sábado, 16 de abril de 2011

La mort sacrificielle : « Guásinton » (1938) de l’Equatorien José de la Cuadra


Par Emmanuelle Sinardet, Université Paris Ouest CRIIA - EA 369 – Centre d´études équatoriennes, in : Amadeo LÓPEZ, Béatrice MÉNARD (éd.), Figures de la mort dans la littérature de langue espagnole, Nanterre, Presses Universitaires de Paris 10, 2008, pp. 345-354.


Dans la nouvelle «Guásinton» (1), parmi les dernières de José de la Cuadra, la mort est omniprésente. Elle se trouve au cœur même du récit, construit en un flash-back qui narre la mise à mort de Guásinton, un «lagarto montuvio» comme le précise le sous-titre de la nouvelle, un vieux caïman redoutable, âme des nombreuses rivières de l’hinterland de Guayaquil, sur la côte équatorienne. Tout se passe comme si la mort ou, plus exactement, celle de Guásinton que les habitants ont érigé en divinité, envahissait le monde des vivants, y compris l’espace de la fête. Les personnages évoqués y sont principalement des chasseurs de caïmans - donneurs de mort -, une veuve - épouse d’un mort - ou encore des malades en sursis - rongés par la mort. Le narrateur, bien vivant lui, semble à son tour obsédé par la mort de Guásinton, moteur de la nouvelle.

Afin de saisir l’origine de cette fascination morbide, nous tenterons de comprendre la nature ambivalente de cette mort à la lumière des modalités de l’exécution de Guásinton. Il s’agira ainsi de cerner dans quelle mesure la mort, paradoxalement, est porteuse de vie, car permettant la libération d’énergies nouvelles et créatrices, à l’image de cette veuve désormais libre et joyeuse.

Dans cette perspective, nous nous efforcerons d’observer comment la fin de Guásinton se présente comme une mort symbolique, une mort passage. Il conviendra notamment de cerner les rites autour de cette mort, pour comprendre comment ils transforment de simples épisodes de chasse en un combat singulier, un combat «à mort», entre deux pôles à la fois contraires et complémentaires, la civilisation et la barbarie.

Enfin, ces rituels devront être replacés dans le propos plus général de l’œuvre de José de la Cuadra, qui prétend révéler au monde une identité montuvia méconnue en mettant en scène des mythes censés en cristalliser le génie. Il s’agira ainsi de comprendre comment le meurtre sacrificiel préside à la construction du mythe montuvio, incarné par la figure du barbare splendide et héroïque, poursuivant un processus déjà à l’œuvre à travers la figure du patriarche de Los Sangurimas (1934) (2).

1 – Histoire d’une mort, histoire d’une vie

La nouvelle a pour sous-titre «Historia de un lagarto montuvio». Par «histoire», nous entendons bien la vie de Guásinton, qui donne son nom à la nouvelle. Or, d’une part, les épisodes de la vie du «lagarto» ne sont que très brièvement évoqués. D’autre part, ils sont rares, de nombreux hauts faits étant passés sous silence, comme le souligne le narrateur :

Podría llenarse un denso volumen con los hechos singulares de Guásinton, y abrigo la esperanza de que se escribirá ese volumen (…). Por lo demás, Guásinton se lo merece. (3)

L’histoire narrée, paradoxalement, repose moins sur les exploits et, partant, la vie de Guásinton, presque accessoires, que sur sa mort. Celle-ci occupe d’ailleurs dans l’économie du texte une place prépondérante. La nouvelle se construit en trois séquences, deux brèves et une longue dans laquelle est justement narrée la chasse finale. L’«histoire» du caïman semble résider dans sa mort. Elle serait lisible dans les modalités de son mourir qui, mieux que la description de tous les épisodes de son existence, exprimerait la signification de sa vie. Nous comprenons alors que le narrateur laisse à d’autres le soin de retracer la vie de Guásinton. Nous comprenons aussi mieux la construction de la nouvelle.

Le -bref- portrait de l’animal ainsi que la narration de sa mort se situent dans la troisième séquence, de sorte que la nouvelle, en l’absence des deux premières, pourrait parfaitement conserver sa cohérence. Quelle est la fonction de ces deux séquences ? Elles servent à différer la troisième, créant un suspens qui fait de la mort finale non pas un dénouement mais un point d’orgue, une apothéose.

A ce titre, soulignons que le «yo» narrateur est un étranger à la réalité rurale montuvia. Il découvre peu à peu l’existence de Guásinton malgré sa mort ou, plutôt, dans sa mort. Le lecteur accompagne le narrateur dans cette découverte progressive, s’identifiant à ses questionnements et partageant sa fascination. Peu à peu, le narrateur se présente comme un double pour le lecteur, frustré de ne pas en savoir davantage sur Guásinton. La séquence 1 s’ouvre ainsi sur la rencontre du «yo» avec des «lagarteros» (4) qui, comme le guide le lui apprend, ont tué Guásinton (5). La figure du caïman fait irruption dans la conversation de façon impromptue pour être posée d’emblée dans le mourir. Surtout, elle est associée à une mort violente, le meurtre, qui plus est hors du commun à en croire les réactions du guide.

Le mystère s’épaissit, cette fois autour du statut du mort. Le narrateur, intrigué, reçoit à sa question «¿A Guásinton? ¿Y quién era Guásinton?» une réponse dont la tautologique ne manque pas d’accroître sa curiosité: «Guásinton era, pues, Guásinton…». Surtout, il s’avère que celui qui se présentait d’emblée comme un homme, ne serait-ce que par le nom, équatorianisation de Washington, est un animal, «un lagarto asisote» (6). Plus que de la stature exceptionnelle de la bête, c’est de cette personnification surprenante que le narrateur et le lecteur peuvent pressentir la nature hors du commun du caïman.

Le mystère est aussi entretenu par le jeu du narrateur avec le lecteur. Le «yo» qui avait pris la parole en début de séquence finit par dévoiler que la narration est un flash-back et qu’il en sait, lui, déjà bien davantage. Ce retournement de situation narrative fait naître de nouvelles questions parce que le narrateur s’adresse alors en le tutoyant au «lagarto», comme à une vieille connaissance, comme si un lien invisible et mystérieux s’était tissé entre eux ; comme si, de la mort, Guásinton était encore vivant:

Y ésa fue la primera vez en mi vida que oí hablar de Guásinton.

No sabía bien, todavía, quién eras tú, Guásinton, lagarto cebado…

No sospechaba que tus diez varas de fiera sobre el agua, obsederían algún sueño mío, en las noches caliginosas, cuando me tendía a dormir en la popa de las canoas de montaña, navegando por los ríos montuvios.

Y también desconocía que tenías la mano derecha mutilada, que te faltaba la más poderosa de tus garras… ¡Guasinton, ilustre baldado ! (7)


A la fin de cette première séquence, Guásinton semble exister pleinement au-delà de la mort, et le suspens créé par cette découverte est maintenu durant toute la séquence 2. Le lecteur n’y apprend rien, si ce n’est l’identité du narrateur. Et encore se limite-t-elle à quelques informations factuelles qu’il avait pu déjà en partie déduire, posées entre parenthèses :

(Porque yo me llamo Valerio Concha y, como ya lo he insinuado, ejerzo por los campos la próspera y honesta profesión de agente viajero). (8)

Le personnage narrateur en définitive importe peu. Il est mis au service d’un jeu avec le lecteur pour mieux pointer une mort annoncée et pourtant mystérieuse. D’ailleurs, la séquence 2 n’a d’autre fonction que de planter le décor des retrouvailles des acteurs de «l’histoire», la seule digne d’intérêt: celle de la chasse funeste. Lors d’une nuit de fête de village, les différents chasseurs de Guásinton se rencontrent autour d’une table en compagnie du narrateur et lui racontent «l’histoire». Bien sûr, le fait de différer une nouvelle fois la narration finale entretient le suspens; mais ce dernier relève davantage ici de l’atmosphère de cette fête: une nuit d’excès où la vie normale est suspendue.

L’obscurité, le sexe (chez la riche veuve Vargas), l’alcool, mais aussi la lassitude qui en résulte, abolissent l’espace et le temps pour porter les personnages dans une autre dimension, où ils peuvent évoquer le défunt non pour se le remémorer mais pour l’incarner dans le présent. La musique et la danse, l’orgie et les libations semblent participer d’une sorte de rituel qui permet à des inconnus, les chasseurs et le narrateur, de participer à une même commémoration où Guásinton est convié.

La fête devient ainsi celle de Guásinton, invoqué et célébré. Si le narrateur peut tutoyer et apostropher ce dernier à la fin de la première séquence, c’est qu’il paraît avoir été initié là à un mystère sacré, celui de la rencontre avec un mort. Car ce n’est qu’autour de la table commune, une fois abolis le temps et l’espace, que les frontières entre vie et mort deviennent perméables. Plus que jamais, le mort paraît bien vivant.

2 – Guásinton, figure totémique montuvia

Ce qui se présente comme un rituel d’invocation de la figure du défunt prend son sens à la lumière de la personnalité de ce caïman ressenti par les personnages comme vivant. Son statut d’exception, posé en filigranes dans les deux premières séquences, est explicité dans la troisième : Guásinton est «un ser casi sobrenatural» (9). Ainsi les précautions prises par les personnages, y compris le narrateur, pour évoquer son souvenir, les propos voilés, les prétéritions pointent-ils bien un mystère, mais au sens sacré du terme. Ce dernier ne peut être raconté que dans le cadre de cette réunion sacrée, une fête à caractère dionysiaque où la démesure devient propice à l’expression religieuse.

La troisième séquence s’ouvre sur le récit de Don Macario Arriaga qui apprend au narrateur les circonstances dans lesquelles Guásinton a perdu une patte. Cette ouverture de la célébration, loin d’être anecdotique, fait entrer directement Guásinton dans le mythe montuvio à plusieurs titres. En premier lieu, la personne qui prend la parole, Don Macario, se révèle être l’instigatrice du meurtre, l’organisatrice de la battue. Or la chasse se présente comme un rituel sacré dont les fidèles seraient les chasseurs: «amaban su oficio como un culto cruento y salvaje, pero próvido con sus fieles.» (10). Don Macario renvoie ici à la figure d’un prêtre gardien du culte. Son discours sur Guásinton s’inscrit dans le sacré.

D’autre part, l’épisode narré de la vie de Guásinton, le seul de la nouvelle, associe explicitement le caïman des berges montuvias à un de ces «pirates légendaires» aux nombreux «exploits», qui aurait perdu «sa main sous les coups des haches» ennemies (11). Ce «lance heroico» renvoie explicitement aux célèbres faits de piraterie que l’histoire officielle rapporte en détail s’agissant de l’essor de Guayaquil, des faits qui contribuent à créer très tôt une identité régionale où le port est représenté comme la «perle du Pacifique» désirée par les pirates du monde entier. La figure de Guásinton se pose en nouvelle facette de cette histoire fondatrice, repère identitaire.

Enfin, si Guásinton charge un immense bateau à vapeur, c’est parce que l’animal en rut a été dérangé dans ses amours. Son courage, sa colère, sa «bravura» paralysent de peur les occupants de l’embarcation si bien que ceux-ci renoncent à tirer. Or, après avoir laissé sa patte dans la roue du vapeur, Guásinton rejoint aussitôt sa femelle. La force et la rage relèvent ici d’une sexualité triomphante, où le mâle se reproduit après avoir défié la mort. Car le narrateur insiste: «y fíjese que pudieron haberlo matado ahí, sin esfuerzo» (12). Certes, dans cette confrontation avec la mort, Guásinton perd un membre; mais, victorieux, il y gagne une force supplémentaire, une énergie vitale et créatrice manifeste dans l’accouplement puis la nombreuse descendance que le narrateur évoque. Les allusions, dans la première séquence, à cette patte perdue qui paraissait préoccuper étrangement le narrateur, prennent ici leur sens: cette «main» paradoxalement absente cristallise en Guásinton l’affrontement de la vie et de la mort. Le caïman représente davantage qu’un animal ou qu’une personne: il exprime les pouvoirs d’Eros et Thanatos.

Incarnation des deux élans contraires que sont la vie et la mort, il est d’ailleurs défini par oxymorons: à la fois cruel et miséricordieux, violent et doux, dangereux et protecteur. Il est aussi bien «la verde fiera de los ríos» (13), redoutable prédateur, que «generoso como un buen dios» (14) préférant dévorer un cheval à une femme par pitié envers la femme. Il représente à la fois une menace pour l’homme, qui le craint, et un allié protecteur apprécié, garantissant la tranquillité des eaux en chassant les autres sauriens (15).

Cette fusion des contraires renvoie la figure de Guásinton à un ordre archaïque. Il est d’ailleurs constamment défini par cette violence primaire associée à la «bravura» primitive, aussi bien destructrice que créatrice. D’où la fascination qu’il exerce, y compris sur le narrateur, pourtant étranger à l’univers montuvio.

Guásinton incarne cet ordre archaïque même: il est un caïman, figure atemporelle, survivant d’une ère révolue et antérieure à l’homme. Personne ne peut d’ailleurs établir son âge, comme s’il avait toujours existé: le temps n’a pas de prise sur lui. De même, sa stature impressionnante en fait un «caballo medioeval» (16). A ce titre, les droits qu’il exerce sans partage sur les eaux montuvias sont ceux d’un «señor feudal» (17). Guásinton, figure d’un ordre primitif antérieur à la loi moderne, est décrit ici dans les mêmes termes que l’est le patriarche des Sangurimas, maître tout-puissant de son immense domaine, violent, autoritaire et cruel, mais aussi courageux, à la descendance innombrable. Tous deux renvoient à cette figure, fascinante par sa brutalité et sa vitalité, du barbare splendide défiant l’ordre civilisé.

Il est une différence toutefois entre ces deux facettes d’une même barbarie primitive. Guásinton est pleinement un «héroe» (18) : brave et admiré comme l’est Nicasio Sangurima, mais d’essence divine. Il se présente non seulement comme un personnage de légende à la «fama mítica» mais comme l’objet «de una suerte de veneración, muy parecida a la religiosa» (19). D’ailleurs, par des offrandes, les Montuvios s’attirent ses faveurs et gagnent le droit de traverser les rivières: les «reseros» lui réservent une bête qui est même négociée sur les foires en son nom (20).

Guásinton est bien la divinité des eaux montuvias. Persuadés que c’est Guásinton qui apporte l’eau des rivières, les Montuvios redoutent son absence, qui signifierait sécheresse et pénurie (21). Il représente même la divinité montuvia par excellence. Il se distingue en effet par sa sensibilité musicale, trait distinctif montuvio comme l’expose José de la Cuadra dans son essai sur l’idiosyncrasie montuvia El montuvio ecuatoriano (ensayo de presentación) (22). Guásinton est une figure totémique: à la fois animal et divin, il est le porteur d’un génie qui appartiennent aux hommes du groupe qu’il symbolise.


Le culte dont il fait l’objet appelle d’ailleurs un rapprochement avec plusieurs études de Lévi-Strauss (23). A l’instar des grands reptiles, crocodiles, pythons, lézards arboricoles ou aquatiques appelés «gens de la Terre» (dans le même sens où les hommes sont dits gens de tel ou tel village) chez les Thallensi du Ghana, Guásinton remplit une fonction totémique particulière. Apportant les eaux avec lui, il symbolise la Puissance tellurique qui peut être bénéfique ou maléfique. Il est plus qu’un simple objet de prohibition; il est tabou. Il est une âme, une figure ancestrale dont la destruction équivaudrait à un meurtre.

Or Guásinton est tué. La chasse, rassemblant quatorze des meilleurs «lagarteros» montuvios dans une battue de plusieurs jours, s’apparente ainsi à un meurtre sacré. Il instaure une rupture soudaine et totale, car avec Guásinton disparaît aussi une certaine âme montuvia.

3 – Meurtre sacré et mort-passage : de la barbarie à la civilisation

L’univers primitif est sacralisé. A l’inverse, la modernité repose sur la coupure du lien entre l’homme et l’animal, créature jugée inférieure, incapable de vie spirituelle, demeurant uniquement et totalement dans la nature. La nouvelle raconte la fin de ce lien primitif, symbole d’un ordre archaïque, et l’entrée, forcément violente, dans l’ordre de la civilisation.

Il convient en effet de faire la différence entre la mort de l’animal totémique, où l’animalité est réintroduite dans la culture, et celle de l’animal ordinaire, un fait de nature. Précisément, la mort de l’animal totémique entraîne celle de son double humain par suite d’une étrange parité de destin, et introduit nécessairement le chaos (24). Toutefois, elle devient féconde si elle est ritualisée, comme ici sous la forme d’un meurtre sacrificiel que définissent les rites de la chasse-culte. Le meurtre sacré a valeur fondatrice, et Guásinton devient une victime symbolique.

L’épisode de la traque de Guásinton renvoie à ces rites cathartiques où, selon Girard, la violence collective converge vers la victime sacrifiée (25). En créant un dynamisme collectif qui triomphe des forces de dispersion et de désagrégation, le sacrifice polarise sur la victime animale les conflits et les tensions du groupe qui se délivre ainsi, par une violence ritualisée et donc réglée, des pulsions destructrices. Aussitôt après l’immolation survient la détente cathartique. Le ton change et les témoignages d’un respect spécifiquement religieux se manifestent: tel est le sens de la tablée commémorative ou bien des nombreuses marques de déférence envers Guásinton, mystérieuses d’abord pour le profane qu’est le narrateur.

Guásinton remplit une fonction pacificatrice qui permet d’évacuer, pour le groupe qu’il symbolise, une violence destructrice. Comme victime sacrificielle, il emporte la violence réciproque dans la mort. Pour reprendre les termes de Girard, il «passe désormais pour incarner la Violence sous sa forme bienveillante aussi bien que malveillante, c’est-à-dire la Toute-Puissance qui domine les hommes de très haut» (26). D’où les ambivalences qui président à la construction du portrait de Guásinton et le présentent à la fois comme bienveillant et menaçant ; d’où, également, son statut surnaturel et mythique.

Toutefois, ce n’est pas seulement la violence réciproque mais aussi l’a-temporalité dans laquelle vivaient les Montuvios sous l’autorité sacrée de Guásinton que celui-ci emporte dans la mort. Selon un ordre archaïque qu’il s’agit justement de remettre en question, le meurtre du caïman relève d’un sacrifice fécond (27) parce que la figure de l’a-temporalité primitive cède la place à l’ordre de la civilisation, porteuse de progrès et de modernité, à même d’inscrire l’homme dans le Temps.

Pourtant, la destruction du caïman et de l’ordre qu’il incarne ne signifient pas la disparition de Guásinton. Au contraire, il survit dans la mort, nous l’avons vu. Le meurtre sacrificiel semble lui assurer l’immortalité et le confirmer dans sa nature mythique de force «invincible», comme le conclut la nouvelle :

Las diez varas de su cuerpo se sacudieron con violencia, y la mirada de sus ojos sanguinolentos se fijó en el vacío:

Guásinton, señor feudal de las aguas montuvias, era ya para siempre invencible... (28)

Car les commémorations respectueuses ne s’expliquent pas seulement par les effets de la détente cathartique à l’issue du meurtre sacrificiel. Elles prennent également sens à la lumière du mourir de Guásinton :

Y sucedió lo asombroso. Guásinton -que bajo el agua era invulnerable tras su coraza de conchas y dada la escasa fuerza de los proyectiles, disparados de tan cerca- saltó a la tierra ; y, loco, monstruosamente loco, arremetió contra los hombres. Estos se desconcertaron ante lo imprevisto, y de ello aprovechó la fiera para llevársele de un tapazo media pierna a Sofronio Morán, que estaba más próximo a sus fauces.

Pero los hombres se sobrepusieron. Sin cuidarse del herido, se apartaron, y una lluvia de balas cayó sobre Guásinton. (29)


Guásinton est une victime volontaire qui s’offre aux balles. Même s’il charge encore les hommes, Guásinton renonce à sa cuirasse protectrice et va au devant de la mort. Il assume pleinement son rôle de victime et, ce faisant, devient acteur de l’acte fondateur qui se joue. Non seulement il consent au passage vers l’ordre de la civilisation mais il y contribue.

Notons que la narration n’évoque plus ici les «lagarteros» mais les «hombres». Guásinton, en se sacrifiant, permet aux chasseurs d’accéder à un nouveau degré d’humanité. Parce qu’il devance la mort, il les libère aussi du sentiment de culpabilité: ils ne sont plus des assassins. Devenu un allié, Guásinton peut demeurer pour le groupe un repère essentiel et survivre à sa mort comme figure tutélaire du génie montuvio.

Nous comprenons mieux la reconnaissance infinie dont il fait l’objet de la part des survivants, reconnaissance dans les deux sens du terme. Le groupe lui est reconnaissant d’avoir permis le passage vers le nouvel ordre en dehors d’une culpabilité trop lourde; il le reconnaît aussi comme figure mythique assumant une fonction identitaire de cohésion. C’est dans cette double reconnaissance que réside la principale différence entre Guásinton et deux autres figures, dans les œuvres de José de la Cuadra, d’un ordre barbare montuvio: la Tigresse, amazone redoutable de la nouvelle qui porte son nom, publiée en 1932 (30), et Nicasio, le patriarche de Los Sangurimas.

Les trois textes narrent le passage montuvio vers la civilisation par destruction de l’univers archaïque dans un affrontement à mort. Les domaines de la Tigresse et de Nicasio Sangurima, où ils règnent en seigneurs féodaux, sont pris d’assaut par les garants de la Loi d’un ordre civilisé (les gendarmes dans «La Tigra», la police rurale dans Los Sangurimas). La Tigresse semble pouvoir encore résister mais elle est assiégée et en sursis. Le narrateur ne nous dit rien de sa disparition; toutefois elle appartient déjà à une ère révolue dont il évoque le souvenir. Nicasio Sangurima, pour sa part, sombre dans la folie face à l’assaut final. Le passage vers l’ordre nouveau repose sur leur défaite; ils sont tous deux détruits par l’ordre extérieur. Guásinton, en revanche, survit à la mort parce qu’elle n’est pas donnée par l’extériorité: il consent à sa propre disparition. Il sert le passage vers la civilisation et, partant, la cause des survivants.

En effet, mourir s’inscrit aussi dans le cadre d’une dyade, rappelle Louis-Vincent Thomas: «on meurt de l’autre, avec l’autre et à l’autre. Le mourir concerne le survivant. Celui qui meurt, et peut-être à ma place ou à cause de moi, emporte dans l’au-delà du vivre une partie de moi-même, la meilleure peut-être s’il m’était cher ; il peut enrichir ma personnalité par la sagesse et le rayonnement dont il a fait preuve en rendant le dernier soupir; [il existe] des morts qui stimulent et métamorphosent le survivant» (31). Tel est le cas de celle de Guásinton. Elle n’est pas seulement meurtre mais suicide sacrificiel. D’où sa commémoration: par le rite, les survivants y reviennent symboliquement pour mieux revitaliser le groupe. Ce faisant, ils se libèrent de la culpabilité d’avoir voulu la mort de Guásinton. La commémoration est aussi un rachat symbolique envers lui (32).

La narration peut aussi se lire comme une autre conduite symbolique. La nouvelle n’est pas sans rappeler certains épisodes de poèmes de la création. Elle se présente comme un rite, celui qui rejoue le passage mythique de la communauté montuvia vers la civilisation. Rappelons que José de la Cuadra ne cherche pas seulement à décrire la culture montuvia. Pour ce faire, il a recours au genre de l’essai, comme en témoigne El montuvio ecuatoriano (ensayo de presentación). Sa littérature, elle, prétend aller plus loin et célébrer l’âme montuvia en l’ancrant dans ses mythes.

Par la magie de la symbolique et du rite qui prévalent dans le texte, la mort est transfigurée en événement bénéfique et la vie, rénovée et récupérée, revitalise le génie montuvio. C’est également pour cette raison que l’on peut parler d’une littérature de l’identité chez José de la Cuadra. Comme dans les sociétés archaïques où, par le rite et sa symbolique, la mort est inversée en vie, la littérature transforme ici la mort de Guásinton en un repère vivifiant pour une nation en quête d’elle-même dans les années trente: le référent d’une possible équatorianité.

Conclusion

Le meurtre et, ici, suicide sacrificiels permettent à la mort de remplir sa fonction primordiale, qui serait de faire mourir les êtres vivants afin de redistribuer le meilleur d’eux en d’autres vivants (33). L’animal totémique accepte de mourir, mais pour mieux répartir sa fonction vitalisante et identitaire entre les survivants, à commencer par les «lagarteros». Sa mort garantit ainsi à un Guásinton célébré immortalité et invincibilité. Les hommes lui témoignent en effet la reconnaissance de son sacrifice, condition nécessaire au passage vers le Temps et la Loi.

Guásinton se présente alors comme un repère mythique pour une nation qui n’en finit pas de se chercher. Son nom l’illustre, bien que le narrateur ne semble lui prêter qu’une importance bien secondaire:

(…) [Guásinton] aquel héroe fluvial, a quien alguno, se ignora cuándo y por qué, bautizó con el nombre amontuviado del general norteamericano (No sería, por supuesto, por lo desdentado: ya que el monstruo montuvio poseía una dentadura formidable). (34)

Si ce n’est en raison de sa dentition, c’est par le parallèle qui s’instaure peu à peu avec la figure d’un George Washington héros de l’Indépendance, signataire de la Constitution et fondateur d’une nation nouvelle. Ces deux «lagartos viejos» selon l’expression populaire, rusés, expérimentés mais aussi courageux et nobles, contribuent à l’avènement d’un ordre nouveau qui est également dans le cas de l’Equateur, à travers ce passage mythique vers la civilisation, l’ère d’une certaine modernité où doit enfin se construire la nation (35). A l’instar des Etats-Unis, l’Equateur s’efforce de se donner des mythes fondateurs, repères identitaires. La littérature de José de la Cuadra, dans les années trente, lui offre là - non sans ironie - son Washington : une possible figure tutélaire.

NOTES :

(1)José DE LA CUADRA, “Guásinton,”, Doce relatos - Los Sangurimas, Colección Antares, Libresa, Quito, 1990, p. 197-209. La nouvelle “Guásinton” paraît pour la première fois dans l’ouvrage du même nom publié en 1938, aux côtés de treize autres contes et nouvelles.

(2) Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre étude «Du rapt fondateur au viol destructeur dans Los Sangurimas de José de la Cuadra (1934)», in : Amadeo LOPEZ (ed.), Figures de la violence dans la littérature de langue espagnole – Travaux et recherches 3, Nanterre, GRELPP – Centre de Recherches Ibériques et Ibéro-américaines, Université de Paris X-Nanterre, 2002, p. 55-74.

(3) José DE LA CUADRA, “Guásinton,”, op. cit., p. 204.

(4) Ibid., p. 199.

(5) Ibid., p. 200.

(6) Idem.

(7) Ibid., p. 201.

(8) Ibid., p. 202.

(9) Idem.

(10) Ibid., p. 204.

(11) Ibid., p. 205.

(12) Idem.

(13) Idem.

(14) Idem.

(15) Ibid., p. 204

(16) Ibid., p. 206.

(17) Idem.

(18) Idem.

(19) José DE LA CUADRA, El montuvio ecuatoriano (Ensayo de presentación). Edición crítica de Humberto E. Robles, Quito, Libresa – Universidad Andina Simón Bolívar, 1996.

(20) Cité par Louis-Vincent THOMAS, Mélanges thanatiques, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 89.

(21) Ibid., p. 81.

(22) René GIRARD, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 141-142.

(23) Ibid., p. 143.

(24) Louis-Vincent THOMAS, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975, p. 203.

(25) Ibid., p. 209.

(26) Ibid., p. 208.

(27) A propos de La Tigresse, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre étude «L’hôte comme agent déstabilisateur dans la nouvelle ‘La Tigra’ (1932) de l’Equatorien José de La Cuadra: l’interprète de la réalité ‘montuvia’», in: Bernadette BERTRANDIAS (ed.), L’étranger dans la maison. Figures romanesques de l’hôte, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal - CRLMC (Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines), 2003, p. 127-142.

(28) Louis-Vincent THOMAS, Mélanges thanatiques, op. cit., p. 242.

(29) Jean-Pierre BAYARD, Le sens caché des rites mortuaires – Mourir est-il mourir ?, Paris, Dangles, 1993, p. 19-21.

(30) Ibid., p. 243.

(31) José DE LA CUADRA, “Guásinton”, op. cit., p. 204.

(32) D’ailleurs Washington se retire de la vie publique pour mieux servir la cause qu’il défend. Il accepte aussi, d’une certaine façon, de se sacrifier et choisit la mort politique.

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