domingo, 3 de abril de 2011

Du rapt fondateur au viol destructeur: les figures du viol dans Los Sangurimas de José de la Cuadra


Par Emmanuelle Sinardet (Université Paris Ouest CRIIA (EA 369) – GRELPP - Centre d’études équatoriennes) in Amadeo LOPEZ (ed.), Figures de la violence dans la littérature de langue espagnole – Travaux et recherches 3, Nanterre, GRELPP – Centre de Recherches Ibériques et Ibéro-américaines, Université de Paris X-Nanterre, 2002, pp. 55-74

Los Sangurimas (1), œuvre maîtresse de l’Equatorien José de La Cuadra, ne connaît dès sa publication, en 1934, qu’une diffusion restreinte, comme si ce bref roman souffrait du succès immédiat d’une autre œuvre majeure de la littérature équatorienne, publiée la même année, Huasipungo de Jorge Icaza. Pourtant, Los Sangurimas a le mérite de chercher de nouvelles voies dans l’appréhension d’une réalité proprement équatorienne, s’efforçant d’échapper au réalisme social préconisé par la majorité des écrivains de l’époque, Icaza en tête. Roman original dans le panorama littéraire des années trente en Equateur, Los Sangurimas annoncerait même, comme le prétendent certains critiques, cette écriture mêlant réalité et imaginaire qui caractérisera la prose d’un García Márquez (2). Certes, comme les romans réalistes d’alors, Los Sangurimas dénonce le latifundium semi-féodal. Cependant, plusieurs éléments construisent des personnages qui dépassent le simple type social (celui du montuvio, habitant de la côte équatorienne) pour devenir un archétype mythique (3).

Evidemment, la violence est un élément déterminant dans la construction de ces personnages archétypiques. Ceux-ci se distinguent avant tout par leur brutalité, qu’il s’agisse de brutalités physiques (coups, assassinats) ou morales (intimidations, menaces) au sein du clan, du recours systématique aux armes dans les conflits avec l’extérieur, de l’autorité despotique du cacique et pater familias Don Nicasio, de la domination des Sangurimas sur les travailleurs de leur hacienda La Hondura. Toutefois, une figure de la violence semble, à notre sens, éclairer l’ensemble du roman: le viol. Mieux qu’aucune autre figure de la violence, le viol permet au roman d’échapper au réalisme social et de s'apparenter au discours mythique. Car il ne se limite pas à ce viol "ordinaire" et toléré qu’est le viol guerrier (4). Il s'agit aussi du viol dit «héroïque», issu du rapt et à l’origine de la fondation d’une nouvelle race, ou encore du viol fantasmé, qui remplit pour l’enfant une fonction structurante. Il change encore de nature dans les derniers chapitres : le rapt consenti par l’une des «Tres Marías» débouche sur un viol meurtrier, monstrueux et blasphématoire, qui n’est plus posé comme un fait lointain et peut-être imaginaire, mais comme une réalité tangible. Il devient alors transgression et appelle la punition, manifeste dans l’apocalypse du clan Sangurima. A la fois au commencement et à la fin, principe d’ordre et de désordre, les diverses formes que revêt le viol construisent autant le mythe collectif que le fantasme individuel (5), pour finalement questionner les traditionnelles notions de civilisation et barbarie.

I – Le «viol héroïque», fondateur de la lignée

Le récit s’ouvre sur un «viol héroïque» par lequel il gagne d’emblée une dimension mythique. En effet, le «viol héroïque», fondateur d’une lignée nouvelle, renvoie à une série de schémas qui rappellent le mythe des origines de nombreuses sociétés. Evidemment, il se situe dans le registre symbolique. Il n’en remplit pas moins une fonction primordiale au sein du groupe: il légitime certains traits revendiqués comme constitutifs de l’identité, autant qu’il justifie l’organisation clanique.

1 – Le mythe des origines chez les Sangurimas

Le rapt de la mère de Nicasio s’apparente à ces mythes où fondation est indissociable de fécondation selon des modalités qui relèvent du «viol héroïque». Car ce n’est pas l'absence de consentement de la femme qui est la marque du «viol héroïque» mais le rapt (6), c’est-à-dire le fait d’arracher la femme à son groupe d’origine qui la conservait comme un bien précieux (7). Plus exactement, l'absence de consentement se situe moins du côté de la femme – qui ici ne s’exprime jamais directement – que du côté de sa famille ou clan d’origine ; le «viol héroïque» implique un affrontement avec la famille de la victime.

Or c’est bien parce que le ravisseur est un étranger qui arrache la femme à son clan que l’acte sexuel qui s’ensuit devient acte de création, permettant la naissance d’une nouvelle lignée. Los Sangurimas s’ouvre ainsi sur un premier chapitre, intitulé «el origen», qui introduit le personnage central, Don Nicasio, pour l’inscrire d’emblée dans une filiation surprenante pour la côte équatorienne, celle du «gringo» (l’étranger exotique) et de la fille Sangurima (montuvia équatorienne). Si la rencontre effective de deux personnes aux origines si différentes peut se produire, c’est bien par le rapt, car la Sangurima était réservée à son clan comme l'étaient les Sabines avant leur enlèvement, organisé par Romulus pour fonder la race des Romains.

Le rapt permet ici de fonder une lignée posée, d’emblée, comme une nouvelle race. Si le premier chapitre détaille les traits physiques de Nicasio, le fruit du rapt, c’est pour mieux distinguer tout ce qui chez lui diffère des habitants traditionnels de la région, très métissés, aux cheveux et aux yeux noirs, à la peau mate. Nicasio ne tranche-t-il pas dans l’univers montuvio parce qu’il est «de raza blanca, casi pura» ? Ses cheveux sont «de hebra fina, de un suave color flavo, como el de las mieles maduras»; la couleur de ses yeux, «verdosa, cristalina, con el tono tierno de los primeros brotes de la caña de azúcar» (8) .

Parallèlement, le rapt explique des traits psychologiques que les Sangurimas assument et même revendiquent comme constitutifs de leur identité: ce sont des «machos», «gente de bragueta», forts, volontaires, virils et brutaux. Car le rapt semble déboucher dans le roman sur un viol; et peu importe qu’il soit réel ou non, il suffit qu’il soit posé et décrit comme tel par les Sangurimas. Nicasio lui-même ne raconte-t-il pas que, face à la résistance de la femme, le père «apretó tanto el nudo que al fin consiguió lo que pretendía» (9)?

Le «viol héroïque», à la fois rapt et viol, met ici en évidence la volonté, la force et la virilité du père fondateur, du «gringo». Cette volonté s’affirme doublement, face à la femme par le viol, et face au clan par le rapt. La force et le courage du «gringo» sont d’autant plus manifestes qu’il affronte une famille que l’on décrit déjà comme «gente de bragueta». La férocité de l’adversaire grandit la figure du père fondateur. L’expression «viol héroïque» prend ici tout son sens: voilà le «gringo» transformé en héros, digne de fonder une nouvelle race qui sera à son tour forte, courageuse, virile et volontaire. Simultanément, le «viol héroïque» grandit la race entière et fonde les traits d’une identité revendiquée avec fierté.

D’ailleurs, dans le roman, le «viol héroïque» comporte un élément supplémentaire qui ne lui est pas toujours associé mais qui renforce ici sa fonction dans la construction de l’identité des Sangurimas comme «gente de bragueta»: le désir de la part du violeur. Notons bien que le narrateur parle des «amores del gringo» (10), expression qui évoque le désir tout en renvoyant par l’usage du pluriel à une virilité active. La femme est un appât appétissant, un «anzuelo» bien tentant, qui éveille un désir impérieux, désir métaphoriquement représenté par cette même image d’un «anzuelo» (11) que le «gringo no suelta». Le rapt et l’acte sexuel qui s’ensuit deviennent alors manifestation de l’énergie vitale et de la virilité. Dès lors, il n’est pas surprenant qu’il y ait conception d’un enfant, mâle qui plus est: c’est parce qu’il allie énergie sexuelle, virilité et volonté que le «viol héroïque» peut être fécond.

2 – Crime, exode et fondation de La Hondura

Le «viol héroïque» débouche plus largement sur une véritable épopée familiale qui fonctionne encore comme un mythe. Il représente en ce sens un moment clef qui fait basculer la victime et l’enfant nouveau-né dans un enchaînement apparemment implacable d’actes violents qui tracent une trajectoire radicalement nouvelle. Le rapt entraîne tout d’abord la vengeance du frère de la victime qui répare, par le meurtre du ravisseur, l’outrage que la femme et le clan ont subi; s’ensuit le meurtre de ce frère meurtrier par lequel la victime venge son agresseur. La mère de Nicasio, en assassinant son propre frère, lance une vendetta qui l’oblige à fuir pour sauver la vie de son fils nouveau-né. L’exode de la mère et de l’enfant est à l’origine d’une nouvelle terre, la terre promise des Sangurimas: La Hondura.

Comment comprendre la fonction du «viol héroïque» dans la fondation de La Hondura ? Il serait erroné de limiter le «viol héroïque» au rapt, à l’acte sexuel et à leur conséquence immédiate, la naissance de l’enfant. La fécondation sexuelle que le «viol héroïque» autorise s’inscrit ici - à travers cette trajectoire meurtrière et l’exode - dans la loi analogique, et favorise la fécondité de la terre nourricière. Rappelons que le jeu des correspondances est constitutif de la narration même: la trajectoire des Sangurimas et, plus largement, la construction du récit relèvent du «matapalo», posé d’emblée comme totémique dans le prologue.

Dans le roman, la mère et le fils se réfugient sur une terre vide qui, par la seule présence de la femme/objet du «viol héroïque», devient l’une des plus riches de la région. La Hondura est cette «tierra pródiga», «de una fertilidad asombrosa» (12), irriguée par de nombreuses rivières, qui n’est pas sans rappeler (ne serait-ce que par son nom) la matrice maternelle. Cette terre dont il est spécifié qu’elle peut sembler «virgen» est justement domestiquée et conquise par l’homme pour devenir nourricière grâce à la chasse, l’élevage, l’agriculture (cacao, café, bananes, fruits divers, riz) (13). Selon la loi analogique, la «doncella» prise par un homme viril, un homme qui la féconde, garantit à son tour la fécondité de la terre qu’elle domestique. Respectant le jeu des correspondances, la fécondité est d’ailleurs toujours double dans le roman: il s’agit de la fertilité de La Hondura et de celle des femmes du clan qui donnent à la lignée ses multiples ramifications, dont se font l’écho les nombreuses branches du «matapalo» totémique.

Ce jeu d’analogies que fonde le «viol héroïque» explique, autant qu’il le justifie dans son droit, le fonctionnement du clan des Sangurimas. Tout d’abord, il légitime le contrôle absolu du clan sur La Hondura et sur la population qui y travaille. Cette terre, par la force du récit mythique, revient de droit aux Sangurimas. La mère et son fils ne s’y sont-ils pas réfugiés? N’est-ce pas cette terre qui les a nourris, eux et leurs descendants? De même, le «viol héroïque» légitime la hiérarchie qui se met en place autour de la figure du patriarche. Nicasio n’est-il pas le premier né de la nouvelle race, issu de rencontre de la jeune Sangurima et du «gringo»? Le groupe peut ainsi s’organiser en petite cité sur La Hondura, une hacienda si étendue que personne n’en connaît les limites, terre-mère nourricière et fertile. Autour de la «casa grande» (14) où vit Nicasio, se structure le «caserío» (15) composé des habitations des enfants légitimes, sorte d’élite dans le clan ; autour du «caserío» vit la population de la Hondura, composée des enfants illégitimes et des occupants admis par Nicasio. Les Sangurimas se présentent ainsi comme une société autonome, avec sa hiérarchie et ses règles que définit le patriarche Nicasio, figure du père et de la loi, symboliquement représentée par le totem-«matapalo» dont les racines solides et profondes, «semejantes a garras» (16) permettant d’arracher pour conserver, renvoient de nouveau au «viol héroïque».

3 – Le viol nécessaire: humanité, violence et féminité

Ce «viol héroïque» peut également être lu de façon universelle; entendons par là que le mythe dépasse le simple groupe des Sangurimas pour se rapporter au genre humain dans son ensemble et rendre compte de la spécificité de l’homme. En effet, le roman peut être compris comme une sorte de genèse de l’affirmation de l’homme dans son humanité, le moyen – a priori paradoxal - de s’arracher à la nature et au règne animal.

Car le rapt s’accompagnerait bien d’un viol, comme l’affirme le mythe des origines que se sont construit les Sangurimas et comme le répète avec insistance le patriarche: «Mi mama era, pues, doncella cuando vino el gringo de mi padre y le empezó a tender el ala. A mi mama dizque no le gustaba [...]» (17). Bien évidemment, le lecteur – comme d’ailleurs les interlocuteurs de Nicasio – sont en droit de douter de la véracité du viol; pourtant Nicasio défend coûte que coûte cette version des faits, de sorte que, pour les Sangurimas, le viol se présente comme une vérité indiscutable. Or poser le viol à l’origine du clan est loin d’être innocent.

Le viol est un acte spécifiquement humain, inconnu de l’animal. D’ailleurs, dans le roman, il n’apparaît jamais comme un acte bestial, ni le violeur comme un humain dégradé par des instincts primaires qui le ramèneraient à un état de nature. Le viol est avant tout affirmation de la volonté et acte créateur du «gringo». En ce sens, il relève d’une violence qui «dé-nature» l’homme, c’est-à-dire qui l’éloigne de la nature et, partant, du règne animal. Il témoigne de cette violence que Bataille définit comme proprement humaine, permettant l’expression d’une nature excessive, d’une puissance de dérèglement. Selon Bataille (18), l’homme est un être qui cherche à excéder les limites. Il s’efforce d’innover, même dans la violence et la cruauté, contrairement aux animaux qui ne peuvent être jugés comme fondamentalement violents ou cruels; dans ce qui peut sembler un acte de violence, l’animal est simplement naturel. Le choix du viol par le «gringo» rend compte symboliquement du renoncement de l’homme à la nature. Le viol apparaîtrait alors comme nécessaire à l’humanité, à l’existence même de l’homme comme espèce.

Cette lecture d’une fonction «nécessaire» du viol semble également s’appliquer, à une autre échelle, à l’affirmation de la féminité. L’irruption dans le récit de la femme, généralement reléguée à des rôles subalternes, pour y jouer un rôle déterminant est toujours postérieure à un viol. En quelque sorte, la femme devient «personnage», mère ou fille, sœur ou épouse, par le viol: lui seul l’autorise à entrer dans le champ narratif et, partant, dans le champ social que décrit le roman. Los Sangurimas va à l’encontre de la conception généralement admise selon laquelle le viol signifie, pour la victime, une mise à mort sociale. La jeune Sangurima occupe une place privilégiée dans le récit non seulement parce qu’elle est enlevée mais aussi violée, devenant - à la suite de ce double acte – mère, meurtrière, initiatrice d’une vendetta, fugitive, fondatrice d’une cité et garante de la prospérité de La Hondura. Le viol représente le moment clé où la trajectoire féminine bascule et à partir duquel la femme semble autorisée à agir.

La seule femme à exister dans la narration sans être victime d’un viol (elle fait l’objet d’une séquence du chapitre V, «Viejos amores») mais, au contraire, en s’offrant librement à un homme, est la princesse indienne de la vieille légende montuvia: «A lo que se entiende, la princesa se entregó a su amante, el cual la abandonó. La pobre india llora todavía ausencias del dueño» (19). Paradoxalement, la femme humiliée et vaincue, celle qui, stérile, semble ne pas avoir donné de descendance, est la seule à avoir choisi son partenaire. Le consentement nie la féminité, alors que le viol l’affirme. Dans le viol, la femme est désignée par l’homme comme telle. Là voilà marquée par lui, s’affirmant non seulement comme féminité mais aussi comme sujet de volonté.

Rappelons enfin que l’amant de la princesse indienne est un Espagnol, cet étranger avec lequel elle aurait pu fonder une race nouvelle instaurant le nouvel ordre humain. Mais en se donnant, elle ne crée rien, contrairement à la jeune Sangurima violée par le «gringo». Ces «viejos amores» ne sont que le contrepoint dégradé, l’écho pathétique des triomphales et fécondes «amores du gringo». Une nouvelle race ne saurait naître en dehors du viol, sans violence. Le viol, nécessaire, renvoie à cette violence créatrice et fondatrice qui fait entrer le récit dans un mythe universel des origines de l’humanité.

Cependant, le mythe collectif ne suffit pas à expliquer la mort surprenante du ravisseur, assassiné par le frère de la jeune Sangurima: le «gringo», qui défiait des «gente de bragueta», semblait pourtant invincible. Tout aussi incompréhensible est le meurtre de ce frère par… la jeune Sangurima elle-même: la victime venge la mort de son ravisseur. Comment comprendre ces incohérences apparentes? A notre sens, le viol de la mère (20) ne saurait s’inscrire uniquement dans une dimension collective et fonctionner pour l’ensemble du clan. Il remplit aussi une fonction strictement individuelle, auprès de la seule personne de Nicasio (21). Fantasme des origines, il lui permet de construire son roman familial.

II – Le viol de la mère et le roman familial

1 – Roman familial et mégalomanie

Le viol de la mère par le père représente en soi un mythe que Nicasio se construit, une théorie de ses origines qu’il défend malgré les doutes de ses interlocuteurs:

– Mi mama era, pues, doncella cuando vino el gringo de mi padre y le empezó a tender el ala. A mi mama dizque no le gustaba [...].
– Su señora mamás querría no más, ño Nicasio. Así son las mujeres, que se hacen las remolonas pa interesar al hombre.
– Mi mama no era así, don cojudo. Mi mama era de otro palo. De a veras no quería (22).


D’où l’obsession de Nicasio de répéter cette version des faits, lors de confessions spontanées surprenantes chez un homme que le narrateur nous présente par ailleurs comme avare de paroles et soucieux de conserver un certain mystère: «Si ño Nicasio estaba de buen humor, se extendía en largas charlas acerca de los amores de su padre con su madre» (23). La répétition de la même histoire, encore et encore, auprès de tous les habitants de la région, a une valeur performative: elle fait du fantasme réalité. Elle doit transformer un fait discutable en une vérité indiscutable.

Car la version de la conception comme résultat d’un viol semble peu solide. La volonté de la victime de venger le meurtre du violeur, en qui elle semble reconnaître son «macho», prouverait que cette dernière n’a pas été violée mais s’est offerte de son plein gré. D’ailleurs, la femme n’est-elle pas «frígil» (24), et encline à masquer son consentement par un refus de façade? Enfin, les doutes des interlocuteurs de Nicasio sont répétés. Mais il importe peu que le viol ait eu lieu ou non; ce sont justement ces différentes ambiguïtés et les efforts entêtés de Nicasio à les effacer qui indiquent l’élaboration d’un mythe familial. Le viol devient l’instrument de la construction d’une identité fantastique, marque de la mégalomanie de Nicasio.

Le viol a pour fonction de purifier la mère, et par conséquent de l’anoblir. A défaut de ne pouvoir concevoir son fils sans pénétration ni péché, elle le conçoit du moins sans le péché de concupiscence. D’une certaine façon, elle reste vierge grâce au viol: elle ne connaît pas de désir pour l’homme. Soulignons d’ailleurs que, d’après Nicasio, aucun autre homme après son père ne l’approchera jamais plus. Dès lors, la supériorité de la mère par rapport aux autres femmes est indéniable: Nicasio l’affirme, elle est «de otro palo» (25). Partant, elle garantit la supériorité de Nicasio sur les montuvios. Il est né d’une histoire exceptionnelle, d’une femme hors du commun, et ne peut à son tour que se distinguer du commun des mortels. Le voilà s’inventant une origine à la mesure de la personnalité qu’il veut se construire.

Rappelons que le viol débouche tout d’abord sur la vengeance de l’oncle de Nicasio qui répare, par le meurtre du violeur, l’outrage que la femme a subi; puis sur le meurtre de cet oncle par lequel la femme violée venge son agresseur. Non seulement la mère de Nicasio assassine son propre frère, mais elle assume le rôle masculin du vengeur dans la vendetta qui se met en place. Elle est en cela complètement exceptionnelle : elle est une femme «de bragueta». Notons que la mère n’apparaît jamais comme une victime, détruite par le viol. La représentation d’une femme vaincue serait insupportable à l’enfant, parce qu’elle détruirait l’image idéalisée d’une mère magnifique et puissante. Certes la femme prend (paradoxalement) la défense du violeur, mais elle ne manifeste là ni amour soudain ni soumission à un maître; car il faut lire cet acte a priori surprenant comme la manifestation de la force de la mère, une force qui fait entrer l’enfant dans une filiation merveilleuse. En effet, l’enfant est doublement placé sous le signe de la violence et de la force: celle du père qui affirme son impérieuse volonté par le viol de la jeune Sangurima, mais aussi celle de la mère qui défie son frère et s’oppose à son clan. Nicasio s’inscrit dans une filiation caractérisée par la volonté triomphante et l’affirmation de l’énergie vitale. Il est doublement fils de héros: par son père et par sa mère. La violence qui préside à sa procréation (viol) comme à sa naissance (meurtre de l’oncle par la mère) lui donne un caractère solaire qui l’élève au-dessus des autres montuvios, mi-homme, mi-Dieu.

Nicasio revendique sa beauté, héritée du «gringo», qui le distingue des autres. Elle lui a permis de séduire les femmes de la région et de s’affirmer à son tour comme un homme «de bragueta». Il est aussi le maître absolu de La Hondura, une sorte de dieu omnipotent dont la volonté est respectée. Toutefois, sa supposée nature exceptionnelle, relevant d’origines fantastiques, apparaît avant tout dans les légendes qui circulent à son sujet et qu’il aime à entretenir par des airs mystérieux. Il serait doté de pouvoirs qui lui permettraient de communiquer avec l’autre monde, voire de le défier en se jouant de la mort. N’entretient-il pas une amitié d’outre-tombe avec le revenant de son ami, devisant joyeusement avec le mort lors de sa veillée funèbre (26)? Il tirerait même sa puissance et sa magie d’un contrat qu’il aurait passé avec le diable (27). Le pacte aurait été écrit avec le sang menstruel d’une vierge, vierge qui renvoie à la pure figure maternelle, et serait conservé dans un cercueil (28). Nicasio devient ce personnage immortel et invincible dans lequel il se reconnaît et que son roman familial construit.

2 – Scène primitive, meurtre du père et inceste

La version du viol à l’origine de l’acte sexuel met en évidence le refus de Nicasio de concevoir que sa mère ait pu ressentir un désir charnel. Le viol explique les conditions de la procréation, sans avoir à se représenter la scène primitive dans sa crudité déstabilisante. Tout au long de son développement, l’enfant développe des fantasmes terrifiants, alimentés par des pulsions destructrices. L’un d’eux est la pénétration du pénis du père à l’intérieur de la mère, source d’angoisse. Dans le cas de Nicasio – et c’est généralement le cas de tout enfant - le mythe du viol de sa mère se présente comme une réponse apaisante à ce fantasme inquiétant. La pénétration est assumée, car posée dans le récit des origines qu’il se construit, mais elle n’y est plus le résultat d’une sexualité maternelle angoissante: la mère est totalement passive durant la conception. La personne idéalisée de la mère en sort indemne; elle échappe aux pulsions sexuelles qui la dénatureraient aux yeux de Nicasio.

Simultanément, la construction d’une «doncella», n’ayant jamais désiré aucun homme, conforte Nicasio dans sa relation fusionnelle avec sa mère. La femme de désirs peut être attirée par un autre homme et se laisser séduire par un rival. Au contraire, l’absence de désir charnel chez la mère garantit à Nicasio qu’elle restera toujours à ses côtés et que l’amour du fils suffira à la satisfaire. Le viol permet ainsi d’exclure la possibilité d’un rival. Cette lecture de la fonction du viol, comme garant de la relation fusionnelle mère-fils, semble confirmée dans la mesure où le viol originel, par ses conséquences, permet aussi d’éliminer le rival le plus dangereux: le père lui-même. En ce sens, le viol s’inscrit dans des enjeux œdipiens.

Rappelons en effet que le viol exige réparation de la part de la famille de la victime et débouche par conséquent sur l’assassinat du père par l’oncle maternel. Voilà le père, intrus et rival, totalement éliminé, sans que l’enfant ait à le tuer. Le père peut facilement être nié au profit de la seule relation mère-fils, comme en témoigne le choix du matronyme. Nicasio porte le nom des Sangurimas, celui de sa mère, au grand étonnement de son interlocuteur:

– ¿Y cómo se llama Sangurimas, entonces ño Nicasio ? Sangurima es nombre montuvio ; no es nombre gringo. Los gringos se mientan Juay, se mientan Jones ; pero Sangurima, no.
– Es que ustedes no saben. Claro, claro. Pero es que llevo el apelativo de mi mama. Mi mama era Sangurima. De los Sangurimas de Balao (29).

Le père est éliminé physiquement par l’oncle, puis symboliquement par le nom maternel. Dès lors l’enfant satisfait son désir de relation exclusive avec la mère, tout en étant totalement libéré d’une éventuelle culpabilité du meurtre de son père. Or, en autorisant la substitution du père par le fils, le viol autorise aussi l’inceste, comme en témoignent les différents éléments décrivant la relation entre Nicasio et sa mère.

Premièrement, les souvenirs d’enfance de Nicasio sont associés à sa mère dans des termes ambigus qui la dépeignent comme un chevalier servant amoureux et courageux, comme un prince charmant providentiel et magnifique: «Creíase chiquitín, prendido de la mano de la madre : una amorosa garra que se le ajustaba al brazo, para llevarlo, sorteando los peligros, salvándolo y liberándolo de todos» (30). Un Nicasio nostalgique se peint en enfant heureux, malgré les dangers, car inséparable de la mère qui le retient par sa «garra» amoureuse, attribut aux connotations sexuelles manifestes. Deuxièmement, le processus par lequel le fils remplace le père confirme la relation incestueuse. La mère craint les représailles de ses neveux, fils du frère qu’elle a assassiné pour venger le meurtre du «gringo», son amant: «Después de todo la mama venía de fuga. Temía que sobre el mandato del padre, imposibilitado físicamente ya, saltara la venganza de los hijos del hermano muerto por ella» (31). Par la vendetta qui se met en place, le fils/Nicasio remplace le père/«gringo» aux yeux de ses ennemis. Cette substitution est actualisée par la mère elle-même lorsqu’elle reconnaît le danger et prend la fuite. Troisièmement, c’est une mère et son fils qui assument le rôle de couple fondateur. Réfugiés sur La Hondura, ils vivent dans l’isolement le plus complet et fécondent symboliquement une terre fertile. De plus, lorsque La Hondura se développe et reçoit de nouveaux habitants, aucun homme ne vient séparer le couple. Nicasio n’affirme-t-il pas encore une fois: «esa gente desgraciada creía que mi mama vivía con mi padrino. Pero, mentira… Mi mama era una santa…» (32)?

Le viol, mythe personnel, débouche ainsi directement sur un inceste qu’il autorise chez l’enfant et qu’il institue même comme norme pour le clan. Car cet inceste originel semble définir un «ordre» propre aux Sangurimas, un «ordre» s’appuyant sur la transgression d’interdits généralisés dans les autres groupes humains. Les Sangurimas en viennent à incarner ce que l’auteur semble définir comme la barbarie: un univers aberrant et monstrueux.

III – La barbarie chez les Sangurimas

1 – Le «viol héroïque» et l’inceste, fondateurs d’un ordre monstrueux

Le «viol héroïque» initial est non seulement à l’origine d’une nouvelle lignée mais aussi d’une organisation sociale propre, nous l’avons vu. Comme mythe fondateur, il institue une série de règles. Cette dimension quasi régulatrice est manifeste dans la répétition des actes de rapt - viol chez tous les descendants du «gringo».

Le premier enfant de Nicasio naît à son tour d’un rapt suivi d’un viol, comme le prétend la rumeur: «Entonces fue y se sacó a la melada Jesús Torres, que era muchacha virgen, y la hizo parir. Parió un chico mismamente» (33). Cette version de la rencontre amoureuse, qu’on pourrait croire le fruit d’une imagination populaire friande de légendes violentes, est confirmée par Nicasio en personne: «Yo me saqué a la melada Jesús, que era hija de padrino mío de por aquí no más, y le hice un chico» (34). Désormais, le «viol héroïque» échappe à la construction mythique pour s’inscrire dans la réalité. Il n’est plus symbolique mais pratique courante. Les amours du «Coronel», le fils préféré de Nicasio car le plus violent et autoritaire de ses enfants, relèvent également de la reproduction du «viol héroïque» initial. Certes, le «Coronel» approche facilement les femmes grâce à sa belle voix; mais il les prend par surprise, après les avoir enivrées et enlevées. Lorsqu’il narre une de ses aventures, il raconte de sa belle que «[le] dijo como que sí» (35). S’il interprète son attitude comme un consentement, il n’est pas dupe car, pour parvenir à ses fins, il l’enlève aussitôt:

Y antes de que se arrepintiera, porque las mujeres son muy cambiadizas, la agarré del costillar, la monté al anca del caballo, la mancorné, y…¡gul bay !, como dijo el gringo… (36)

La référence aux agissements de l’illustre ancêtre est ici explicite. Le mythe est devenu réalité tangible; dès lors, il autorise aussi l’inceste.

Notons que l’inceste est ici transgression consciente d’un tabou, car Nicasio lui-même évoque l’interdit absolu pour justifier que les couples incestueux reçoivent une moindre part d’héritage:

A los que viven amancebados entre hermanos, me les das una parte de todo no más, como si fueran una sola persona. ¿Me entiendes ? Que se amuelen así, siquiera. Porque dicen que eso de aparejarse entre hermanos es criminal… Dicen, a lo menos, los que saben de eso… (37)

Les Sangurimas ne vivent pas dans une sorte d’innocence première. Au contraire, ils connaissent les interdits et les transgressent sciemment, quitte à encourir les foudres du destin ou de Dieu. Le «Coronel» vivrait par exemple avec sa fille aînée (38), répondant au nom de Heroína qui renvoie au «viol héroïque», point de départ de l’épopée mythique régulatrice de l’inceste. Le voilà défiant l’un des interdits majeurs des groupes humains et assumant sa propre loi, celle des Sangurimas, sans prêter foi aux rumeurs selon lesquelles Dieu l’aurait puni en rendant sa fille «tonta». Pourtant, il n’ignore pas la loi des hommes et de Dieu que lui rappelle son frère, le père Terencio: «La maldición de Jehová va a caer sobre esta hacienda» (39). Les Sangurimas ne sont pas des hommes de la nature, apparentés encore au monde animal, car leur violence les en a arrachés; ils ne sont pas non plus des hommes primitifs, car ces derniers respectent les tabous fondamentaux. Ils sont des hommes primaires, force brute et volonté qui s’affirme seule comme loi. Ils incarnent ainsi une certaine barbarie, la monstruosité et l’aberration, qui va plus loin que la définition traditionnelle et idéologique donnée au terme en Amérique Latine tout au long du XIXe siècle.

Les actes de violence de Nicasio, par exemple, se transforment systématiquement en transgressions monstrueuses des règles admises dans les groupes humains. Nous l’avons vu, il répète l’acte de son père par le rapt de sa première femme. Mais ce rapt entraîne aussi un inceste: il prend la fille de son «padrino». D’après la légende, l’acte incestueux déboucherait même sur une nouvelle transgression: l’infanticide. Nicasio sacrifierait en effet son fils nouveau-né pour sceller un pacte monstrueux avec le diable, ultime défi aux lois humaines et divines:

Y cuando el chico tuvo tres meses, ño Sangurima lo llevó donde estaba el entierro. Le clavó un cuchillo a la criatura, regó la tierra y sacó afuera el platal del difunto. (40)

Si le sacrifice interrompu d'Abraham fondait pour le groupe un ordre de la «civilisation», respectueux des lois divines, le sacrifice non interrompu de Nicasio consolide ici un ordre de la barbarie, de l’aberration.

Les Sangurimas se définissent par une nature monstrueuse, opposée à la civilisation comme ordre fondé sur le respect des interdits fondamentaux autant que sur le droit qui doit régler les conflits et canaliser la violence. Les Sangurimas s’affirment justement dans leur nature barbare par le rejet systématique de ce droit, manifeste dans l’épisode des «líos judiciales» (41), où Nicasio assassine les deux «delegados del Municipio» qui remettaient en question son droit de propriété sur La Hondura. Au droit légalement posé, normes définies par les centres de civilisation que sont Quito et Guayaquil et appliquées par les organes émanant de l’État que sont les «Municipios», les Sangurimas opposent un autre droit, celui que fonde le «viol héroïque», et l’affirment par la violence. Là encore, ils n’ignorent pas l’existence de ce droit de la civilisation. Nicasio ne fait-il pas de l’un de ses fils un avocat? Mais c’est pour mieux contourner ce droit-là, s’en jouer, et affirmer le sien. D’ailleurs, lorsqu’il n’a pas recours à la violence physique, il opte pour l’intimidation ou bien le «billete», la corruption – nouvelle forme de violence – restant à ses yeux le meilleur des avocats.

Le refus du droit «civilisateur» est aussi incarné par la figure de ce fils avocat, incompétent, à moitié fou, qui fuit Guayaquil et ses commodités pour se réfugier en pleine nature, dans une pauvre cabane. José de la Cuadra dépeint les Sangurimas comme des êtres par nature incompatibles avec la civilisation, proposant une nouvelle lecture de la barbarie, non pas par opposition au modèle libéral et triomphant de la «civilisation» - notion avant tout idéologique - mais comme force brute; une force certes monstrueuse, mais qui, loin de servir de repoussoir pour valoriser le modèle de la «civilisation», semble capable d’exercer une étrange fascination sur le lecteur comme sur les interlocuteurs de Nicasio Sangurima.

Au-delà de l’acception traditionnelle de «barbarie», c’est ainsi le jeu d’opposition civilisation-barbarie que le roman questionne.

2 – L’apocalypse ou le «viol héroïque» dégradé

La reproduction par les membres du clan d’une épopée initiale monstrueuse est interrompue par le rapt et viol de l’une des «Tres Marías» commis par les trois Rugeles, petits-fils de Nicasio et fils du terrible «Coronel», dont le seul nom renvoie à cette nature monstrueuse où la violence se veut l’affirmation de la barbarie brute et première. Les Rugeles représentent la barbarie des Sangurimas par excellence, «el más acabado modelo de tenorios campesinos» (42). « Respetados y temidos por su matonería» (43), ils signent des crimes particulièrement horribles et le viol est évidemment la marque de leurs relations avec les femmes:

Su lema amoroso era, como expresaba uno de ellos, así :
– La mujer no es de naidien, sino del primero que la jala. Mismamente como la vaca alzada. Hay que cogerla como sea. A las buenas o a las malas.
(44)

Pourtant, le «viol héroïque» final se présente comme une transgression qui relève de la vaine provocation et s’impose comme une dégradation du «viol héroïque» initial. Certes, les Rugeles semblent reproduire le schéma premier en enlevant leur cousine contre la volonté du père pour la violer; mais ils s’éloignent en définitive du «viol héroïque» premier en assassinant la jeune fille, puis plantant une croix dans le sexe de la victime («la sarcástica enseña de la cruz» [45]) avant de laisser pourrir son cadavre. Alors que le premier «viol héroïque» était créateur, celui-ci est destructeur. La victime, morte, ne peut espérer être mère. La violence de l’acte est ici stérile ; elle n’est qu’un simple crime.

En rompant avec le schéma initial, fécond et structurant pour le clan, les Rugeles provoquent la perte des Sangurimas. Ils remettent en question des fondements certes monstrueux mais valides parce que créateurs et normatifs. En quelque sorte, ils trahissent le clan en se laissant aller à une violence stérile et au ressentiment. Car ce «viol héroïque» dégradé peut être lu comme la négation d’une violence nietzschéenne. Il s'agit d'une vengeance, ce qui pour Nietzsche caractérise le ressentiment des faibles. Les Rugeles n'ont pas «ravi» leurs victimes comme le «gringo»; ils ont fait une demande officielle et n'ont pas supporté le refus. Si le premier viol était nietzschéen, le dernier ne l'est plus.

Les Rugeles prétendaient affirmer cette nature monstrueuse, «sans foi ni loi» au sens premier, qui est la marque des Sangurimas, en s’en prenant à l’une des «Tres Marías», incarnation pour l’auteur d’une certaine civilisation, appelées à respecter autant la loi que la foi. Elles grandissent en effet loin de La Hondura, «encerradas en el colegio de las monjas Marianas» (46) de Guayaquil, la ville portuaire ouverte sur le monde. Leur père, Ventura, ne souhaite pas seulement leur donner une éducation religieuse accomplie mais «hacer de ellas unas damiselas elegantes, que lucieran en la ciudad» (47). D’ailleurs, elles doivent se rendre à Quito, la capitale, pour y poursuivre des études supérieures. Elles n’appartiennent déjà plus aux Sangurimas-barbares: «Su instrucción, por mucho que era elemental, les daba un tono de exquisitez si se les comparaba con sus burdos y agrestes parientes» (48). Or, loin de signifier une quelconque affirmation de l’ordre des Sangurimas sur l’univers policé de la “civilisation” telle que la pose la narration, le crime final marque la trahison des Rugeles à leur propre ordre. Le rapt-viol-assassinat-blasphème n’est-il pas décrit par des Sangurimas mêmes comme «el hecho bárbaro» (49)? Il est barbare pour l’ordre barbare; il rompt l’équilibre créateur de la violence des Sangurimas.

Loin d’être fondateur - comme le «viol héroïque» initial - ou d’affirmer la nature des Sangurimas - comme les viols commis par Nicasio et le «Coronel» -, il est un crime qui appelle le châtiment. Dès lors, le monde extérieur peut s’imposer aux Sangurimas, fragilisés par le crime qui rompt l’équilibre symbolique du clan (50). Les Sangurimas subissent la violence qu’ils infligeaient auparavant, manifeste dans le viol symbolique de leur hacienda, pénétrée de force par la «Policía Rural». Ce viol de l’espace sacré de La Hondura relève de ce que Walter Benjamin qualifie de violence-moyen, qui contribue à imposer le droit en le faisant respecter, ce droit même dont Nicasio se jouait.

Car le châtiment passe par la disparition de l’espace de non-droit que représente La Hondura. Le roman se ferme sur la victoire finale de ce que la narration pose comme la civilisation, celle de la loi de l’Etat central et de la grande ville, Guayaquil, dont les forces mettent fin au règne d’un Nicasio tout puissant. Cette intervention du droit n’est que le pendant du châtiment divin, en réponse aux violations répétées de la loi divine, la pratique de l’inceste notamment et le blasphème final de la croix plantée dans le sexe violée de la victime. La sanction, notons-le, se profilaient déjà à travers les avertissements du prêtre. Ce dernier, tout Sangurima qu’il soit, se fait d’ailleurs l’instrument du châtiment en dénonçant le viol meurtrier aux autorités, comme le suggère de façon insistante le narrateur. Le viol final, simple crime, devient ainsi l’agent du rétablissement de ce que le roman pose comme la civilisation (51).

Si le «viol héroïque» initial était fondateur, le «viol héroïque» final et dégradé, nous l’avons vu, renvoie à l’apocalypse. Non seulement La Hondura est envahie, passant sous la coupe des autorités, mais les figures mêmes de la barbarie perdent leur statut de «salvajes señores» (52). Le «Coronel», qui passait pour le plus terrible des fils Sangurimas, refuse de suivre le plan audacieux et sanglant de Nicasio, censé contrecarrer l’avancée de la police rurale, à la grande déception de ce dernier qui le désavoue. Après cet acte de lâcheté du fils que le père vit comme une trahison, Nicasio pleure d’impuissance avant de sombrer dans la folie (53). Les terribles Sangurimas ne sont plus que des montuvios parmi d’autres, soumis aux mêmes lois humaines et divines, souffrant désormais des mêmes faiblesses, la peur et la vulnérabilité.

Conclusion

Les Sangurimas passent de «sangre» (fertilité masculine et érection d'une part, fertilité féminine et menstruations d'autre part, toutes deux associées à la violence du sang versé à l'image de l'enfant immolé) aux «lágrimas» (associées à l'impuissance). Ce faisant, ils inscrivent le récit dans une trajectoire triple: le «viol héroïque» initial évolue vers le viol criminel et destructeur; la barbarie évolue vers la civilisation telles que les pose l’auteur; enfin le discours mythique évolue vers la narration romanesque en rompant avec la structure circulaire et répétitive qui le fondait. L’apocalypse finale se présente, paradoxalement, comme une ouverture.

Parallèlement, le roman renouvelle la traditionnelle notion de barbarie, héritée du libéralisme du XIXe siècle et que reprennent les socialistes des années trente en Equateur pour dénoncer la violence d'un système de production hérité du «féodalisme colonial». Les diverses et multiples figures du viol permettent à la narration de dépasser les considérations socio-économiques et idéologiques admises, pour poser l'existence d'une violence primaire relevant de l’élan de vie comme affirmation vitale. Cette violence, finalement trahie, est d’ailleurs fort ambiguë: même si elle est vaincue et que «l’ordre» est rétabli par l’intervention des tenants de la «civilisation», le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver pour la figure monstrueuse de Nicasio Sangurima une fascination que la «civilisation» - censée pourtant être le modèle - est loin de lui inspirer. Le roman questionne du même coup le bien-fondé de la traditionnelle opposition civilisation-barbarie, s’achevant ainsi sur une nouvelle ouverture.

NOTES

(1) José DE LA CUADRA, Los Sangurimas, Colección Cara y Cruz, Grupo Editorial Norma, Bogota, 1992, 83 p. du recto.

(2) C’est ce que souligne notamment Jacques GILARD dans son étude « De Los Sangurimas a Cien años de soledad », in José DE LA CUADRA, op. cit., p. 9-26 du verso. Il y démontre comment plusieurs éléments de Los Sangurimas annoncent le roman de García Márquez Cien años de soledad: portrait d’un groupe humain autonome (le clan ou la famille), inceste, narration d’une histoire complète (des origines du groupe à sa disparition), tension paradigmatique entre intérieur et extérieur, autorité absolue d’un patriarche, et violences diverses dans les rapports entre les membres du clan ainsi qu’entre le clan et le monde extérieur.

(3) Parmi ces éléments, retenons le récit assumant la structure de l’arbre « matapalo », symbole à lui seul du clan des Sangurimas de ses origines (les racines), à sa consolidation (le tronc) et à son développement sur plusieurs générations (les branches et les feuilles); les différentes approches et formes narratives (récit, dialogue, conte); l’astuce et le courage des Sangurimas; les légendes qui circulent à leur sujet.

(4) L'un des Sangurimas, lors de ses expéditions militaires, pille et viole, ses victimes devant ainsi «pagar su tributo a la montonera en armas» (José DE LA CUADRA, op. cit., p. 54-55 du recto).

(5) Le mythe collectif et le fantasme personnel peuvent s’éclairer mutuellement, comme l’expose Freud dans Totem et tabou, et notre approche des fonctions du viol s’efforcera de prendre en considération ces deux dimensions.

(6) Le rapt et le viol sont parfaitement complémentaires dans le viol héroïque. Rappelons à ce titre que le mot rapt vient du latin rapere, «ravir», qui a donné en anglais rape, c’est-à-dire «viol».

(7) Le rapt marque en effet la rupture avec l’échange régulé et habituel des femmes comme biens.

(8) José DE LA CUADRA, op. cit., p. 11.

(9) Ibid., p. 14.

(10) Ibid., p. 13.

(11) Idem.

(12) Ibid., p. 28.

(13) Ibid., p. 29.

(14) Ibid., p. 31.

(15) Ibid., p. 30.

(16) Ibid., p. 9.

(17) Ibid., p. 13.

(18) Georges BATAILLE développe cette position tout au long de Théorie de la religion (in Oeuvres complètes, Gallimard, Paris, 1977, T. VII.)

(19) José DE LA CUADRA, op. cit., p. 28.

(20) Il s’agit d’un viol dont le lecteur ne parvient jamais à savoir s’il est réalité ou bien fruit de
l’imagination de Nicasio; d’autant plus que, de façon générale, le statut de la femme dans le roman est fort ambigu: elle apparaît bien souvent comme une victime consentante du viol, héroïque ou non, dont elle est objet. C’est justement cette ambiguïté, entretenue dans le récit même par les doutes des interlocuteurs de Nicasio, qui questionne la fonction du viol maternel dans la création d’un mythe personnel. Finalement, peu importe que ce viol ait eu lieu ou non; seule s’impose la volonté de Nicasio de le poser comme tel.

(21) Notre approche fait sienne cette interrogation de Freud à l’intention de Jung: «Avez-vous remarqué que les théories infantiles de la sexualité sont indispensables pour la compréhension du mythe?» (S. FREUD, C.G. JUNG, Correspondance, Gallimard, Paris, 1975, Vol.1, p. 360).

(22) José DE LA CUADRA, op. cit., p. 13.

(23) Idem.

(24) Idem.

(25) Idem.

(26) Ibid., p. 17.

(27) Ibid., p. 19.

(28) Ibid., p. 20.

(29) Ibid., p. 12.

(30) Ibid., p. 33.

(31) Ibid., p. 34.

(32) Ibid., p. 35.

(33) Ibid., p. 22.

(34) Ibid., p. 23.

(35) Ibid., p. 53.

(36) Idem.

(37) Ibid., p. 31.

(38) Ibid., p. 57.

(39) Ibid., p. 58.

(40) Ibid., p. 22.

(41) Ibid., p. 35-36.

(42) Ibid., p. 64.

(43) Ibid., p. 63.

(44) Ibid., p. 64.

(45) Ibid., p. 73. Souligné par nous, car l’adjectif met particulièrement en évidence la nature provocatrice de ce rapt-viol meurtrier et blasphématoire.

(46) Ibid., p. 38.

(47) Idem.

(48) Ibid., p. 63.

(49) Ibid., p. 72.

(50) Nous pouvons également voir dans Los Sangurimas une influence naturaliste, propre à la littérature réaliste de l'époque, à travers la dégénérescence suggérée du clan: le fils avocat est fou, Nicasio le devient finalement, l'endogamie incestueuse est généralisée. Voilà autant de symptômes d'une dégénérescence devant fatalement déboucher sur la destruction de la famille.

(51) De même, au viol fondateur des Sabines par Romulus, le premier roi de Rome, fait écho le viol criminel de Lucrèce, qui provoque la chute de Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome.

(52) José DE LA CUADRA, op. cit., p. 74.

(53) Ibid., p. 82-83.

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