le nécessaire, symbolisé par la nourriture. Cette peur est plus fondamentale que celle de perdre l'amour de ses parents. (10) En refusant de la nourriture, le patron réveille cette peur fondamentale. Les Indiens sont obsédés par la nourriture et l'angoisse de ne pas en avoir suffisamment. Toute leur énergie va alors vers la soumission pour en obtenir.
Bref, Andrés subit sans répit tout au long du roman les trois grands types de dommages préjudiciables à l'intériorisation personnelle: corporel, économique et moral. Il incarne la victime par excellence. Mais c'est surtout parce qu'ils sont répétés, injustes et arbitraires, que ces dommages constituent une situation extrême. Il en résulte un sentiment d'abandon chez la victime qui perçoit tout comme source de danger. Andrés ne peut cesser de ressentir une angoisse profonde liée au sentiment d'insécurité qui définit son vécu quotidien. Ce sentiment provoque la tension et la sensation de chaos dont rend compte l'atmosphère générale du roman.
Dans ce contexte, le Ciel cesse d'être un espoir. Il apparaît au mieux indifférent, au pire comme une menace supplémentaire. Pour les Indiens, Dieu ne se manifeste que pour punir et tuer, jamais pour réconforter ou consoler. Le prêtre se charge d'ailleurs, par de nombreuses ruses, d'entretenir la peur de la colère divine. Le patron, le prêtre et Dieu se rejoignent ainsi dans l'image de la toute-puissance vécue comme irrationnelle et incontrôlable. Les Indiens donnent à tous trois du "taita" ("taita Dios", "taita cura", "taita patrón"), témoignage de leur soumission et de leur respect craintif. Même la nature paraît menaçante; le climat, hostile; la terre, avare. Les tremblements de terre succèdent aux pluies diluviennes; les torrents débordent, détruisant villages et récoltes. Ils ne laissent aucun répit à l'Indien obligé de lutter à chaque instant pour sa survie physique.
2 - Impuissance et perte d'autonomie
Dans cette situation extrême, l'Indien n'a évidemment aucune liberté de choix, ne participe à aucune décision. Or la prise de décision, comme les muscles, s'atrophie si elle ne s'exerce pas, pour reprendre une image développée par Bettelheim. (11) Il est donc difficile à l'Indien de prendre conscience de sa liberté d'individu. En outre, il faut que l'individu estime qu'il lui est possible d'influencer son milieu social et physique, de prendre des décisions sur la façon et le moment de le modifier, sinon il ressent un sentiment d'impuissance qui aura sur sa personnalité des effets destructeurs. La prise de décision n'est pas seulement une fonction du moi: c'est elle au contraire qui crée le moi, le nourrit et le fait croître. Si une autorité interfère au point de devenir excessive et faire obstacle au développement du moi, si elle empêche la prise de décision puis l'action dans des domaines essentiels à l'acquisition et à la sauvegarde de l'autonomie, alors elle sera destructrice.
Le concept d'autonomie qui découle de la définition de l'autorité selon Bettelheim a peu de rapports avec les excès de l'individualisme, le culte de la personnalité ou l'affirmation bruyante de soi. Elle signifie l'aptitude intérieure de l'homme à se gouverner lui-même, à chercher un sens à sa vie. Elle n'implique pas de principe de révolte contre l'autorité, mais l'expression tranquille d'une conviction intérieure, indépendamment de pressions ou de contraintes sociales. L'essence de l'existence autonome réside dans le sentiment du respect de soi-même, la conviction d'être un être à nul autre semblable qui entretient des relations chargées de sens avec son entourage, qui a une histoire particulière dont il est le produit et qu'il façonne, qui respecte son travail en prenant plaisir à s'y montrer compétent et qui se nourrit de souvenirs positifs.
Le roman met précisément en scène la perte de l'autonomie à travers la description des conséquences psychologiques de la violence injuste et arbitraire: l'effroi et la passivité totale qui s'ensuit, la personnalité sans défense et – ultime violence et violence radicale – le processus de dépersonnalisation qui en résulte. Andrés est ainsi submergé par une excitation et un stress qui débordent ses défenses, provoquant effroi et incompréhension. Plutôt qu'un état de sidération, il souffre ici d'une agitation anxieuse qui l'installe dans une phase de rumination, traduisant le fait qu'un événement imprévisible et inimaginable ne parvient pas à faire sens et désorganise son histoire. Forcé à des travaux de déboisement sous la menace de l'expulsion de son huasipungo, obligé de laisser seuls sa femme chérie et son fils, fouetté, puni, menacé sans cesse, Andrés, totalement impuissant, vit dans une rage permanente et obsédante. Lorsqu'il apprend que Cunshi se trouve désormais chez le patron pour y être nourrice sans qu'il en ait été consulté, il entre dans une colère terrible suivie d'une phase de rumination où, obsédé par le départ de sa femme, il reste prisonnier de sa rage anxieuse:
Aturdido por una rara angustia se prendió a su tarea con la sensación de haber estado allí siempre. Siempre. (…) Y, de cuando en cuando, un recuerdo vivo doloroso, que parece volver a él después de una larga ausencia. (…) Pensamientos que exaltaban más y más la furia sin consuelo del indio abandonado (…). (12)
La rumination alimente la frustration et la rage :
Con doloroso cansancio en las articulaciones, Chiliquinga se dejó arrastrar por una modorra que le aliviaba a ratos, pero que al huir de su sangre y de sus músculos - sorpresiva, cruel, violenta - le estremecía de coraje y le obligaba a discutir y a insultar a las cosas - con los hombres le era imposible :
- Nu… Nu te has de burlar de mí, ¡ rama manavalí !, rama puta, rama caraju. Toma… Toma, bandida. (13)
La rumination, l'angoisse et la colère fonctionnent comme une machine d'anéantissement de l'autonomie que vient ici symboliser la perte de l'usage de la jambe. Andrés est en effet pris d'une telle rage que sa hache lui échappe et blesse grièvement son pied. Désormais boiteux, il ne peut plus parcourir les longues distances qui lui permettent de trouver le réconfort des siens ou d'échapper à la vigilance des contremaîtres. La limitation de sa liberté de mouvement illustre ici la restriction de son autonomie personnelle. Voilà Andrés plus que jamais à la merci du système de l'hacienda.
Outre la rumination, l'incapacité de se dominer et la colère destructrice dont témoigne à lui seul cet exemple, les symptômes de la dégradation sont également la perte de l'esprit critique et l'incapacité de se détacher et de spéculer. Les manifestations de crédulité sont fort nombreuses dans le roman; précisons qu'elles ne relèvent pas d'anciennes croyances. Le rapport des Indiens au religieux tient bien ici de la crédulité, liée dans le contexte de la situation extrême au besoin de sécurité. Il s’agit de se protéger de la colère divine, colère perçue comme forcément irrationnelle, imprévisible et destructrice. Il suffit ainsi au prêtre de menacer les Indiens d'une catastrophe naturelle en s'adressant au ciel pour que ces derniers le croient et s'enfuient aussitôt:
Saturados de terror – inconciencia de quienes se sienten perseguidos por fuerzas sobrenaturales – los indios malditos, luego de cruzar como sombras silenciosas y diligentes el pueblo, entraron por un chaquiñán que trapa la ladera. (14)
Lorsqu'ils ne satisfont pas immédiatement les exigences du prêtre, une catastrophe finit de toute façon par se produire dans cette région ingrate des Andes. Terrassés par l'angoisse, les Indiens l'interprètent alors immanquablement comme le signe de la colère divine. Après le débordement du torrent (15), ils s'efforcent ainsi de l'apaiser en remettant au prêtre les sommes folles qu'il avait exigées d'eux. De nouveau, ils cèdent et se soumettent.
3 - Destruction de l'image de soi
Un élément clé du processus de perte d'autonomie est la situation de stress et d'affolement. L'influence d'un environnement angoissant est déterminante dans le conditionnement de la personne et son interaction avec le milieu. Pour briser quelqu'un, l'angoisse importe davantage que les coups. Certes, les coups servent en ce qu'ils génèrent le stress; mais le sentiment d'impuissance est créé plus sûrement par la menace constante. On peut refuser de plier sous les coups et tenir tête comme le fait Andrés en restant digne sous le fouet du "teniente político" qui le punit injustement. (16) Mais on ne peut rien contre la menace constante du fouet et, pire, celle de la confiscation du huasipungo, unique refuge et espace de survie physique et psychique. S'accommoder de la menace permanente est alors beaucoup plus destructeur pour l'image de soi que ne l'est l'exécution de la menace. Car s'accommoder sur la durée de la menace provoque un profond sentiment d'impuissance.
Si l'enfant souffre de fureur impuissante, celle-ci a des effets désastreux chez l'homme mûr et le père de famille, l'attitude d'Andrés en témoigne. Elle entame l'autonomie, provoque la baisse de l'estime de soi et alimente un sentiment permanent d'humiliation. Or l'humiliation participe à l'infantilisation de la personne. Alliée à l'angoisse, elle crée le sentiment d'être ramenée au statut d'enfant dénué de droits et devant obéir aveuglément. Stress, angoisse, humiliation détruisent lentement la capacité d'autodétermination, de prévoir l'avenir et de s'y préparer, renforçant le sentiment de précarité. Dès lors, les satisfactions réelles accessibles sont d'ordre primitif: manger, dormir, se reposer, obsessions des Indiens de Huasipungo. Comme un enfant, Andrés vit dans le présent immédiat. Les conséquences sur le comportement sont terribles car elles mettent en place un cercle vicieux tout aussi destructeur. Andrés se sent humilié de son propre comportement dont il a en partie conscience. Il perd davantage encore le respect de lui-même en tant que personne autonome. Centré sur sa survie mais honteux de devoir renoncer à sa dignité pour le faire, il devient querelleur, à la fois déprimé et agité.
Le lecteur peut avoir le sentiment qu'Andrés est une figure schématique, sans profondeur psychologique. Cette sensation tient au processus psychique qu'il subit, à l'engrenage de la rage, du stress et de l'angoisse qui a quelque chose de mécanique. Toute introspection lui est impossible: il n'en a ni le temps, ni la disponibilité psychique et intellectuelle, car ses facultés sont orientées vers l'unique but de la survie. (17) L'homme est ainsi déshumanisé ou, plus exactement, son humanité est réduite au minimum. D'où la récurrence des images animales pour décrire l'Indien, nous l'avons vu.
Autre recours renvoyant cette humanité réduite à son expression minimale, l'insistance sur les fonctions vitales du corps: ingérer (manger, boire) et éliminer (déféquer, uriner). La scatologie notamment occupe un espace privilégié dans le texte. Ces fonctions sont elles-mêmes endommagées. Les Indiens vomissent, meurent d'intoxication, comme s'ils étaient incapables d'accomplir normalement la fonction première d'ingestion-digestion. De même, l'élimination leur est difficile: ils sont fréquemment pris de diarrhées. Les enfants, par exemple, ont pour principaux attributs leur cul sale et leur odeur de merde. (18) L'Indien est ramené à son corps, un corps fonctionnant mal, parce qu'il ne vit pas, il survit.
Le mauvais fonctionnement du corps, systématiquement et longuement décrit, illustre non seulement les terribles conditions de vie de l'Indien mais le processus de dépersonnalisation en cours. Si les fonctions corporelles sont les seules possibles, l'esprit et les sentiments sont toujours au service du corps et de sa survie. D'où des comportements apparaissant comme aberrants, tels la disparition de l'amour maternel lorsqu'il s'agit de gagner un complément d'aliments. Dans une scène terrible, les mères se bousculent pour quasiment jeter à la figure du contremaître leur nourrisson, malade, chétif, affamé, afin de le convaincre de les choisir comme nourrice et bénéficier ainsi de traitements de faveur. D'autres préfèrent "se traire" pour prouver la qualité de leur lait, renonçant à toute pudeur. Cet épisode grotesque et monstrueux prend le contre-pied du mythe de la mère se sacrifiant pour son enfant. Dénuée de tendresse maternelle, l'Indienne n'est même pas animalisée, l'animal prenant par instinct soin de ses petits, mais déshumanisée. L'évocation de la traite ramène d'ailleurs moins la femme à un animal qu'elle ne la réduit à la fonction physiologique de reproductrice, c'est-à-dire de nouveau à une fonction vitale et première relevant du corps:
Sin escrúpulo de ningún género y con violencia, alzó a su hijo en alto como un presente, como un agradito, como una bandera de trapos y hediondeces. Cundió el ejemplo. La mayor parte imitó a la mujer de la voz ronca. Otras, en cambio, sin ningún rubor, sacáronse los senos y exprimiéronles para enredar hilos de leche frente a la cara impasible de la mula que jineteaba el mayordomo.
- ¡ No se ordeñen en los ojos del animal, carajo ! (19)
Les comportements aberrants selon les normes convenues de la morale, pointant une déchéance, une désintégration, sont légion dans le roman: Andrés bat sa femme et insulte son fils, ou bien trahit, ment et vole lorsqu'il peut y gagner de quoi améliorer l'ordinaire. Ils ont valu à Icaza d'être accusé d’entretenir le stéréotype raciste de l'Indien sale, veule, violent, menteur et voleur. (20) Pourtant, analysés dans un contexte de situation extrême, ces comportements participent de la dénonciation du système: la vie de l'Indien dans l'hacienda est si précaire qu'il reste peu de place pour autre chose, pas même pour la tendresse filiale, l'amitié ou la solidarité.
Le roman ne décrit pas seulement un système social mais l'engrenage débouchant sur la désintégration de la personnalité, totale ou partielle. Ici, l'Indien n'est pas le sujet passif des abus et injustices, du système décrit et dénoncé. Il est au cœur d'une relation qui le dépasse parce qu'elle fait intervenir des enjeux psychologiques inconscients ou incontrôlables par l'individu conscient, tels que les angoisses ou les pulsions. S'il ne peut réagir dans les actes contre le dominant, il réagit bien psychologiquement et voit sa personnalité affectée. Autant dire que le roman se soucie peu d'une identité culturelle indienne. Andrés apparaît avant tout comme l'être faible et dominé que l'on infantilise. C'est son statut de victime du système qui importe, et non son appartenance à une culture. L'Indien est ainsi, malgré lui, le sujet de relations ambivalentes et complexes entre dominant et dominé, desquelles sont également prisonniers le "cholo" et le patron, et qui fonctionnent comme un engrenage infernal. C'est cet engrenage qu'il nous semble maintenant important d'approfondir car il donne toute sa force à la dénonciation du système.
II - L'engrenage infernal de la domination
1 - Aucune échappatoire possible
La menace constante accompagnée du sentiment d'impuissance débouche directement sur la sensation de vivre dans un monde imprévisible. L'influence de l'environnement est déterminante sur les comportements et la façon de percevoir l'univers, laquelle, dans ces conditions de privations, devient forcément pessimiste. Soulignons à ce titre le rôle de la durée de la rigueur. Car si l'individu est convaincu que quoi qu'il fasse, il ne résultera rien de bon, ses efforts perdent tout leur sens, l'espoir disparaît, et seuls restent l'angoisse et le désespoir. C'est ce qui se produit en définitive chez Andrés: il travaille fidèlement pour le patron qui le sépare de sa femme et la viole; il s'efforce pourtant de se distinguer, se sacrifie et guide les Indiens dans le marais à assécher, mais le patron l'oblige ensuite à rembourser à prix d'or des semences détruites par le bétail; pire, il ne lui accorde aucune aide pour affronter la disette, lui refuse un prêt pour enterrer dignement son épouse décédée, puis lui inflige injustement l'humiliation d'un châtiment public. Les efforts d'Andrés, la qualité de son travail, sa valeur en tant qu'individu sont niés.
Le sentiment d'être impuissant parce qu'on est insignifiant et manipulé, entraîne le besoin croissant de trouver le respect de soi et l'autonomie. La vie privée, la famille, le huasipungo apparaissent alors à Andrés comme le seul espace chargé de valeurs positives, le seul où il puisse acquérir un sentiment d'identité: "Eran [los huasipungos] el refugio para todos los males. Allí esperaban los guaguas, la guarmi". (21) Il est primordial pour la survie psychique de ménager une zone de liberté d'action et de pensée, aussi insignifiante soit-elle. Ces deux libertés sont les attitudes humaines les plus fondamentales, de même que l'absorption et l'élimination, l'activité mentale et le repos, sont des activités physiologiques capitales. (22) Rien d'étonnant à ce qu'Andrés soit disposé à d'incroyables sacrifices pour retrouver les siens, ne serait-ce que quelques heures. Obligé de travailler sur des chantiers éloignés, il parcourt des kilomètres pour rejoindre la nuit son huasipungo, même s'il doit pour cela renoncer à de précieuses heures de repos, s'épuiser dans une marche folle, braver l'interdiction du contremaître de quitter le chantier et recevoir l'humiliation du fouet à son retour.
Mais pour que la famille et le huasipungo soient véritablement un refuge, encore faut-il qu'Andrés soit libre d'organiser sa vie privée. Ce n'est pas le cas, puisque le patron la contrôle également et a le pouvoir de le séparer des siens. Il apparaît alors de façon extrêmement douloureuse qu'il n'existe aucune échappatoire possible à la dépendance.
Plus grave, tous les efforts pour conserver une autonomie personnelle alimentent l'engrenage de la destruction de la personnalité en renforçant le sentiment de totale impuissance. En effet, ce qui permet de survivre comme personne, l'attachement familial et les liens affectifs, représentent un danger supplémentaire pour la survie psychique. La famille est un réconfort, mais la menace de sa perte est une source d'angoisse constante, un danger pour l'équilibre. Elle est un besoin vital, celui de se sentir exister comme individu digne, mais aussi une douleur lors de séparation. La séparation, même momentanée, parce qu'elle est subie, agit toujours comme un choc traumatique. Lorsqu'il découvre l'absence de sa femme, désormais nourrice, Andrés exprime sa rage par une colère destructrice: "De pronto – loco atrevimiento de su fantasía y de su impotencia – se vio que golpeaba con los puños en alto las paredes invulnerables de la casa de la hacienda." (23)
L'issue est toujours identique: l'obligation de se contrôler pour éviter la fureur du patron qui pourrait entendre les coups portés à ses murs et lui infliger une nouvelle punition. Or cette obligation implique immanquablement de se soumettre et de renoncer un peu plus à son autonomie: "Una modorra brindó al indio esa conformidad amarga y reprimida de los débiles. ¿Quién era él para inquirir por su familia? ¿Quién era él para disponer de sus sentimientos?" (24). Andrés, renvoyé à sa propre impuissance, perd davantage encore l'estime de soi. Le voilà pris dans l'engrenage infernal.
Ces émotions fortes sont extrêmement débilitantes psychiquement. Elles déstabilisent un individu fragilisé. Sans contrôle sur son univers, soumis aux caprices du patron, Andrés vit encore davantage de tensions nerveuses par la crainte de la rupture de sa cellule familiale, nous l'avons vu. Aussi, quand bien même Andrés retrouve sa famille saine et sauve après la séparation, le soulagement est tellement violent qu'il le renvoie plus encore à son impuissance, impuissance à contrôler ses émotions cette fois, provoquant un nouvel accès de rage. La fureur se retourne alors contre les êtres aimés, les coups et les insultes marquant les retrouvailles avec le père, comme en témoigne le retour au huasipungo d'Andrés après une première journée de déboisement à laquelle le contremaître l'a forcé sans qu'il ait pu en avertir Cunshi:
- ¿ Porqué no me avisas ?
- Porque no me dio la gana, caraju, chilló el indio desatando su cólera reprimida desde la víspera. Siempre era lo mismo : un impulso morboso de venganza le obligaba a herir a los suyos, a los predilectos de su ternura. (25)
Andrés est effrayé par sa propre violence et se sent coupable des coups portés aux siens, ce qui contribue à augmenter son angoisse et son stress. D'où un nouvel accès de rage incontrôlable. Il préfère alors abandonner son foyer plutôt que de blesser sa femme et son fils, bien qu'il ait défié les contremaîtres et parcouru des kilomètres dans le froid pour les retrouver:
¡ Nu, caraju ! ¿ Y ordeñu, ga ? Exclamó Chilinquinga con reproche y amenaza que no admitían razones. Luego apartó con violencia a la longa – con violencia de borrador, con violencia de quien no quiere ver lo que hace – y salió de la choza. (26)
Cette fureur injustifiée, et qu'Andrés sait injustifiée, est particulièrement débilitante car il en naît un profond sentiment de culpabilité. Les liens affectifs finissent ainsi par rendre la vie plus pénible, puisqu'ils épuisent l'énergie vitale nécessaire à la survie physique et psychique.
2 - La reproduction de la violence
Simultanément, ils participent de l'engrenage infernal en ce qu'ils nourrissent un phénomène de reproduction de la violence. Les Indiens sont tellement irrités que l'intégration psychique est menacée par l'hostilité accumulée. (27) Le fait que ce qu'ils veulent faire soit constamment l'objet d'interférences (travail personnel interrompu pour travailler pour le patron, vie de famille suspendue par le contremaître, récoltes perdues à cause de la colère divine, repos interdit à cause de nouvelles corvées imposées par le curé, etc.) entraîne une agressivité qui ne cesse de s'accumuler mais qu'il faut refouler. Il se crée alors chez l'individu une nouvelle pression, qu'il s'inflige à lui-même bien malgré lui, en sus du stress inhérent à sa situation précaire. La capacité d'agir sur sa propre colère, a priori positive et signe de maturité, devient alors négative, car elle entretient cette pression.
Comment décharger cette colère et desserrer la pression? Par la vengeance. Lors de la révolte finale, Andrés assassine sauvagement le contremaître. Mais cet épisode reste exceptionnel, toute vengeance étant impossible dans le système coercitif de l'hacienda. Au quotidien, Andrés retourne donc son agressivité contre les autres, Cunshi ou son fils, et contre lui-même, en se blessant avec la hache ou en se cognant aux murs de l'hacienda. Ce faisant, Andrés s'enferme dans le cercle vicieux. La culpabilité de maltraiter les siens alliée à l'impuissance à contrôler sa rage augmentent l'agressivité et, partant, la pression interne. La victime ne peut donc que continuer de réagir par la violence. Andrés devient ainsi au quotidien le bourreau des siens.
Il est difficile, dans une situation d'angoisse et de stress, de disposer de l'énergie qui permet de sublimer ou d'intégrer l'hostilité. La refouler est possible, mais là encore, cela exige une énergie incroyable et sollicite trop l'affectivité et la volonté. Cette énergie est déjà dépensée à lutter contre les nouvelles causes d'exaspération qui ne cessent de s'accumuler. Par ailleurs, il est trop risqué de se retourner contre le patron car on peut y perdre la vie. Andrés qui se rebelle est massacré avec son enfant. D'où l'engrenage de la reproduction de la violence sur les proches ou bien le choix d'un bouc émissaire.
Gualacoto, assassiné par ses meilleurs amis, dont Andrés, fonctionne comme un bouc émissaire. Le curé exige qu'il finance une action de grâce à la Vierge. Gualacoto, humblement, lui explique qu'il n'a pas les moyens de le faire. Furieux, le prêtre le menace de la colère divine et lui promet mille maux. Par la suite, le torrent déborde, détruisant plusieurs huasipungos, débordement qui est dû à la négligence du patron qui a préféré monopoliser la force de travail pour la construction de sa route plutôt que de la consacrer au nettoyage du lit du torrent. "Ciegos de terror" (28), les Indiens, qui pourtant connaissent le fonctionnement du torrent, attribuent la catastrophe non pas aux travaux non effectués et au patron, mais à la colère de la Vierge. L'agressivité qui naît de l'angoisse doit alors s'exprimer, et elle le fait par la désignation d'une victime: "Permanecieron inmóviles y saturados de desesperación, de odio, de venganza, buscaron contra quien irse". (29) Gualacoto, qui n'a pu satisfaire les exigences du prêtre, apparaît comme l'unique coupable, la cause même du mal, et est mis à mort par ses camarades. Lorsque le groupe social paraît menacé, sa cohérence est rétablie et sa survie, garantie par la désignation d'un coupable, en l'occurrence Gualacoto:
El marcado temor y las humildes palabras de Gualacoto exaltaron más y más la venganza confusa y ardiente de sus compañeros. Aletearon los ponchos, se elevaron los puños como garrotes. (…) Nadie escuchó las razones y los ruegos de aquel ser maldito ; había de por medio una voz interior que enloquecía, que enajenaba hasta el crimen a los runas del coro: "Malditos por él. ¡Miserable con Mama Virgen! El castigo… La creciente… La Muerte." Y fue así como con el tumulto de una crueldad sin nombre, los ruegos de la víctima – Gualacoto tendido en el suelo – se transformaron en quejas y las quejas se transformaron a la vez en ronquidos dolorosos, agónicos. (30)
La cohésion est rétablie après le meurtre: "luego, instinctivamente, buscaron la reconciliación" (31). Pourtant, le soulagement est fort bref: un sentiment de culpabilité prend le dessus. Les Indiens du petit groupe taisent ainsi leur crime, notamment à la famille de la victime, et font croire que Gualacoto a été emporté par les eaux du torrent. Dès lors l'engrenage de l'anxiété ne saurait être brisé, ni la pression de l'angoisse, levée.
Les meilleures intentions, les bons sentiments, l'amitié, la solidarité, le respect, la tendresse sont toujours compromis par le besoin de décharger l'irritation accumulée, souvent d'une façon explosive. Outre la maltraitance des siens ou la désignation d'un bouc émissaire, Andrés décharge son agressivité par un manque total de courtoisie, par la brutalité et la grossièreté, sans qu'il y ait pourtant de provocation contre lui. Il guette en fait l'occasion de cracher sa frustration et sa colère réprimée. S'exprimer avec véhémence lui est un soulagement. Ce faisant, il reproduit le langage de ses agresseurs, les contremaîtres et le patron, et adresse à ceux qu'il aime les insultes utilisées pour humilier les Indiens: "maldito", "lungu pendeju", dit-il à son fils; "india puta", "pendeja", lance-t-il à Cunshi. La victime réagit ici d'une façon aussi discutable que l'agresseur. Dans une situation extrême, elle est associée à ses bourreaux dans le même processus de domination. Car la baisse de l'estime de soi ne peut trouver aucune échappatoire, nous l’avons vu. Le système ne permet pas de reconquérir une forme d'autonomie valorisante et fonctionne en quelque sorte comme un piège.
D'où l'importance de l'alcool pour oublier l'état de dépendance, la perte d'autonomie, l'impuissance et le mépris qu'Andrés tend à ressentir pour lui-même. (32) L'alcool représente la seule issue dans le système de l'hacienda. Mais l'alcoolisme d'Andrés ne contribue qu'à l'infantiliser et le rendre plus dépendant encore du patron. Don Alfonso le sait, qui fournit à ses Indiens, à bas prix voire gratuitement, de l'alcool. Par ailleurs, sous l'emprise de l'alcool, Andrés est plus violent encore avec les siens, et tombe plus profondément dans l'engrenage infernal de la culpabilité, la honte, la perte du respect de soi. Les accès de rage du père alcoolique paniquent le petit qui hurle de peur aux gestes trop brusques d'Andrés, même lorsqu'il est sobre. (33) Le fils renvoie au père une image terrible. Or l'image qu'ont les autres de nous nous influence, car elle influence l'image que nous nous faisons de nous-mêmes, quand bien même elle n'est que la résultante des comportements que nous impose le milieu. L'image qui est renvoyée par ses proches à Andrés est particulièrement destructrice pour l'estime de soi et ne fait que renforcer le mépris que son propre comportement lui inspire.
3 - Ambiguïté des relations dominant/dominé
Les Indiens paraissent complètement passifs et soumis aux ordres du patron. Ils semblent même vouloir faire de leur mieux pour satisfaire toutes ses exigences. Comment comprendre cette attitude? Les "huasipungueros" ont depuis longtemps perdu l'espoir du changement. Dans ce contexte, la coercition finit par créer des intérêts communs: il vaut mieux coopérer que s'opposer. Il nous est dès lors possible de comprendre pourquoi Andrés, déjà humilié, déjà physiquement et psychiquement épuisé, se porte volontaire pour guider les Indiens dans le marais, tâche non seulement ingrate mais fort risquée. Face à l'incompétence du contremaître, qui envoie à la noyade ses travailleurs, les condamnant tous à plus ou moins brève échéance à une mort certaine, Andrés juge qu'il vaut mieux prendre en main l'assèchement du marais, finir les travaux rapidement et ainsi sauver des vies. Aussi monstrueux que cela puisse paraître, Andrés en vient à partager les intérêts du patron: assécher vite et bien l'immense marais.
Bref, par cet engrenage infernal, le système finit par fonctionner seul. Il est presque impossible aux victimes de ne pas coopérer avec les efforts des maîtres pour les réduire à la passivité. Les intérêts des deux parties finissent par aller dans le même sens: plier rend la vie plus facile aux Indiens. Ils sont persuadés qu'ils ne peuvent améliorer leur sort qu'en coopérant. Scène terrible, quand Don Alfonso refuse de leur accorder les "socorritus" (qui n'est pas une charité gratuite, mais une avance sur salaire) devant leur permettre de survivre à la famine et à l'épidémie qu'elle provoque, ils insistent à peine et s'enfuient devant la colère du patron, alors qu'ils font nombre et pourraient aisément prendre d'assaut la maison et les précieux aliments qu'elle renferme: "No era el hambre de los rebeldes que se dejan morir. Era el hambre de los esclavos que se dejan matar saboreando la amargura de la impotencia". (34)
Les relations bourreau/victime sont ambiguës. L'une des dangereuses illusions des Indiens est de voir les bourreaux sous un aspect mythique, forts, durs, inaccessibles, inhumains, ayant toujours raison. Il s'agit d'une pure fascination de la toute-puissance du dominant. Aussi, peu importe que le patron soit très peu souvent sur l'hacienda et vive principalement à Quito: il n'a pas besoin d'être présent pour incarner l'autorité, la seule évocation de son nom suffisant à la rappeler. Selon Bettelheim, il n'y a pas de moyen d'échapper aux tendances psychotiques imposées par les circonstances de la situation extrême. Des fantasmes naissent et sont projetés sur un pouvoir défini comme mythique. Le réel sert ainsi à alimenter le mythe du pouvoir tout-puissant du patron. Une impuissance effective, la nécessité d'inhiber toute réaction vindicative et le besoin de préserver un certain narcissisme contribuent à engendrer chez l'Indien une image mythique du persécuteur.
De son côté, le dominant a également de sa victime une image fausse et terrorisante. Plus il est violent, plus il lui faut grossir la puissance redoutable de sa victime pour se justifier. Car lui non plus ne parvient à éluder un certain sentiment de culpabilité. D'où une double mythification qui renforce la mécanique de l'engrenage. Le maître est angoissé de découvrir les Indiens encore plus soumis qu'il ne le pensait et devient de plus en plus violent, et devant ce regain de violence, les Indiens se montrent encore plus passifs. (35)
Ainsi pris dans l'engrenage infernal du système, le patron doit se convaincre que l'Indien est un sadique, dénué d'inhibition, stupide, d'une race inférieure. Dans le roman, il n'a de cesse de l'accuser de ne s'intéresser qu'aux biens matériels, de n'avoir aucun idéal ni valeur morale, d'être sans valeur intellectuelle. C'est pour lui un mécanisme de défense. Le persécuteur doit juger sa victime plus redoutable qu'elle n'est car l'image négative de la victime permet de se libérer des conflits intérieurs, notamment d'une culpabilité destructrice. (36)
Or en voyant l'Indien à travers le stéréotype, le patron est incapable de le juger objectivement, et par voie de conséquence de juger objectivement sa propre situation. Il croit sincèrement que les Indiens cherchent abusivement à lui soutirer les "socorritus". L'Indien est la victime. Mais ni le patron, ni le curé ne le voient comme telle. Attention, il ne s'agit pas seulement de cynisme, même si leur cynisme est maintes fois souligné par le narrateur. Ils finissent par croire que l'Indien vit en réalité très bien mais qu'il le dissimule pour éviter de leur payer son tribut, qu'il profite de leur générosité et de leur patience. Le patron en vient ainsi à se poser en victime de ses Indiens.
La scène des "socorritus" refusés l'illustre parfaitement: " ¿Más…? ¿Más caridades que las que les hago, carajo? – cortó don Alfonso Pereira pensando liquidar de una vez el atrevimiento de la indiada" (37). Une requête légitime est un "atrevimiento", la demande d'avance sur salaire, une charité soutirée. Le majordome présente alors les Indiens en persécuteurs, coupables de maltraiter le patron, et le patron en victime, victime des exigences abusives des Indiens: "No sean rústicos. No le hagan tener semejantes iras al pobre patrón. Se ha de morir. Se ha de morir no más. ¿Qué pasa, pes, con ustedes? ¿No entienden o no tienen shungo?" (38). Voilà les Indiens grossiers, égoïstes, intéressés, cruels, sans cœur ("shungo" en quichua), de possibles assassins de leur maître. Le patron le perçoit d'ailleurs bien de cette façon: "Don Alfonso se sintió mártir de su deber, de su destino. Con voz gangosa de fatiga alcanzó a gritar: – Estos … Estos me van a llevar a la tumba… Yo… Yo tengo la culpa, carajo… Por consentirles como si fueran mis hijos…" (39).
L'engrenage infernal de la persécution est activé. Car Don Alfonso est aussitôt pris de doutes et d'une profonde culpabilité, même si ce n'est que ponctuellement. Il voit bien que les Indiens meurent de faim, qu'en leur refusant son aide, il condamne beaucoup d'entre eux. Il faut alors qu'ils soient coupables, qu'ils représentent une menace terrible que Don Alfonso, pris d'une anxiété terrassante, a d'ailleurs du mal à définir rationnellement. Il tombe ainsi dans une sorte de paranoïa, accusant les Indiens de vouloir le détruire et avec lui l'hacienda, la civilisation:
(…) Don Alfonso, al sentirse solo – los huasicamas son indios y podían traicionarle, la cocinera y las servicias son indias y podían callar – fue presa de un miedo extraño, de un miedo infantil, torpe. Corrió a su cuarto y agarró la pistola del velador, y, con violencia enloquecida, apuntó a la puerta mientras gritaba :
- ¡ Ya, carajo ! ¡ Ahora, indios puercos !
Como sólo le respondió el eco de su amenaza se tranquilizó un tanto. No obstante, dio algunos pasos y miró receloso por los rincones. "Nadie… Soy un maricón…", se dijo y guardó el arma. Luego, agotado por ese nerviosismo cobarde que le dejaron las impertinencias de los indios, se echó de bruces sobre su cama como una mujer traicionada. No lloró, desde luego, pero en cambio evocó sádicamente escenas macabras que comprobaban el salvajismo de los runas. (40)
L'évocation des supposés tortures et actes de barbarie que les Indiens auraient fait subir à de respectables voisins, l'énumération de leurs possibles méfaits et de leurs vices, provoquent chez le patron un accès de fureur qui débouche sur une violence par laquelle son comportement devient plus cruel encore. Il désire purement et simplement les voir disparaître et leur retire leur huasipungo. Plus le persécuteur se montre violent, plus il lui faut justifier ses actes en arguant de la puissance redoutable de sa victime, plus il croit à l'existence de cette puissance, et plus il éprouve d'angoisse et sera porté à la violence. Evidemment, cela tourne au désavantage de la victime.
Don Alfonso balaie ses scrupules en évoquant une supposée supériorité sur les Indiens qui finit par justifier à elle seule qu'ils travaillent jusqu'à épuisement à la construction de la route: "Soy la cabeza de la muchedumbre", dit-il (41). Lorsqu'il viole Cunshi, il fait appel au même argument: "Está visto… Es una raza inferior". (42) L'étape ultime de cette représentation de l'Indien comme "bárbaro", "salvajes", est sa négation comme personne, négation que nous avons exposée au début de ce travail. Il est vrai qu'il est aisé pour le patron de se sentir supérieur lorsqu'il voit les Indiens sales, veules, passifs, alcooliques, violents: cela ne prouve-t-il pas qu'ils sont bien inférieurs ? Par opposition, il appartiendrait à une élite censée incarner et défendre la civilisation et la culture. Prisonnier de l'engrenage psychique qui détruit sa clairvoyance, il est incapable de voir que la justification de sa supériorité réside dans ce dont il ne veut pas être conscient, à savoir que c'est uniquement par le milieu qu'il impose aux Indiens qu'il apparaît comme supérieur. Si le patron est "civilisé", c'est grâce aux conditions de vie dont il jouit par rapport à l'Indien, et non l'inverse. Ce n'est pas à sa culture qu'il doit sa supériorité sur les Indiens, mais à ses chauds vêtements, son doux logis, ses bons repas, sa sécurité financière et le statut que lui a accordé le hasard de la naissance.
Le métis est également une figure clé du roman dans la description du système de domination. Indien en partie par ses origines, il n'en méprise que d'avantage les Indiens dont il est chargé de superviser le travail, et se reconnaît dans le prestige du maître auquel il s'identifie. Là encore, rien de rationnel dans ce jeu d'identification. La fascination de la toute-puissance du dominant l'explique en partie, comme en témoigne la cruauté absurde du remède choisi par le contremaître pour soigner la fièvre des marais de ses Indiens, à savoir les faire courir jusqu'à épuisement sous le fouet :
Agotados de cansancio, los enfermos empezaron a caer al suelo. Pero el flagelador, fascinado – fascinación de efímero poder – por la música de su acial sobre los pellejos secos de borrego unas veces, sobre la carne desnuda de las piernas o de la cara de los indios otras, en el aire de cuando en cuando, redobló la fuerza de su brazo. (43)
Mais au-delà de la fascination du pouvoir, seule importe la conviction de ne pas appartenir au groupe honni des Indiens. Rien d'étonnant donc à ce que le métis soit aussi, voire plus cruel que le maître. Ce faisant, il met en acte à ses propres yeux le pouvoir du "blanc" et symboliquement se l'approprie. Attrapé entre deux races, deux cultures, deux groupes sociaux, le métis choisit son camp: celui des vainqueurs et des dominants, pour ne pas être dominé. Dès lors, comme Don Alfonso, le "teniente político", métis par ailleurs totalement corrompu, définit l'Indien comme "sinverguenza" et se vante de sa dureté envers lui: "Nadie como yo para conocer y dominar a látigo, a garrote, a bala la sinvergüencería y la vagancia de los indios". (44) Il justifie sa propre cruauté, comme le patron, en noircissant (sans jeu de mots) sa victime.
Même si les intérêts du patron sont antagonistes aux siens, le métis finit par les partager car cela lui permet de s'identifier au dominant, nécessité vitale pour conserver l'estime de soi et, au passage, se "blanchir" symboliquement. Chez Icaza, le métis n'a rien du mélange ni de la fusion entre les peuples. Il n'est que négation, reniement, pour s'affirmer et résister à son tour à la perte de l'estime de soi. Or le doute et le reniement ne peuvent que déboucher sur la perte de l'estime de soi ou bien sur une schyzophrénie identitaire, toutes deux responsables de l'appauvrissement de la personnalité et de la conscience. Le métis est ainsi également prisonnier d'un engrenage qui contribue à sa dépersonnalisation.
4 - Huasipungo, un cas exemplaire de survie de la personnalité ou l'impossible conquête de l'autonomie ?
Comment résister à une situation extrême? Selon Bettelheim, il faut prendre position, que ce soit intérieurement, sans conséquence tangible, ou en extériorisant ses convictions dans l'action. Le récit se termine par la révolte des Indiens dépossédés de leur huasipungo, guidés par Andrés. La rébellion est certes écrasée mais n'en reste pas moins une rébellion. En ce sens, elle apparaît comme une vitale affirmation de soi. En affirmant sa capacité de résister, on s'affirme comme personne autonome, dotée de volonté propre. Andrés incarnerait ainsi une victoire psychique possible, la récupération éventuelle de la personnalité bafouée.
Andrés ne se berce plus d'illusion et a pris conscience, à l'occasion du châtiment public injustement infligé, que tous ses efforts d'adaptation sont vains. Boiteux, affaibli, et désormais privé de huasipungo, il court de toute façon à la destruction. En se révoltant, se vengeant et tuant le contremaître et le "teniente político", il échappe à sa véritable prison, quitte à y perdre la vie. Il exerce sa dernière liberté, celle de juger par lui-même les conditions d'existence qui lui sont imposées. Il peut le faire car il est prêt à risquer sa vie pour reconquérir son autonomie. Si vivre en homme libre est impossible, alors mieux vaut mourir comme tel, tel pourrait être le message du roman:
La actitud desconcertada e indefensa de los campesinos se trocó al embrujo del alarido ancestral que llegaba desde el huasipungo de Chiliquinga en virilidad de asalto y barricada. (45)
Andrés est-il un individu au sens plein du terme, doté d'autonomie? D'une certaine façon, oui. Il s'y efforce en conservant un semblant de vie familiale, se posant en chef de famille, donc en responsable de sa vie et de celle de ses proches; il le tente de nouveau en se rebellant. Même s'il reste maladroit et infantilisé, victime de ses émotions et dépossédé du pouvoir de s'affirmer pleinement, il manifeste bien sa volonté, ne serait-ce qu'en choisissant la façon de mourir, ultime liberté.
Pour ne pas s'effondrer, il faut se prouver à soi-même que l'on peut exercer une influence sur son milieu. Andrés et ses compagnons savent qu'ils ne peuvent le faire de façon positive, donc ils le font de façon négative. D'où la vengeance comme pulsion primaire "diabolique", dans un acte aussi sauvage et cruel que ceux qu'ils ont auparavant dû endurer:
Andrés se lanzó sobre el cholo, y , con diabólicas fuerzas y violencias, firmó la cancelación de toda su venganza sobre la cabeza de la aturdida autoridad con un grueso garrote de eucalipto. (…)
- ¡ Maldituuu ! Bufaron en coro los indios con satisfacción de haber aplastado a un piojo que les venía chupando la sangre desde siempre. (46)
Il y a inversion des rôles. Le "piojo" est ici le cholo. Pourtant, Andrés ne parvient pas, en dernier recours, à échapper à l'engrenage de la dépersonnalisation ni à reconquérir un semblant d'autonomie. L'interprétation de la rébellion finale s’avère aussi ambivalente et complexe que le jeu de relations qui se met en place entre persécuteur et persécuté.
Premièrement, nous venons de le voir, la révolte n'est pas un acte raisonné. Andrés obéit à une pulsion inconsciente. Certes, elle est nécessaire à sa survie, une survie double: physique car le huasipungo l'alimente, psychique pour préserver l'autonomie qui lui reste. Elle ne saurait être un véritable acte de résistance ni une affirmation de l'autonomie. Elle n'est qu'une nouvelle pulsion incontrôlable, une pulsion de colère qui ne fait qu'accélérer la mort d'Andrés, à la plus grande joie du patron. Car, deuxièmement, elle fait le jeu du patron. Andrés meurt et libère la terre convoitée par Don Alfonso. En provoquant lui-même rapidement et sûrement sa propre mort, il va dans le sens des intérêts de ce dernier qui, justement, souhaitait sa disparition.
De plus, si dans un premier temps les révoltés agissent "virilement", comme s'ils avaient su conquérir une dignité bafouée, cette dernière est de courte durée. Les soldats qui les assassinent ont à leur tour le sentiment de les écraser comme des "piojos". L'inversion des rôles est suspendue: voilà les Indiens redevenus "piojos", qui plus est des "piojos" morts. En définitive, ils apparaissent bien comme les dominés, désignés par les soldats comme des "ratas asustadas" (47) ou des "bichos venenosos" (48).
Un autre élément semble confirmer cette lecture de la rébellion, en l'occurrence la panique et l'angoisse qui envahissent les révoltés et les poussent à chercher parmi eux un bouc émissaire, alors même que l'armée s'apprête à passer à donner l'assaut final. Ils cessent rapidement d'être fiers, "virils", unis et solidaires. Ils renoncent presque aussitôt à une mort glorieuse. Les survivants retranchés dans le pauvre logis d'Andrés s'en prennent à lui en silence, comme ils l'avaient fait auparavant avec Gualacoto:
¿ Quién les había metido en eso ? ¿ Porqué ? Miraron solapadamente, con la misma angustia supersticiosa y vengativa con la cual se acercaron al teniente político o al Tuerto Rodríguez antes de matarles, a Chiliquinga. Al runa que les congregó al embrujo diabólico del cuerno. "Él… Él, carajuuu". (49)
Si Andrés meurt sous les balles des soldats et non sous les coups de ses compagnons d'infortune, c'est parce que l'armée intervient aussitôt. Le caractère a priori héroïque de son sacrifice n'est que le résultat d'un triste concours de circonstances. D'ailleurs, l'image noble du héros est mise à mal par les dernières paroles d'Andrés. Son fils, tout juste âgé de quatre ans, a constamment épaulé son père lors des affrontements; le narrateur salue son courage et son dévouement. Mais Andrés, alors qu'il sait leur mort prochaine, ne fait preuve à son égard d'aucune tendresse ni même de reconnaissance. Au contraire, il l'insulte lorsque le petit, pourtant légitimement effrayé, commence à pleurer: "Longuitu maricón. ¿ Pur qué, pes, ahura gritandú? Estáte nu más cun la boca cerrada". (50) Andrés est bien, jusqu'au dernier moment, prisonnier de l'infernal engrenage de la violence et de sa reproduction, comme si cette révolte censée restaurer son autonomie n'avait servi à rien, si ce n'est accélérer son élimination dans l'intérêt de Don Alfonso. Dans un système de domination qui fonctionne seul, toute révolte est vaine et dérisoire.
Conclusion
C'est là justement l'efficacité de la dénonciation du système coercitif de l'hacienda, une efficacité propre à Huasipungo et sur laquelle il nous semble pertinent de conclure. Les multiples ambiguïtés, l'ambivalence générale, font naître chez le lecteur un malaise évident. Sympathique et repoussant, héroïque et lâche, Andrés nous fait toucher du doigt la force implacable du système en place. Son sacrifice absolument inutile sert, mieux qu'aucune autre démonstration, le propos engagé de l'auteur. L'héroïsme peut être l'affirmation la plus haute de l'individualité. Mais ici, les actions courageuses sont une manifestation supplémentaire de la pulsion de mort, de l'agression tournée contre le moi. Andrés n'a pas su se contenir, il a laissé exploser sa colère, a défié l'autorité et a été massacré. S'il s'était tu, il aurait survécu et son fils avec lui. Certes, il aurait été obligé de s'enfuir vers des terres plus rudes encore et aurait mené une existence encore plus misérable, mais il aurait survécu. Le système de l'hacienda se présente comme implacable car aucune échappatoire n'est possible, pas même dans la révolte et la mort.
S’il est admis qu’un roman n’est pas une démonstration, il est indéniable que Huasipungo se met au service d’une idéologie. Il conduit le lecteur vers une série de conclusions, des conclusions certes sous-entendues mais qui n’en sont pas moins radicales: un système qui n’offre aucune échappatoire ne doit pas être modifié, assoupli ou réformé, mais totalement supprimé. Aux côtés des écrivains de la "Generación del treinta", pour la plupart sympathisants socialistes ou communistes, Icaza cherche également à démontrer la nécessité de cette option forcément révolutionnaire. Dans un Huasipungo à l’indigénisme engagé, «l’esthétique de l’horrible» (51) ne saurait être un parti pris purement littéraire; elle structure ce qu’Eve-Marie Fell a appelé les «réquisitoires» (52).
NOTES
(1) Jorge ICAZA, Huasipungo (1934), Colección Antares, Libresa, Quito, 1989, 245 p.
(2) Nous nous appuierons ici particulièrement sur Le cœur conscient, Laffont, Paris, 1977, 383 p. Mais nous nous inspirons également de plusieurs analyses développées dans La forteresse vide, Gallimard, Paris, 1977, 588 p.
(3) Si Bettelheim définit le concept de situation extrême à partir de l'observation du fonctionnement des camps de concentration de Dachau et de Buchenwald, il définit également comme situations extrêmes certaines configurations familiales et certaines configurations économiques et sociales.
(4) L'emploi du terme anéantir n'est pas ici exagéré. La mission confiée à l'armée est d'exterminer les Indiens, "acabar con ellos", "eliminarlos", et les soldats s'en acquittent avec zèle, ne voyant en eux que des "bichos venenosos" (Jorge ICAZA, op. cit., p. 240).
(5) Ibid., p. 73.
(6) Ibid., p. 166.
(7) Ibid., p. 92.
(8) Ibid., p. 109.
(9) Ibid., p. 200.
(10) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 377.
(11) Ibid., p. 108.
(12) Jorge ICAZA, op. cit., p. 110-111.
(13) Ibid., p. 111-112.
(14) Ibid., p. 181.
(15) Ibid., p. 186.
(16) Ibid., p. 227-228.
(17) Dans le roman d’Icaza, la représentation de l’Indien passe par celle d’un «personnage-masse». La désintégration de la personnalité mise en scène ici implique la dissolution de l’individualité, tous les Indiens se rejoignant nécessairement dans la trajectoire de l’abandon et du malheur pour former une seule et même masse soumise et abrutie. La construction d’un «personnage-masse» de l’Indien n’est donc pas un simple procédé littéraire mais s’inscrit dans la dénonciation du système, comme le démontre Eve-Marie FELL, Les Indiens, sociétés et idéologies en Amérique hispanique, Paris, Armand Colin, 1973, p. 158-161.
(18) Jorge ICAZA, op. cit., p. 98.
(19) Ibid., p. 100.
(20) Concernant la réception de Huasipungo, voir notamment Eve-Marie FELL, op. cit. , p. 162-163.
(21) Jorge ICAZA, op. cit., p. 181.
(22) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 202.
(23) Jorge ICAZA, op. cit., p. 108.
(24) Ibid., p. 109.
(25) Ibid., p. 105.
(26) Idem.
(27) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 278.
(28) Jorge ICAZA, op. cit., p. 181.
(29) Ibid., p. 185.
(30) Ibid., p. 186.
(31) Ibid., p. 181.
(32) L’influence du naturalisme français est ici indéniable.
(33) Ibid., p. 210.
(34) Ibid., p. 198.
(35) Ils renoncent alors à ce que Bettelheim définit comme la plus grande liberté de l'homme: choisir son attitude face aux circonstances. Ce renoncement n'est pas voulu, ni même conscient, mais résulte de l'adaptation nécessaire à la survie en situation extrême.
(36) Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient…, p. 293.
(37) Jorge ICAZA, op. cit., p. 193.
(38) Ibid., p. 195.
(39) Idem.
(40) Ibid., p. 196-197.
(41) Ibid., p. 122.
(42) Ibid., p. 124.
(43) Ibid., p. 165.
(44) Ibid., p. 89.
(45) Ibid., p. 237.
(46) Ibid., p. 238.
(47) Ibid., p. 241.
(48) Ibid., p. 242.
(49) Ibid., p. 243-244.
(50) Ibid., p. 244.
(51) L’expression est d’Augustín Cueva (cité par Eve-Marie FELL, op. cit., p.164).
(52) Eve-Marie FELL, op. cit., p.146.
No hay comentarios:
Publicar un comentario