viernes, 15 de abril de 2011

Désir féminin et passivité dans « Barraquera » (1932) de José de la Cuadra


Par Emmanuelle Sinardet, Université Paris Ouest – CRIIA (EA 369) – Centre d’études équatoriennes. In Lina IGLESIAS, Béatrice MÉNARD, Françoise MOULIN CIVIL (éd.), Figures du désir dans la littérature de langue espagnole, Hommage à Amadeo López, Centre de Recherches Ibériques et Ibéro-américaines, Université Paris X-Nanterre, Publidix, 2007, pp. 473-488.

La nouvelle «Barraquera», publiée dans le recueil Horno (1) en 1932, de l’Équatorien José de la Cuadra, dresse le portrait d’une femme ayant socialement réussi: Conchita, Indienne misérable d’un village perdu des Andes, surmonte seule, et par son unique travail, la pauvreté, l’injustice, les affronts, pour devenir Ña Concepcioncita (2), propriétaire d’un florissant commerce à Guayaquil, mère d’une jeune fille éduquée et d’un étudiant bientôt avocat. Toutefois, cette spectaculaire ascension sociale ne rejoint pas la description d’une femme au caractère trempé, d’une forte tête assumant des attributs masculins comme la Pancha d’une des nouvelles les plus connues de José de la Cuadra, «La Tigra» (3), publiée dans le même recueil. Au contraire, c’est la passivité qui semble principalement définir Conchita.

Il s’agit ici de comprendre comment se manifeste cette passivité, et dans quelle mesure elle construit une féminité «en creux» qui se caractérise par une absence de désir ou, plus exactement, par un désir bâillonné. Il convient à ce titre d’appréhender une sexualité féminine qui se définit comme passive face au désir masculin, actif et violent, manifeste dans les différentes formes de viol auquel Conchita est soumise et finit par se soumettre.

Pour ce faire, nous nous efforcerons de proposer deux niveaux de lecture de «Barraquera». Le premier observera comment la nouvelle construit ses portraits par le recours aux catégories traditionnelles des genres et propose une représentation de la féminité au service des hommes, dénonçant la terrible condition des femmes pauvres, indiennes qui plus est, dans l’Equateur des premières décennies du XXe siècle. Le second niveau tentera de situer l’opposition passivité/activité au sein de l’approche psychanalytique de la sexualité féminine, et s’efforcera à ce titre de cerner les enjeux œdipiens dans la construction d’un désir féminin chez Ña Concepcioncita.

1. – Désir féminin, passivité et catégories de genres

1. 1. – Terreur et soumission face à la domination masculine

La nouvelle se construit en neuf séquences sous forme d’un flash back. Ña Concepcioncita, âgée d’une quarantaine d’années, dans sa boutique d’un marché de Guayaquil, attend les derniers clients; elle tombe dans une douce torpeur, propice aux souvenirs et à la rêverie. Elle revoit ainsi, entre rêve et conscience, les épisodes marquants de son existence, centrés sur ses relations avec l’autre sexe, qui déterminent son accès à la féminité: les jeux initiatiques «del ángel, el diablo y los colores» dans son village natal, par lesquels elle découvre l’expression de la masculinité en la personne de Juan Saquicela; le rapt et le viol par ce dernier d’une Conchita âgée de 11 ans; une première maternité; après la mort de Juan, enseveli dans la mine où il travaille, le départ pour Guayaquil comme nourrice et le décès de sa fillette; la prospérité durement acquise et le nouveau viol, par Ramón; la double maternité, abandonnée par Ramón qu’elle avait pris pour mari.

Il est trois constantes dans ce parcours, qui définissent une représentation traditionnelle de la féminité: la sexualité brutale à laquelle Conchita est forcée, d’une part (la femme objet et proie de l’homme); la maternité, d’autre part (la mère); le départ du mari, qui décède ou la quitte sans un mot, laissant place au désarroi, enfin (la femme désemparée sans le soutien d’un homme). Conchita ne choisit rien, ni ses maris qui la prennent par la violence et avec lesquels ensuite elle se résigne à vivre docilement, ni ses maternités qui apparaissent comme le résultat de l’appropriation de son corps par l’homme. Son portrait se construit ici sous le double signe de la passivité et de la soumission.

Conchita semble en effet subir sans mot dire ses malheurs, dans une passivité qui frise l’apathie lorsqu’elle observe douloureusement sa fille dépérir sous ses yeux, alors qu’elle travaille comme nourrice chez des patrons qui exigent d’elle qu’elle donne tout son lait à leur fils: à aucun moment elle ne songe à quitter son emploi pour sauver la vie de son enfant. Elle n’est pourtant pas une faible femme. Elle travaille dur, réussissant non seulement à s’enrichir, mais à éduquer seule les deux enfants nés de son union avec Ramón. Toutefois, elle apparaît avant tout comme un être craintif et soumis, et ce, dès les premières lignes du texte. Ainsi, face à une cliente qui blasphème, est-elle est prise d’une peur superstitieuse: «Ña Concepcioncita escuchaba, devota, medrosa. Se santiguaba repetidamente, precavida» (4).

Cette terreur sourde caractérise l’ensemble de ses relations au masculin, qu’il s’agisse de la figure de Dieu le Père tout-puissant, du prêtre, de Juan Saquicela ou de Ramón. Cette terreur fait écho aux modalités de sa rencontre avec l’autre sexe, dans le cadre d’un jeu d’enfants qui pose définitivement, pour Conchita, l’homme comme un diable violent et cruel: «el juego del ángel, el diablo y los colores». Saquicela, qui joue le rôle du diable, y emporte brutalement la fillette, «a empellones, poco menos que a golpes, habla[ndo] con voz cavernosa, atemorizante» (5), puis profite d’elle. D’emblée, l’initiation sexuelle est placée sous le signe de la domination par les menaces, les coups, l’appropriation du corps de la fillette malgré elle:

En los rincones más oscuros, Saquicela la apretaba contra su cuerpo estrechamente y le pellizcaba las nalgas y los senos en albor. (…)

[Ella] sentía miedo. Un medio calladito, calladito y tembloroso.

Provocábale gritar; pero Saquicela le decía que si gritara le haría más, y no gritaba. (6)


Cette initiation s’achève peu après, par un viol caractérisé où le désir masculin est définitivement associé au diable: «Estaba como loco. En la penumbra del silo, se veían sus ojos brotados, brillantes. Y contra la carne dura y aterrorizada de la chica, babeaba la boca, exhalando un vaho caliente» (7). Face à la force et à la ruse du diable, la femme ne peut que capituler, condamnée à la soumission angoissée. Le féminin ne surgit que par opposition au masculin, dans un rapport de domination d’où ce dernier sort nécessairement victorieux. Face à un masculin «en bosses», le féminin naît «en creux».

1. 2. – Le désir féminin étouffé

Tout se passe comme si l’apparition bruyante et violente du désir masculin étouffait dans la terreur le désir féminin. Ainsi, réduite au statut d’objet du désir masculin, Conchita comme sujet ne parvient-elle jamais à exprimer son propre désir. Après un long veuvage, elle se résigne à prendre pour mari son second violeur, Ramón, mettant cette décision sur le compte de la solitude ou de l’instinct, mais jamais d’un désir sexuel qui l’amènerait à préférer un compagnon, même effrayant, à la chasteté (8).

Car Ña Concepcioncita connaît le désir, mais en dissimule soigneusement les manifestations. Aussi, lorsque son employé lui révèle qu’elle a rêvé à haute voix d’exploits érotiques, réagit-elle violemment avant d’acheter son silence (9): elle a honte de son propre désir. Ce faisant, elle respecte scrupuleusement les normes sociales qu’impose la représentation du désir féminin par opposition au masculin.

Le modèle de sexualité masculine repose ici sur une supposée nature qui lui confèrerait un caractère urgent et indomptable. Si la masculinité est activité, entreprise, initiative, la féminité est douceur, passivité, fragilité. Ces catégories s’opposent, certes, mais sont toujours présentées comme complémentaires, donc idéales, légitimant le patriarcat aux yeux d’une Conchita qui non seulement accepte comme maris les hommes qui la malmènent, mais qui préfère taire son désir plutôt que de passer pour dévergondée.

Selon le modèle en place, la communauté des femmes se partage en effet d’après leur fonction (procréation ou non), leur statut (mère ou amante) et la morale (vierge ou putain), institutionnalisés par le mariage. Ce modèle détermine les référents de la représentation de la femme et valorise l’appartenance de celle-ci à un partenaire unique, la dépeignant comme foncièrement passive et soumise. La femme réprime alors ses élans sexuels pour satisfaire aux attentes que l’on a d’elle. A l’opposé, les femmes se montrant actives et prenant l’initiative apparaissent comme suspectes et condamnables. Conchita est ainsi, auprès de Juan Saquicela puis de Ramón, épouse pour ne pas être putain. Alors qu’elle vient d’être sauvagement violée, qu’elle est terrorisée, blessée par les coups et affaiblie par l’hémorragie que la pénétration du jeune adulte a provoquée chez la fillette de 11 ans, elle suit son bourreau, se sachant perdue aux yeux de la morale établie:

Por eso, cuando Saquicela le dijo que no podía volverla a donde la mamá y que tendría que seguirlo, musitó, resignada:

– Ahá... (10)


Elle est également mère, à trois reprises, et s’appelle même Concepción. Elle conçoit et donne la vie, fonction qui anoblit la sexualité féminine et octroie la respectabilité, comme en témoigne le «Niña» dont elle bénéficie bien qu’elle vive sans mari.

A contrario, Pancha, dans la nouvelle «La Tigra», se caractérise par un désir violent et agressif qu’elle manifeste auprès des amants qu’elle se choisit librement, les violant à l’occasion. Quoique femme, elle vit sa sexualité sous le signe de la virilité, car elle y est prédateur et non plus proie, comme l’illustre le surnom qui lui est octroyé, La Tigresse. Forcément putain selon les catégories établies, elle n’est jamais mère, alors même qu’elle multiplie les aventures. Cette anti-Concepción dans tous les sens du terme est évidemment l’objet de rumeurs et de médisances qui la dépeignent comme anormale ou monstrueuse.

Les deux personnages connaissent d’ailleurs des destins opposés. Ña Concepcioncita, respectée de tous, réussit paisiblement dans la grande ville de Guayaquil, lieu qui est loin d’être innocent chez José de la Cuadra car il incarne aussi le pôle de la civilisation, du progrès possible, où règnent le droit et l’ordre (11). En revanche, La Tigresse rebelle aux autorités, sans descendance, vivant comme un homme sur ses terres isolées, incarne un univers archaïque en sursis, celui d’une barbarie américaine appelée à disparaître face aux assauts de la modernité. Elle est d’ores et déjà condamnée et, avec elle, une féminité forcément primitive car osant exprimer ses désirs. L’ordre, le progrès et l’avenir se trouvent ainsi du côté de Ña Concepcioncita, d’un désir féminin bâillonné.

1. 3. – Passivité et masochisme

Dès lors, les manifestations du désir se limitent à la rêverie. Ou bien elles apparaissent en filigrane, aspirant à la seule forme de plaisir qui reste à une Conchita initiée dans la douleur et l’humiliation, qui ne connaît de la relation à l’homme que la violence et la domination: le masochisme.

Plusieurs indices de ce masochisme sont laissés au lecteur. «Gozarás de las llamas del infierno» (12) déclare le diable Saquicela à Conchita lors de leurs jeux initiatiques, annonçant un plaisir qui éclot forcément dans la souffrance. Plus loin, le narrateur précise que Ña Concepcioncita tient la vie commune avec Saquicela pour relativement heureuse, alors même que celui-ci continue de la prendre sauvagement (13). D’ailleurs, évoquant le pénible voyage des deux jeunes gens jusqu’à la mine où Juan finit par obtenir un emploi, le narrateur omniscient décrit une odyssée épuisante où «ni la lujuria les hablaba ya» (14): loin d’être un objet passif, Conchita est devenue partie prenante d’une relation où se rejoue le viol initial, acceptant désormais très volontiers le rôle qui lui échoit. De même, lorsque Ramón s’introduit chez elle par la ruse, elle cesse rapidement de lui résister au souvenir de ce premier viol, lequel lui est agréable à en croire les suggestifs points de suspension: «Ella se agitaba, se agitaba. Luchaba con todo su cuerpo. Pero de pronto evocó una escena lejana y se quedó quietecita… quietecita…» (15).

Depuis son initiation douloureuse, Ña Concepcioncita ne semble pas avoir connu de relations autres que masochistes. Ou bien elle n’en a pas gardé souvenir, parce qu’elles lui ont été moins agréables; c’est du moins ce que le lecteur peut déduire des propos du jeune employé de Ña Concepcioncita, témoin de sa rêverie:

- Ah… Diga, ñiña, ¿ y a quién le daba entonces, cuando tenía cerrados los ojos, esos besotes ? Sospiraba busté, ñiña, y hacía ¡ juh ! como mula cansada. ¡ Y decía unas palabrotas más cochinas ! (16)

Car ces baisers et ces soupirs, manifestations du désir, sont destinés à Juan et à Ramón, les deux seuls amants que la narration mentionne: deux violeurs qui ont su, justement, conduire Conchita au plaisir.

C’est ici que se trouve la limite de la dénonciation d’une condition féminine effroyable par José de la Cuadra. Il pointe le destin des femmes pauvres et indiennes, dominées tant socialement, ethniquement que sexuellement, comme l’illustre le décès de la première fille de Conchita le sein de l’Indienne misérable nourrit Luisito, un enfant blanc des beaux quartiers de Guayaquil, qui prive ainsi du lait qui devrait lui revenir le bébé de la nourrice, une fille qui finit par mourir de faim (riche-blanc-masculin versus pauvre-indien-féminin). Plus largement, le destin de Conchita contribue à dénoncer la domination de la femme par l’homme, y compris par le plus misérable d’entre eux, tel le «longo» Juan Saquicela. En quelque sorte, la femme incarne la dominée du dominé, condition qui en fait la «carne propicia de los prostíbulos baratos» (17) où se joue de nouveau la domination sexuelle, sociale et ethnique, les jeunes femmes blanches étant réservées aux bordels les plus élégants. Aussi naître femme et pauvre apparaît-il comme une «desgracia» (18).

Mais «Barraquera» n’a rien d’un texte féministe. Les catégories qui président à la définition d’un désir féminin ne sont jamais questionnées en tant que telles. Au contraire, le destin peu enviable de Pancha, dans «La Tigra», par rapport à celui de Concepción, tend à les conforter: seule la femme réprimant son désir est principe d’ordre et de progrès. Pire, que ce désir féminin relève du masochisme légitime la domination en place: la femme y trouve son compte et est la dernière à envisager de bouleverser le modèle existant. D’ailleurs, Concepción ne fait-elle pas d’Herminia une jeune fille accomplie, l’élevant dans l’acceptation de son rôle de femelle passive et soumise dont la principale occupation consiste à attendre «al macho que la acab[e] de hacer mujer» (19)? La respectabilité et l’ordre sont saufs.

2. – «Barraquera» ou la découverte de la féminité

2. 1. – De l’activité à la passivité

La nouvelle offre toutefois une autre lecture, complémentaire, de la féminité et de la construction d’un désir féminin: le passage de l’activité à la passivité chez la fillette, tel qu’a pu les définir Freud dans Sur la sexualité féminine (20). D’après Freud, la fillette rencontre par rapport au garçon deux difficultés dans la découverte de sa sexualité: d’une part, le renoncement au clitoris, forme phallique relevant d’une sexualité active, au profit du vagin; d’autre part, le changement d’objet d’amour, de la mère vers le père. Il en résulte des peurs et des angoisses terribles, à l’œuvre à notre sens dans «el juego del ángel, el diablo y los colores».

A travers les descriptions de ce jeu initiatique, se manifeste tout d’abord la haine de la figure maternelle. Le changement d’objet d’amour de la mère vers le père se fait dans l’hostilité, qui s’exprime ici par les ragots insultants que se remémore Conchita à son sujet après le rapt, mais qui débouchent aussitôt, de façon a priori surprenante, sur le dénigrement de sa propre mère: «Razana es [Conchita]. Hija de la Manuela había de ser… ( …). Cuatro maridos le he conocido a la longa vieja. Y aura mismo la duerme un tal Toalisa que jué soldado» (21). La mère est non seulement posée comme «puta», mais comme une «puta» de la pire espèce, car vieille et femme à soldats.

Durant le jeu, d’autres figures maternelles apparaissent, qui se révèlent aussi peu reluisantes: celle de «l’ange», qui protège du diable les enfants en appelant leur couleur, incarné par la plus jolie des filles, douce et tendre (attributs maternels); celle de la «marraine», chargée de distribuer les couleurs, qui désigne ainsi quel enfant sera appelé par le diable. Ces deux figures se présentent rapidement comme traîtresses. D’une part, l’ange n’appelle jamais la couleur qu’il devine être celle de Conchita, rejetant cette dernière au lieu de la protéger; d’autre part, la marraine lui accorde toujours les mauvaises couleurs, le noir et le violet, celles que le diable préfère, la livrant nécessairement à ce dernier. Pire, cette marraine rentre chez elle seule, sans la raccompagner le soir du viol, indifférente au sort de la fillette: elle est bien responsable du malheur qui survient à une Conchita sans défense. Voilà celle-ci abandonnée à son triste sort, le diable, par les trois figures maternelles, l’ange, la marraine et cette mère dont elle est censée avoir hérité la «razana», c’est-à-dire la tare.

En quoi consistent cette tare, ce triste sort, ce malheur? Il semble se jouer ici la découverte de la différence des sexes à travers celle de l’absence de pénis chez la femme, découverte qui débouche sur la haine de la mère. Rappelons que ces jeux sont aussi l’occasion de premiers contacts sexuels où, en la personne de Juan Saquicela, la fillette peut observer a contrario son manque de pénis. Il en résulte une angoisse terrible, manifeste dans la terreur qu’inspire le jeu à Conchita, avant même le viol. Elle découvre que l’absence de pénis concerne toutes les femmes, y compris sa mère. Or son amour s’adressait à une mère phallique et non châtrée; d’où la haine de la mère non seulement dévalorisée (l’ange traître, la marraine indifférente, la vieille pute) mais rendue directement responsable de son malheur, d’être livrée au diable, une des figures de l’angoisse.

Ce complexe de castration peut déboucher sur un complexe de virilité, par lequel la fillette ne se résigne pas à ne pas avoir de pénis, refuse la réalité et exagère son attitude virile. Tel est le cas de Pancha, autre facette de la féminité dans Horno. La Tigresse persiste dans une sexualité active, celle de la fillette qui poursuit son activité clitoridienne/phallique. D’une certaine façon, La Tigresse qui manie la machette (symbole phallique) comme un homme, qui règne en maître absolu sur les terres que lui a transmises son père, justement, qui séduit les hôtes de passage et force ceux qui lui résistent, cherche une identification avec une mère phallique, avec une figure virile. Pancha se présente de nouveau comme le contraire de Conchita, laquelle, pour sa part, se résigne à renoncer à la masturbation clitoridienne et fait le choix de la passivité.

En effet, la seule façon qu’a Conchita de resituer son désir par rapport au manque de pénis est une totale passivité qui se joue dans l’abandon de la mère comme objet d’amour au profit du père. A l’issue du jeu, elle suit Juan Saquicela, une figure paternelle. Elle fait le choix de ne plus rentrer chez sa mère, de laquelle elle se détourne alors de façon définitive.

2. 2. – Le désir d’enfant du père

Le jeu met en scène le désir féminin pour le père, qui est le désir de posséder ce pénis refusé par la mère. Si le père biologique est absent de la rêverie de Conchita, celle-ci évoque trois figures paternelles: celle de Taita Dios, de Taita Cura (soulignons que «taita» signifie père) et celle de Juan Saquicela qui se distingue des autres joueurs en ce sens qu’il est presque un adulte, «un longote fiero» (22), fort, autoritaire, viril. «Longo» apparaît d’ailleurs comme le pendant masculin de «longa», terme désignant ici la mère de Conchita.

Le désir pour le père se manifeste à travers le désir d’enfant du père. En reportant sur le père son désir de l’enfant-pénis, en pleine situation œdipienne, la fillette découvre la similitude de sa position avec la mère. Sa haine envers elle, manifeste dans le jeu, s’en trouve renforcée. Pour Françoise Dolto, la fillette découvre également qu’elle n’a pas de membre viril mais qu’elle peut en être fière (23). Elle se sent alors prête aux réceptions des formes pointues maniées par les hommes, même si cela doit lui faire mal, sentiment qui peut se manifester dans des fantasmes de viol. Ces fantasmes sont à l’œuvre dans la nouvelle à travers l’évocation de viols successifs dans des souvenirs rêvés, alors que Concepción se trouve dans un état semi-conscient. L’angoisse de viol ne sera surmontée que par le renoncement au sexe du père: témoignant de ce renoncement, Juan disparaît à jamais, avalé par la mine (24). D’ailleurs, c’est après sa mort, après ce renoncement que, pour la première fois, on s’adresse à la fillette en l’appelant Concepción, nom de la femme adulte, de la féminité réalisée, et non plus Conchita, forme affectueuse mais infantilisante (25).

Avant que ne survienne le renoncement, le désir d’enfant du père prévaut. Le jeu «del ángel, el diablo y los colores» n’est en définitive qu’un jeu de séduction de la fillette par le père: il est enseigné par «el taita curita» (26), figure paternelle, et Juan Saquicela, autre figure paternelle, y prend pour femme la petite Conchita. Le fait que Saquicela s’y apparente au diable peut s’interpréter comme la culpabilité que ressent Conchita à vouloir un enfant de son père. La version du viol vient alors déculpabiliser et soulager de l’angoisse une fillette que la narration décrit aussi comme «impúber», que «no sabía nada de nada», «de una ignorancia blanca» (27): elle n’a pas voulu séduire son père ; lui seul a pris l’initiative, la possédant contre son gré. La narration insiste d’ailleurs sur la résistance de la fillette, preuve de son innocence (28). Et un des villageois commentant le rapt, d’après les souvenirs de Concepción, en rejette également la responsabilité sur le père à travers la figure du «taita curita»: «¿ Y, pus, qué dirá taita curita? El misu dio enseñando esos juegos del diablo… ¡Elé, pus, viendo! (…) Jodido el curita, ¿no? ¡Beta le diera!» (29).

Il s’instaure ainsi avec Juan-figure du père une relation incestueuse dont on sait qu’elle est agréable à Conchita. Il en naît une fillette, María, enfant-phallus, satisfaction du désir d’enfant du père. Toutefois, cet enfant doit disparaître pour que Conchita surmonte la phase œdipienne. Dès lors, à l’instar de Juan avalé par la mine, María ne peut que mourir.

A la lumière d’une approche psychanalytique, on comprend enfin que Conchita laisse dépérir son enfant sous ses yeux : celui-ci doit mourir comme désir d’enfant du père. D’ailleurs, dès sa naissance, il apparaît que María ne devra pas survivre. Le prêtre qui la baptise, «Su Paternidad» (30), autre figure paternelle, refuse qu’elle s’appelle Concepción comme sa mère, qu’elle puisse prolonger une situation monstrueuse, celle d’un œdipe non surmonté. «Intransigente», il appelle sa prompte disparition, la prénommant María «para que le [sea] más fácil la entrada al cielo» (31).

Notons que María est aussi la «Santa Madre de Jesús» (32) et représente à ce titre un double possible de Conchita: comme elle, elle a un enfant du père, en l’occurrence de Dieu le Père, «taita Dios». Elle n’en est pas moins «sainte», ce qui contribue à déculpabiliser Conchita. Surtout, la mort de María, la fille mais aussi le double de Conchita, signifie la mort de la Conchita amoureuse du père et prisonnière de la situation œdipienne. La disparition de María/Conchita laisse ainsi place à Concepción, à la féminité.

2. 3. – Narcissisme et maternité

D’après Freud, la fonction maternelle représente, pour la femme, son accomplissement. Concepción-la femme a deux enfants bien vivants, contrairement à Conchita-la fillette désirant le père. Objets de toute sa fierté, ils font son bonheur. Ils sont promesses d’avenir, Ramoncito étant sur le point de recevoir son diplôme d’avocat, consécration d’une ascension décrite comme «un triunfo" (33).

Ce triomphe relève aussi de la résolution des problèmes posés par la sexualité féminine. Concepción a satisfait le désir de pénis de Conchita à travers Ramoncito, un nouveau-né masculin. Plus exactement, Ramoncito vient représenter le phallus, qui n’est pas le pénis bien que celui-ci le représente imaginairement, mais l’objet du désir qui fonde le narcissisme de Concepción. Celle-ci projette d’ailleurs sur son fils des rêves de grandeur, en l’occurrence de noblesse, qui peuvent sembler a priori ridicules chez une Indienne s’agissant de la réalité sociale et culturelle équatorienne. Le narrateur omniscient décrit en effet le diplôme d’avocat comme «el cartoncillo que, encerrado en marco dorado con bandera ecuatoriana en raso, [Ramoncito] ostentaría como un blasón», avant d’ajouter:

Y puede que blasón también lograra. A lo mejor, cualquier amigo genealogista descubriría por ahí, en los medio quemados archivos paisanos, que, por parte del cholo dauleño que lo engendró, descendía el hombre nada menos que de la casa ducal de Frías. (34)

Précisons que Ramoncito, satisfaction des aspirations les plus profondes de Concepción, est l’aîné de ses deux enfants. Tout se passe comme si le désir de pénis devait impérativement être comblé pour que puisse naître Herminia, une fille appelée à vivre contrairement à María, l’enfant incestueux et fruit du désir du père.

D’Herminia et de Ramoncito, la narration nous précise qu’ils consolent Ña Concepcioncita d’avoir été abandonnée par son mari. En outre, «le trajeron un buen olvido de la muertecita… y de todo…» (35). Les enfants représentent ici pour leur mère le phallus désiré. Dès lors, les frustrations antérieures disparaissent, y compris celle de ne pouvoir avoir un enfant du père (qu’incarne «la muertecita»). Il n’est pas innocent qu’à ce stade de la rêverie, Concepción revienne à un état conscient : les angoisses liées au complexe de castration et au conflit œdipien sont reléguées dans l’inconscient, parmi de vagues «souvenirs». Le retour à l’état conscient relève ici d’une trajectoire enfin achevée, du passage vers une féminité accomplie par la maternité triomphante.

Toutefois, la plénitude ne semble pas totale chez Concepción, qui continue de ressentir un manque: «Ella tenía ya cuarenta [años]… y, en el corazón – « que me le ha sufrido tanto, ñiño » – insuficiencia mitral» (36). Ce manque est constitutif du désir féminin. Il renvoie au caractère prégnant de la différence des sexes dans l’inconscient, c’est-à-dire de la position d’être ou d’avoir l’objet du désir, d’être en position de donner à l’autre ce qu’il n’a pas. L’homme est actif mais angoissé, se situant dans l’avoir d’une puissance ; la femme attend passivement d’être désirée, se situant dans l’être. Derrière ce manque que Concepción manifeste sans savoir vraiment en quoi il consiste, se joue ce que Michèle Montrelay appelle «l’absolu de la demande féminine: la femme attend tout, reçoit tout du pénis au moment de l’amour» (37).

Il reste donc toujours chez Concepción, prise d’une vague tristesse alors même qu’elle triomphe, un désir insatisfait, un désir d’homme qui est aussi celui d’être aimée, d’être l’objet du désir masculin, voie du narcissisme. En ce sens, Concepción illustre la «position» féminine face à l’homme, à laquelle elle ne saurait échapper et qui la constitue comme femme selon François Perrier et Wladimir Granoff: «La position de la femme, dans l’attente où elle se trouve, est celle d’un certain manque à avoir dont elle attend que la vie lui apporte dédommagement» (38).

Conclusion

«On ne naît pas femme: on le devient» affirme Simone de Beauvoir; la trajectoire de Conchita l’illustre. «Barraquera» est la nouvelle d’un devenir femme qui résulte d’une initiation et d’un apprentissage. Le texte, à la lumière des traditionnelles catégories des genres comme des théories freudiennes, relate les différentes étapes de la transformation de Conchita, fillette impubère et ignorante de son propre sexe, en Concepción, femme et mère. Ce passage se fait dans la douleur, l’angoisse et la peur, manifestes dans les épisodes du jeu «del ángel, el diablo y los colores». Il contribue ainsi à dénoncer une condition féminine ingrate, placée sous la domination masculine. Parallèlement, selon une approche psychanalytique, il débouche nécessairement sur un manque, celui d’un pénis absent qui constitue l’objet du désir féminin, malgré les maternités heureuses.

Les deux lectures convergent en ce sens vers une même définition de la «position» féminine, celle de la passivité, de l’attente et de l’être, par opposition à l’activité, à l’initiative et à l’avoir masculins. Michèle Montrelay souligne que, pour la femme, «chaque événement d’ordre sexuel (puberté, expériences érotiques, maternité, etc.) lui arrive» (39): la passivité revendiquée du désir féminin le constitue forcément en miroir du désir actif de l’homme. Il en résulte ici que le désir féminin est forcément révélé par l’homme, comme en témoignent non seulement le parcours de Concepción mais l’occupation d’Herminia, sa fille et digne héritière: elle attend l’homme qui achèvera de la faire femme, incapable de le devenir par elle-même.

NOTES

(1) José DE LA CUADRA, «Barraquera», Doce relatos - Los Sangurimas, Colección Antares, Libresa, Quito, 1990, p. 83-104.

(2) «Ña» est l’abréviation populaire sur la côte équatorienne du très respectueux «Niña». L’onomastique témoigne ici des transformations de la fillette Conchita, pauvre et désemparée, en dame prospère bénéficiant du traitement réservé aux notables.

(3) José DE LA CUADRA, «La Tigra», op. cit., p. 160-196.

(4) José DE LA CUADRA, «Barraquera», op. cit., p. 83.

(5) Ibid., p. 86.

(6) Ibid., p. 87.

(7) Ibid., p. 89.

(8) Ibid., p. 101.

(9) Ibid., p. 104.

(10) Ibid., p. 89.

(11) A ce sujet, voir d’Emmanuelle SINARDET «L’hôte comme agent déstabilisateur dans la nouvelle ‘La Tigra’ (1932) de l’Equatorien José de La Cuadra: l’interprète de la réalité ‘montuvia’», in: Bernadette BERTRANDIAS (ed.), L’étranger dans la maison. Figures romanesques de l’hôte, Presses Universitaires Blaise Pascal - CRLMC (Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines), Clermont-Ferrand, 2003, p. 127-142.

(12) José DE LA CUADRA, «Barraquera», op. cit., p. 87.

(13) Ibid., p. 92. Ces viols répétés sont d’ailleurs des souvenirs lumineux, un «recordar, exaltado de sol…» (Ibid., p. 90).

(14) Ibid., p. 91. Nous avons souligné le pronom pluriel.

(15) Ibid., p. 102.

(16) Ibid., p. 104.

(17) Ibid., p. 100.

(18) Idem.

(19) Ibid., p. 103.

(20) Ce texte de 1931 est reproduit dans: Sigmund FREUD, La vie sexuelle, Presses Universitaires de France, Paris, 1999, 159 p.

(21) José DE LA CUADRA, «Barraquera», op. cit., p. 90.

(22) Ibid., p. 85.

(23) Françoise DOLTO, Sexualité féminine, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1999, 594 p.

(24) Il ne reste presque rien de son corps, détruit comme objet du désir, désormais repoussant: «Y era tan sólo un poco de carne sanguinolenta, hediendo, a medio corromper, lo que quedaba de él» (José DE LA CUADRA, « Barraquera », op. cit., p. 95).

(25) Idem.

(26) Ibid., p. 90.

(27) Ibid., p. 89.

(28) Idem.

(29) Ibid., p. 90-91.

(30) Ibid., p. 93.

(31) Idem.

(32) Idem.

(33) Ibid., p. 103.

(34) Idem. Soulignons, à la lumière des travaux de Freud, que si pour Concepción, l’enfant est l’équivalent du phallus, pour Pancha, dans «La Tigra», c’est de porter des insignes masculins.

(35) Idem.

(36) Idem.

(37) Michèle MONTRELAY, L’ombre et le nom. Sur la féminité, Les Editions de Minuit, Collection Critique, Paris, 1977, p. 80.

(38) Wladimir GRANOFF, François PERRIER, Le désir et le féminin, Aubier, Paris, 1979, p. 70.

(39) Michèle MONTRELAY, op. cit., p. 69.







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