Par A. Darío Lara
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Une parenthèse de notre histoire nationale
Si en vérité rien de concret ne se trouve chez nos historiens sur le litige auquel de Kerret fait allusion, par les lignes transcrites précédemment, nous pouvons déduire quelque chose de ce qui a dû réellement arriver. Bien entendu, le très contesté Père Berthe qui, comme on sait, appréciait peu le Général Urbina: «Un intriguant qui en avait profité pour arborer le drapeau du radicalisme et livrer l’Équateur à ses séides», puis il ajoute : «Dès qu’il eut triomphé, l’Équateur fut traité comme un pays conquis. Le despote s’installa dans sa capitale comme un sultan dans son sérail, sous la garde de ses Mamelouks, les célèbres Tauras, espèces de sauvages qu’il appelait plaisamment ses chanoines. (…) Le vol, le pillage, l’assassinat le sacrilège furent à l’ordre du jour ainsi que les contributions forcées et les déportations dans le Napo. Armés de lances et de poignards, les Tauras vagabondaient à leur aise, attaquant les citoyens inoffensifs, insultant les femmes, assassinant sans pitié quiconque osait se défendre. (…) Pour mener cette joyeuse vie avec ses prétoriens, Urbina épuisait le Trésor Public et commettait les plus infâmes exactions contre les particuliers … » (1).
Si le portrait est moins sinistre chez notre historien Oscar Efrén Reyes qui dans sa brève histoire de l’Équateur, reconnait les mérites positifs de l’administration d’Urbina, il ne cache pas, cependant, sa capacité particulière pour l’intrigue et plusieurs de ses accusations sont analogues à celles de l’historien français. Il note en particulier: «Le militarisme d’Urbina semblait anti-ecclésiastique et xénophobe dans ses aspects principaux… Sans beaucoup d’instruction, selon ce qui s’est dit, serviteur inconditionnel du ‘floreanismo’ (2), il le trahit ensuite, selon sa coutume, avec sa félonie qui le portait à dissimuler. Le grand Rocafuerte l’avait destitué de sa charge à Bogota et plus tard exilé pour conspiration».
L’historien Reyes ajoute que si Urbina: «décréta la manumission des esclaves, il fit passer les noirs ainsi libérés dans l’armée et créa avec eux une sorte de garde impériale: les ‘Tauras’. C’étaient selon les paroles mêmes de Juan Montalvo, quelques années plus tard dans ses ‘Catilinarias’, de simples noirs scélérats. Mais leur libérateur les comblait de présents et de prérogatives, les appelait avec une tendresse particulière mes chanoines. Le chanoine, pour sa part, loyal et reconnaissant envers Urbina, le maintenait au pouvoir et lui donnait la force de prolonger ses influences jusqu’à l’année même du grand désastre, en 1860» (3).
«Sa période administrative fut une période de terreur non pas sanglante, mais une terreur de larmes, de proscriptions et de calamités», avait remarqué aussi un contemporain du despote, l’illustre Benigno Malo. Dans ces conditions, l’on comprend que ni Urbina, ni ses chanoines, toujours à la recherche de fonds, n’aient pu respecter les biens des Français, comme le signale de Kerret. Il ne faut pas oublier non plus, comme preuve du manque de respect des droits du citoyen à cette époque-là, que sur l’un des bateaux français qui étaient devant Guayaquil, s’était réfugié un illustre Équatorien, victime des persécutions des courtisans du Général Urbina. L’historien Luis Robalino Dávila nous rappelle cet événement: «Le 5 juillet 1853, Garcia Moreno est à bord de la corvette française ‘La Brillante’ sous l’ombre protectrice d’une nation courageuse et généreuse. Il surveille de là, devant Guayaquil, les élections qui ont lieu le 10. Il est candidat au Sénat. Mais bien qu’élu, il doit fuir vers le Callao, car le Gouverneur du Guayas, le Général Robles, rendu furieux par le résultat inattendu des élections, qui est une gifle à Urbina, a posté des gens pour s’emparer du tout nouveau Sénateur, au moment où il descendrait du bateau» (4).
Ainsi, sur l’un des bateaux français, ce grand combattant eut la vie sauve et, après s’être réfugié au Pérou, il devait effectuer son second voyage à Paris et se préparer avec soin, grâce à une période d’intenses études scientifiques, pour l’œuvre constructrice extraordinaire qu’il devait entreprendre plus tard.
NOTES:
(1) R.P. A. Berthe, Garcia Moreno, Paris, 8ème édition française, 1891. Tome 1, chap.VII, p.167 et chap. VIII p. 181.
(2) Relatif au Président Flores.
(3) Oscar Efrén Reyes, Breve Historia del Ecuador, Quito, 3ème, édition, 1949.
(4) Luis Robalino Dávila, García Moreno, Quito, Talleres Gráficos Nacionales, 1949.
(2) Relatif au Président Flores.
(3) Oscar Efrén Reyes, Breve Historia del Ecuador, Quito, 3ème, édition, 1949.
(4) Luis Robalino Dávila, García Moreno, Quito, Talleres Gráficos Nacionales, 1949.
L’ultimatum de l´amiral français
«Notre ultimatum, écrit de Kerret, n’était pas très dur pour le Gouvernement de ce charmant petit pays; celui-ci devait payer pour les préjudices subis pour nos résidents nationaux, la somme de trois cent mille francs et saluer le pavillon français de vingt et un coups de canon». Et il ajoute, qu’en l’attente de la réponse du Président Urbina, ils furent autorisés à circuler dans la ville, où bientôt ils nouèrent diverses amitiés, entre autres avec «la famille du Ministre des Finances, alors à Quito».
La réponse ne se fit pas attendre longtemps. «Au bout de trois semaines, le Président de la République acceptait les propositions de l’Amiral et ajoutait dans sa lettre qu’il serait très heureux que ces propositions fussent portées à Quito par les officiers français, auxquels on ferait l’accueil le plus affectueux».
L’Amiral Février des Pointes ordonna à son secrétaire de rédiger l’Acte par lequel les deux Gouvernements étaient d’accord et, de Kersaint et de Kerret furent désignés pour porter à Quito ce «Traité de Paix et d’Amitié» et le faire signer par le Président Urbina.
«L’Amiral nous fait appeler, écrit notre voyageur, et nous donne six heures pour préparer nos malles et partir. Les autorités de Guayaquil, heureuses de voir régler ces affaires, réquisitionnèrent une bonne pirogue et, le 24 mai à dix heures du soir, nous quittâmes notre chère ‘La Forte’, pour les deux mois qu’il nous fallait pour aller à Quito, pour visiter l’intérieur du pays, puisque nos projets étaient, une fois notre mission remplie, de pousser jusqu’au Napo et aux sources des Amazones. Les conditions étaient que nous devions faire ce voyage à nos frais, avec le concours du Gouvernement Équatorien. Et, selon notre accord avec l’Amiral, nous le rejoindrions, deux mois plus tard, dans le port de Paita, au nord du Pérou».
Une merveilleuse aventure commence à bord d´une pirogue
C’est ainsi que le 24 mai 1853, le Vicomte de Kerret et son cousin, le Comte de Kersaint, commencèrent un voyage qui, en dix jours, devaient les amener à Quito, après un parcours riche d’aventures, mais très difficile, par les chemins et des lieux aussi variés, qu’impossibles. Le récit que nous a laissé de Kerret de son voyage est sûrement l’un des plus complets et des plus précieux qui nous restent des voyageurs du dix-neuvième siècle; grandement intéressant par les mille détails qui évoquent les péripéties, aujourd’hui inconnues de ceux qui voyagent en chemin de fer, en automobile ou en avion. Dix jours de voyages mais aussi de souffrances et d’héroïsme, soit à cause des moyens primitifs qu’ils durent utiliser, soit à cause des endroits inhospitaliers dans lesquels ils durent chercher refuge et repos, ainsi que nous allons le voir.
La «balsa» ou pirogue, appelée «La Rédemptrice» qui faisait le service régulier entre Guayaquil et Bodegas (aujourd’hui Babahoyo) était prête pour le voyage fluvial. «Toute la société de Guayaquil nous donna des quantités de lettres et ‘de recommandations’ pour Quito ou pour les villes intermédiaires», note le Vicomte, en quittant le port. Nous voyons que cette coutume équatorienne n’a pas beaucoup changé avec les années, pas même avec le courrier aérien. Les lettres ainsi «recommandées» sont nombreuses de Quito à Paris et vice versa!
De Kerret, qui navigue déjà vers Samborodón, présente tout d’abord ses compagnons de voyage:
«Notre ‘balsa’, ‘canoa’ ou grande pirogue, nommée ‘La Redentora´ avait de nombreux passagers de couleurs diverses. Nous-mêmes et un ancien officier équatorien représentions la race blanche; les indigènes ou Peaux-Rouges étaient assez nombreux, et enfin des familles noires. Tous les rameurs étaient noirs… Rien n’était plus amusant que d’observer ces chers fils du pays: les uns racontaient leurs prouesses, d’autres évoquaient leurs fiancées et chantaient en s’accompagnant de la guitare, instrument originaire du pays…» (1).
Mais, dès les premières heures de navigation, les désagréments se firent sentir:
«L’une des choses les plus épouvantables de ces régions équatoriales, des rives des fleuves et des marécages, écrit le voyageur, étaient les nuées de moustiques qui nous dévoraient et nous faisaient souffrir le martyre, au point de nous obliger à nous frotter le visage et les mains avec du jus de tabac. Le soir et la nuit ces myriades de petits insectes phosphorescents passaient d’un arbre à l’autre, l´arbre sur le quel ils se posaient devenaient subitement lumineux. Rien d’aussi curieux dans une nuit claire et tranquille des tropiques. Que d’observer ces essaims de moustiques incandescents qui volaient d’un point à l’autre».
«L’une des choses les plus épouvantables de ces régions équatoriales, des rives des fleuves et des marécages, écrit le voyageur, étaient les nuées de moustiques qui nous dévoraient et nous faisaient souffrir le martyre, au point de nous obliger à nous frotter le visage et les mains avec du jus de tabac. Le soir et la nuit ces myriades de petits insectes phosphorescents passaient d’un arbre à l’autre, l´arbre sur le quel ils se posaient devenaient subitement lumineux. Rien d’aussi curieux dans une nuit claire et tranquille des tropiques. Que d’observer ces essaims de moustiques incandescents qui volaient d’un point à l’autre».
Il ne garde pas de Samborodón, où ils sont arrivés tard dans la nuit, d´autre souvenir que celui de «ces nuées des moustiques» qui, évidemment, les avaient empêchés de dormir. Le lendemain, le jeudi 25 mai, dès cinq heures du matin, ils voguaient déjà, de nouveau en direction de Bodegas.
NOTE:
(1) Journal de Voyages du Vicomte de Kerret, Cahier Nº1, p.71-72.
À la table d´un général qui pour faire parler de la France en oublie même de boire
Mais les moustiques ne furent pas la seule réjouissance de nos voyageurs. Près de la pirogue, sur les rives du fleuve, les Français découvrirent d´autres animaux:
«Les rives de ces fleuves - note de Kerret- étaient couvertes de quantités innombrables de caïmans qui se chauffaient au soleil; certains endroits en étaient recouverts de telle façon qu´ils se montaient les uns sur les autres. Il nous est arrivé de faire des feux nourris sur ces animaux, mais ils ne bougeaient pas s´ils n´étaient pas blessés. Il nous est arrivé aussi d´en avoir trente ou quarante se jeter à l´eau tous ensemble et produire un tel remous que notre grande ‘balsa’ ou pirogue était fortement déviée; nous sentions même les caïmans venir se frotter contre la pirogue, à laquelle un coup de dents bien appliqué risquait à chaque instant de nous donner en pâture à ces affreux animaux, donc beaucoup atteignaient cinq à sept mètres de long», écrit encore notre voyageur pantois.
Une fois arrivés à Bodegas, ils remirent les lettres qu´ils apportaient à Monsieur Verdesoto qui devait leur procurer les mules afin de continuer leur voyage le lendemain. Ils portaient aussi des lettres pour le Général Franco, chef de cette place, lequel, averti du voyage des Français, les attendait avec son État Major. Comme ils arrivèrent très tard, ils furent laissés au soin de l´Aide de Camp du Général qui informa les voyageurs qu´ils avaient deux lits tout prêts. « L´officier nous dit que nous devions être fatigués; il nous offrit de nous conduire à notre chambre, ce que nous ne nous fîmes pas répéter. (…) Nous ne fûmes pas long à nous plonger dans nos lits et réparer ainsi la fatigue des deux nuits précédentes, où les moustiques nous avaient si mal traités. La nuit fut trop courte, malheureusement».
Et de Kerret explique que le lendemain, ils remarquèrent sous leurs lits plusieurs barils de poudre: heureusement qu´ils n´avaient pas eu l´envie de fumer; car personne ne les avait avertis d´un tel danger!
Le lendemain, ils avaient l´intention de partir très rapidement. Mais auparavant, ils devaient présenter leurs salutations au Général Franco. «Le Général Franco, un gros homme à l´apparence dure et sévère, entouré de son État Major, nous attendait. Le Général se montra fort aimable et ne cessa de répéter que la France était la sœur et l´amie de l´Équateur…».
Entre le petit déjeuner qu´on leur servit en compagnie du Général (une tasse de café au lait) et le déjeuner de midi, grâce à l´aide de Monsieur Verdesoto, ils purent disposer de tout ce qui était nécessaire à leur voyage; ils s´arrangèrent avec les péons qui devaient porter leurs effets personnels, non sans difficulté, «car le muletier avait la tête aussi dure que celle des mules», écrit de Kerret. Le Général et ses officiers, pour leur part, s´intéressaient aux préparatifs du voyage.
Les lignes que le Vicomte de Kerret consacre au déjeuner, à la conversation, sont d´un immense intérêt:
«En entrant dans la salle à manger, nous trouvâmes une table couverte de plats qui nous parurent singulièrement accommodés; mais ayant une faim de loup, je me promis bien de goûter à tout dans cette nouvelle cuisine. Nous commençâmes par un potage à la viande mêlée de bananes en tranches longitudinales, de tomates, de pomme de terre, de patates douces, de fromage, d´œufs; tout était relevé avec beaucoup d´ají (piment). La faim vous fait manger de tout!»
La conversation du Général Franco portait sur la politique; il faisait l´éloge de la France, «la plus grande et la plus noble des nations» et disait «que l´on ne pouvait pas trouver un négociateur plus habile que l´Amiral Février des Pointes»; et il semble que la politique le tenait si préoccupé qu´il en oublia de servir de la boisson aux convives; chose très étrange, certainement, dans les habitudes de l´armée! Ils prirent congé du Général et de ses officiers. «Le Général nous invita à nous reposer chez lui quelques jours à notre retour; nous remerciâmes mais nous nous promîmes de ne pas accepter l´invitation. Il ne voulait pas nous laisser partir sans nous avoir donné une provision de cigares».
Ils firent également leurs adieux à la société de Bodegas et tout le monde faisait des vœux pour le succès de la mission dont les Français étaient chargés.
Vers la capitale des Incas
Le vendredi 26 mai, ils continuèrent leur voyage parmi les marais et les torrents avec le danger permanent de se perdre au milieu des forêts. Par bonheur, note de Kerret: «Le gouvernement de l´Équateur nous fit donner un sergent qui devait nous accompagner jusqu´à Quito, cependant nous devions lui fournir une mule».
Nous pouvons déjà imaginer, à plus de cent ans de distance, cette singulière caravane qui, comme de Kerret l´a décrite:
«se composait de six mules et de cinq guides ou ´arrieros´(muletiers) qui suivaient à pied. Nous avions trois mules de charge, conduites par trois muletiers, une mule de selle pour chacun de nous et notre sergent…Notre petite caravane marchait avec beaucoup d´ordre. Nos mules de charge partaient d´avance; nous n´avions plus qu´à trotter quand le chemin le permettait; les muletiers qui nous accompagnaient étaient de vigoureux gaillards, dans la force de l´âge. Leur vêtement consistait en un ´poncho´, couverture de laine percée au milieu qu´ils mettaient en la passant par la tête et retiraient de même ; en outre un chapeau de paille recouvert d´une toile cirée. Pendant le jour, ils portaient ce vêtement primitif de façon à pouvoir traverser les torrents à la nage. Leurs vêtements de nuit étaient mis sur les mules de charge. En général, lorsque le torrent était trop rapide, les muletiers saisissaient la queue de l´une des mules et nageaient avec leurs pieds. Nos costumes étaient des plus excentriques : avant tout, nous cherchions à nous protéger contre les orages, contre le soleil brûlant de midi, contre la fatigue et le froid des nuits, surtout dans des altitudes de trois ou quatre mille mètres, limite des neiges éternelles, sous l´équateur. Bien qu´il n´y eût pas de route faite, le grand passage des caravanes laissait voir un terrain bien piétiné».
View of the city of Quito, taken from the Couvent of San Juan, just previous to the late earthquake
Et, avec beaucoup d´humour et peu de connaissance de l´histoire, le vicomte ajoute: «C´était la célèbre route vers la capitale des Incas». Malheureusement ce qui était vrai, c´est que ces chemins finissaient dans des marécages, où: «les mules pataugeaient dans des eaux putrides qui montaient jusqu´aux genoux et où, à chaque instant, nous voyons des caïmans ou des serpents ramper devant nous. Malgré de tels désagréments, nous ne pouvions rester indifférents aux beautés de la nature».
Et nous le verrons plus loin, de Kerret nous a laissé des descriptions admirables du paysage qui se déroulait devant ses yeux.
La nuit, se reposant dans un petit village appelé Savaneta, ils eurent de nouveaux démêlés avec les muletiers qui voulaient arrêter là leur voyage. Les privations alimentaires furent graves également et ils durent se contenter d´une poule au pot et d´un peu de maïs. Le lendemain, samedi 27, ils poursuivirent ce voyage rendu pénible: «par la pluie constante et la chaleur sur des chemins dont il est vraiment impossible de se faire une idée et par le refus des mules à avancer…On en arrivait à croire que ce voyage ne finirait jamais. Les pauvres gens que nous rencontrions et auxquels nous demandions si l´étape était encore longue, nous juraient par tous les Saints du Paradis que ´nous allions arriver tout de suite´».
De nouvelles difficultés surgirent lorsqu´ils commencèrent à escalader la montagne dans un terrain friable et en montée constante.
«Heureusement - explique le voyageur- le passage fréquent des mules a creusé des sillons et les pauvres bêtes montent comme sur les marches d´un escalier en s´appuyant péniblement de trous en trous et aidées des bâtons que les muletiers utilisent pour soutenir leur charge. Ce chemin, appelé dans le pays ´Camino Real´ (chemin royal), n´a absolument rien de royal et c´est, à mon avis, la partie la plus dangereuse du parcours. Nous montâmes ainsi durant cinq ou six heures, nous arrêtant de temps en temps pour laisser souffler bêtes et gens».
San Miguel de Chimbo fut la nouvelle étape. Le panorama de cette ville entourée de montagnes, avec, dans le fond, le Chimborazo, produisit un enthousiasme réconfortant chez les voyageurs épuisés. Comme en d´autres endroits, ici aussi, l´accueil cordial (et en particulier celui du curé de la paroisse) leur permit d´apprécier l´hospitalité des gens. Un repos bien mérité et une alimentation abondante réparèrent les fatigues du voyage et donnèrent de nouvelles énergies pour continuer plus avant.
Une procession de «Corpus Christi» à Guaranda, immortalisé par la plume et le pinceau
Le dimanche 28 mai, ils quittèrent San Miguel de Chimbo: «Le lever du soleil sur ces montagnes est une chose magnifique: cela suffirait pour vous mettre de bonne humeur toute la journée.», affirme, optimiste, le Vicomte de Kerret, tandis que la caravane prend la direction de Guaranda, montant toujours, et de plus en plus émerveillée par la beauté du paysage.
L´arrivée à Guaranda fut un évènement:
«Le hasard nous servit à souhait en arrivant à Guaranda, écrit de Kerret. Nous allâmes remettre nos lettres de recommandations au Colonel qui commandait la ville et nous lui demandâmes d´assister à la procession qui avait déjà commencé et faisait le tour de la vaste place. Un cortège de nombreux Indiens, venus de loin pour cette grande fête, dansait à la tête de la procession. C´était la fête de la Trinité dite de ´Corpus Christi´ que l´on célébrait, car le jeudi précédent la procession n´avait pu sortir. Ces grandes fêtes religieuses sont très suivies; les femmes mettent à la disposition du curé de la paroisse tout ce qu´elles ont de mieux et de précieux: dentelles, châles, mouchoirs, tentures, miroirs, images, flambeaux. L´église était entièrement tapissée, pas un seul endroit n´était découvert: c´était de mauvais goût, mais très original. De grands saints et de grandes saintes, grandeur nature, grossièrement taillés, chamarrés d´or et d´argent, étaient portés par les notables de la ville. Il y avait des arcs de triomphe, des reposoirs de tous côtés. Une véritable musique de noirs, composée de trois ou quatre ´bombos´ (grosses caisses), de flûtes et d´autres instruments bruyants ne cessait de jouer. On lançait des centaines de fusées et même, dans des fosses creusées dans la terre, l´on mettait de la poudre dans des espèces de marmites, ce qui faisait une détonation épouvantable. Chacun trouvait moyen de manifester sa joie. Le plus curieux était cette foule d´Indiens qui était descendue des montagnes, avec ses costumes pleins d´attraits: jupes de laine, rouges, roses, jaunes, très serrées à la taille; certaines portaient de petits costumes napolitains. Les hommes portaient le poncho et le chapeau de paille, des pantalons en peau de chèvre. La place était remplie de gens et les lamas couchés, gardaient les vivres de leurs maîtres» (1).
À cette description, de Kerret ajouta, comme artiste délicat et habile dessinateur, l´un des plus beaux tableaux de sa collection. Une fois remises les lettres de recommandations «pour les notables du lieu», beaucoup de gens vinrent rendre visite aux Français, fier de pouvoir déjà s´exprimer en espagnol dans lequel, affirme de Kerret: «ils ont fait des progrès remarquables».
Après ce repos et le changement des muletiers, le lundi 29, de très bon matin, ils reprirent leur route «par cette horrible côte de Guaranda», aussi pénible pour les voyageurs que pour les mules et sur laquelle ils perdirent beaucoup de temps. Pendant qu´ils escaladaient la montagne, leur attention fut attirée par un chemin couvert d´ossements humains et d´animaux: «nos guides nous dirent que ces os provenaient des malheureux qui avaient fui la peste qui s´était déclaré a Guayaquil, et qui moururent sur ce chemin principalement dans les plaines au pied du Chimborazo» note le Vicomte. Ils se trouvaient donc sur les pentes du célèbre volcan et, le froid glacial, pendant les six ou huit heures qu´il leur fallut pour en faire le tour par la face ouest, était très intense. Pour s´alimenter dans ces régions, ils durent avoir recours à la chasse car la végétation était très pauvre et formée de plantes rabougries. «L´indigène qui vivait dans le ´tambo´ avec sa femme et gardait l´endroit, nous offrit son logis constitué d´une pièce et, malgré le froid qui règne sur cet immense plateau sans végétation, au pied du géant couvert de neige, nous pûmes passer une assez bonne nuit».
NOTE:
1) Vicomte de Kerret, op.cit., p.88-89.
Par les chemins les plus agréables de la Sierra équatorienne
Dans le but d´arriver à Quito avant la fin de la semaine, le mardi 30, ils reprirent leur voyage à trois heures du matin, malgré le froid rigoureux contre lequel ni les ponchos ni les manteaux ne les protégeaient bien. Et que dire des malheureux muletiers: «qui marchaient nu-pieds et poussaient des soupirs de souffrances ; et quel malheur de ne pas avoir une larme de rhum à leur donner!», écrit compatissant, de Kerret. Mais bientôt, ils abandonnèrent ce désert impitoyable et froid, car, passé midi, ils trouvèrent un paysage agréable et une température plus supportable.
«Le pays change entièrement d´aspect -lisons-nous dans le journal de voyages- ; il est certainement moins pittoresque, mais d´une fécondité extrême; tous les terrains sont cultivés». Dans l´après-midi, ils arrivèrent à Ambato:
«Jolie petite ville, proprette et aux maisons blanchies. Cette ville est la plus importante que nous ayons traversée depuis notre départ de Guayaquil. Elle se trouve au fond d´une grande plaine en forme de fer à cheval, entourée de montagnes élevées. La rivière Ambato est la première que nous ayons rencontrée coulant vers l´est».
Ils pensaient rencontrer le Président de la République à Ambato, mais il était retourné à Quito les jours précédents. Après avoir savouré le «pain d´Ambato», ils allèrent passer la nuit, selon ce qu´écrit de Kerret, à Nasachi: «charmante hacienda, toujours ouverte aux voyageurs». Les muletiers et leurs mules avaient pris un chemin différent parce qu´ils disaient que «c´était plus direct». Mais à l´embranchement des deux routes, les Français les trouvèrent en train de boire «au cabaret!» et les mules abandonnées dans la campagne. Fort mécontents, ils appliquèrent quelques coups de bâtons sur le dos des muletiers et le Vicomte explique: «…nous n´aurions pas eu l´idée d´un semblable procédé sans le conseil du Colonel qui commandait la place de Guaranda». La nuit à Nasachi ne fut pas très glorieuse. Ils demandèrent quelque chose à manger au gardien:
«Il nous apporta un ragoût de viande séchée au soleil, cuite avec des pommes de terre dans une eau jaunâtre; c´était quelque chose à vous soulever le cœur en toute autre occasion; mais comme nous mourrions de faim, nous fîmes honneur au plat; avec deux œufs durs et une bonne eau fraîche, nous fûmes ravis de notre dîner. Le sol, bien que dur, ne nous empêcha pas de dormir avec nos ponchos comme couvertures et matelas et nos selles comme oreillers; mon cousin et moi nous endormîmes promptement».
Le mercredi 31 mai, (il y avait déjà une semaine qu´ils avaient commencé leur voyage depuis Guayaquil), ils partirent à quatre heures du matin, bien que Monsieur de Kersaint se soit «réveillé avec une grosse fluxion, ce qui je le comprends, le contrariait vivement».Cela ne les empêcha pas de bien marcher et d´arriver à Tacunga (Latacunga) vers midi. De cette ville, comme nous le verrons plus loin, il nous a laissé une description merveilleuse avec des détails précis. Ici, comme en d´autres occasions, le Vicomte de Kerret écrit: «Tandis que les mules prenaient un peu d´avance, j´avais sorti mon album et dessiné l´église de Tacunga». C´est ainsi que s´est constituée peu à peu cette collection admirable qui illustre ses récits de voyage. Tout comme ailleurs, à Tacunga aussi ils ressentirent l´admirable hospitalité des habitants:
«Deux cavaliers, fort bien équipés, qui nous observaient et qui étaient intrigués de savoir qui nous étions vinrent tourner autour de nous à cheval et nous adressèrent la parole. Ils nous demandèrent à quelle nation nous appartenions. Dès qu´ils surent que nous étions des officiers français, ce furent force poignées de main, une grande exaltation et des protestions amicales: les Équatoriens et les Français sont frères. Ces cavaliers furent vraiment charmants avec nous; ils vinrent même nous accompagner jusqu´aux portes de la ville et nous demandèrent avec insistance de leur rendre visite à notre retour si nous en avions le temps… ».
Près du «bois aux voleurs», une éruption du Cotopaxi
L´après-midi, ils arrivèrent à Mulaló. Comme d´habitude, ils achetèrent une poule «que nos ´arrieros´(muletiers) tuèrent et déplumèrent ; nous la fîmes cuire avec des ´papas´ou pomme de terre, une bouteille de vin et du thé; cela nous requinqua».
Entre Tacunga et Tambillo, quelques indigènes vinrent les prévenir que, huit jours auparavant, dans un bois qu´ils devaient traverser, le courrier, porteur d´une certaine somme d´argent, avait été assassiné par une bande de neuf hommes et une femme qui terrorisaient le pays. Immédiatement, ils élaborèrent des plans de défense: «Aussitôt notre dîner terminé, nous préparâmes fusils, sabres et pistolets; nous fîmes rentrer nos bagages, nos selles et nos brides dans l´affreux bouge dans lequel nous étions. Après avoir prévenu nos muletiers que nous partirions à trois heures du matin, nous nous installâmes tant bien que mal pour la nuit».
Le jeudi Ier juin, ils quittèrent Mulaló (où ils avaient passé «une bien triste nuit»), sous une pluie torrentielle qui rendait les chemins impraticables jusqu´à Machachi, où ils passèrent, enfin!, «la dernière mauvaise nuit». À la sortie de Mulaló, leur attention fut mis en éveil «lorsqu´ils traversèrent ces plaines immenses, couvertes d´énormes pierres ponce, lesquelles, dit-on, avaient été lancées par une éruption du volcan Cotopaxi, que nous contournions et au pied duquel nous passions, tout près des ruines d´un temple inca». C´est alors qu´ils furent les témoins émerveillés d´une éruption du volcan, et de Kerret décrit ce phénomène dans des lignes dignes d´une page d´anthologie, ainsi que nous le verrons plus loin. Naturellement il en a profité pour ajouter aussi un tableau sans égal à sa collection.
Le Cotopaxi en éruption. (Dessin de Miguel Yaulema, Paris, 1971)
Quelques collines à escalader encore et ils furent tout près des cabanes de bûcherons, à l´entrée du bois de Tiopullo que de Kerret traduit par «le Bois des voleurs» et il ajoute: «À cause des attaques et des assassinats qui s´y commettaient quotidiennement». L´épisode qui suit est l´un des plus curieux:
«Nos guides nous engagèrent à préparer nos armes, ce que nous fîmes. Une brume épaisse venait de se lever et, anxieux, nous scrutions chaque détour du chemin nous attendant à chaque instant à voir un tromblon braqué sur nous. Nous n´avons rien vu tant que nous avons été dans le bois. Mais à la sortie, nous avons surpris, sur le bord de la route, des hommes, couverts de ponchos et ayant très mauvaise mine, qui nous observaient tout en se consultant. Nous leur laissâmes pas le temps d´en faire plus, nous sommes arrivés sur eux bien armés et leur avons dit que connaissant leurs intentions nous ferions feu sur le premier qui bougerait. Nous avions cru voir, sous le poncho de l´un d´eux, un petit tromblon en cuivre. Devant notre détermination, ils furent déconcertés, et nous passâmes notre chemin, les laissant tout penaud. Lorsque notre sergent, qui n´était pas très brave, s´approcha de nous, plus mort que vif, il nous dit qu´il les avait reconnus, qu´ils avaient été longtemps au Service et que maintenant ils étaient bûcherons dans le bois de Tiopullo, qu´ils passaient pour avoir commis des assassinats épouvantables, entre autres, celui de l´un des derniers courriers, qui était porteur de sommes d´argent. Nous avons vu une croix de bois toute fraîche et qui indiquait l´endroit où le crime avait été consommé. Nous avons continué notre chemin sans autres appréhensions et nos guides, qui avaient retrouvé leurs jambes, ne demandaient qu´à s´éloigner le plus tôt possible de ce lieu» (1).
NOTE:
(1) Idem, p.98-99.
Enfin! En vue de cette belle vile de Quito!
Après une telle scène, si courante sur ces chemins de Dieu, les voyageurs se trouvèrent soudain face au spectacle idyllique des champs de la Sierra où paissait un nombreux bétail et, spécialement, tout un troupeau qu´on sortait d´un enclos pour être conduit à Quito. Naturellement, de même que tous les indigènes sont, pour les Français, des «Peaux-Rouges», de même tous les vachers qui conduisent le bétail sont aussi des «gauchos». Et il ajoute: «Ces ´gauchos´avaient des ponchos aux couleurs vertes voyante ce qui donnait à ce tableau champêtre un cachet local fort agréable».
L´après-midi ils arrivèrent à Tambillo, dernière étape avant Quito. Comme ils étaient exténués et avaient supporté la pluie presque toute la journée, aussitôt arrivés à la bicoque qui leur servait d´abri, avant toute chose, ils allumèrent un feu pour sécher leurs vêtements. Puis, «L´éternelle poule au pot fut le dernier repas de cette sorte avant notre arrivée à Quito». À Tambillo ils trouvèrent un messager, envoyé par le Gouvernement pour prévenir de l´arrivée des Français; ces derniers en profitèrent pour écrire un mot au Comte de la Paz, Ambassadeur d´Espagne, chargé des affaires de France, et le remercier pour l´hospitalité offerte aux voyageurs: «Nous nous étions honteux de notre tenue, écrit de Kerret, pour notre entrée à Quito, l´une des capitales des Incas. Malgré notre fatigue, nous fîmes quelques frais de toilette, afin de préparer notre présentation du lendemain».
Et enfin le jour se leva; le vendredi 2 juin 1853, ils firent leur entrée dans la ville tant espérée. Dès huit heures du matin, après le petit déjeuner, les Français rangèrent leurs affaires et partirent «tous ensemble, mules et cavaliers». Peu après: «Comme nous nous y attendions un peu, à l´intersection de plusieurs routes, nous nous trouvâmes devant la belle ville Quito, adossée aux contreforts du volcan Pichincha qui la domine de milliers de mètres».
« … Peu de temps après, nous nous trouvâmes devant la belle ville de Quito » (Dessin de de Miguel Yaulema, Paris, 1971)
Le Président Urbina, suivi de son Aide de Camp et d´une escorte de cinq lanciers, était sorti de la ville pour les recevoir. Les Français descendirent de leur mules et s´approchèrent pour le saluer et lui présenter leurs hommages.
«Il fut très aimable avec nous, note de Kerret, et après être remontés sur nos montures, nous partîmes. À onze heures du matin nous faisions notre entrée dans cette bonne capitale, où tout le monde dans les rues et aux fenêtres nous faisaient des signes de bienvenue. Nous voulûmes reconduire le Président à son palais, mais il s´y opposa et dit: ´Vous êtes fatigués, je vous conduirai à l´Ambassade d´Espagne où l´on vous attend. Nous nous verrons ces jours-ci´».
Hôtes de l´ambassade d´Espagne et de toute la ville de Quito
Les Ambassadeurs d´Espagne, le Comte et la Comtesse de la Paz reçurent avec une énorme gentillesse les Français et leur exprimèrent la joie que leur procuraient leur visite et le fait qu´ils aient accepté leur hospitalité dans leur demeure. Le Premier Secrétaire, le Marquis de Prado («l´un des hommes les plus élégants et distingués que j´aie jamais rencontré», écrit de Kerret) était présent. On descendit les bagages et chacun se disputait pour les aider:
«La place, ajoute de Kerret, était couverte de monde qui criait: Vivent les Français! Après un excellent déjeuner, qui nous changeait de la poule quotidienne, nous nous retirâmes dans une chambre à deux lits qui avait été préparée pour nous. Nous demandâmes la permission à notre charmante hôtesse de ne plus paraître de la journée, ce qu´elle comprit fort bien, et nous nous endormîmes pour nous réveiller que vingt-quatre heures plus tard. Cela, au début effraya notre charmante Ambassadrice qui, inquiète, accompagnée du valet de chambre, vint à notre porte pour s´informer de notre santé. Quand elle sut par le valet de chambre que nous n´étions pas morts, elle put se livrer à ses devoirs de maîtresse de maison. Nous nous levâmes, mon pauvre cousin avec sa fluxion et moi avec mes coups de soleil. Nous allâmes présenter nos excuses aux aimables maîtres de maison qui avaient déjà reçu beaucoup de cartes de visites et d´invitations pour nous».
En effet, dès le premier jour, les Français sont les bien-aimés de la société de Quito qui déborde de gentillesse et d´amabilités pour prendre soin des nobles hôtes. De Kerret et de Kersaint resteront profondément impressionnés par de telles démonstrations qui pour eux furent la marque la plus sensible, le souvenir le plus agréable de leur visite en Équateur et même de leur voyage autour du monde, ainsi qu´ils l´ont dit par la suite. Parmi les premières familles qui invitèrent les Français, sont mentionnées «la famille du Général Flores, ancien Président conservateur qui fut renversé par le Général Urbina; celui-ci un Métis intelligent mais capable de tout, ne se maintenait au pouvoir que par la révolution violente et la terreur». Comme on le voit, l´impression du Vicomte de Kerret vient confirmer les jugements du Père Berthe et de nos historiens contemporains.
La famille du Général Flores les invita donc et, selon ce qu´écrit de Kerret: «Notre visite excita tellement la jalousie d´Urbina que la famille Flores précipita son départ de la ville».
De Kerret commence à nous donner des renseignements sur les principales personnalités de Quito. En premier lieu, il rapporte: «Nous avons fait la connaissance de la famille de Carlos Aguirre, un couple charmant, riches et influents seigneurs qui nous offrirent un dîner dont je parlerai un peu plus tard». Il évoque ensuite le Marquis et la Marquise de Larrea, dans la demeure desquels ils furent aussi reçus de même que dans leur maison-hacienda. Ils rendirent également visite à l´Archevêque de Quito: «Homme d´un âge très respectable qui déplorait les expulsions et affirmait que notre visite dans la ville augmenterait (de la part d´Urbina) la haine de castes». Naturellement ils rendirent aussi visite au Président de la République avec lequel ils décidèrent de «la date de la signature solennelle du ´Traité de Paris´». Une fille d´Urbina, «Une charmante jeune fille de dix ans qui désirait voir les Français, vint expressément nous rendre visite à l´Ambassade d´Espagne, en compagnie de sa gouvernante. Mais elle fut un peu décontenancée quand elle vit que nous étions absolument faits comme tous nos semblables». Madame Urbina elle-même montra de la déférence envers les Français:
«La Présidente nous fit envoyer un plat en glace, préparé par elle-même, qui représentait une corbeille contenant tous les fruits de l´Équateur, avec leur jus. Malgré la crainte de trouver quelque mets à l´arsenic, nous les partageâmes avec le Comte et la Comtesse de la Paz et avec le Marquis de Prado, auxquels cette superbe corbeille parut plutôt préparé par les dieux de l´Olympe que par le diable des enfers».
Une date historique oubliée le samedi 10 juin 1853
En attendant le grand jour, René de Kerret rapporte qu´en compagnie du Marquis de Prado et de son cousin le Comte de Kersaint, ils commencèrent une série d´excursions à cheval, ce qui leur permit de contempler les alentours de la ville et, au Vicomte, de dessiner plusieurs tableaux. Le soir, ils se réunissaient entre amis «soit avec nos merveilleux Ambassadeurs, soit chez les Aguirre, chez les Larrea, ou bien chez d´autres aimables habitants de Quito».
Le samedi 10 juin, date fixée pour la réception officielle du Président, arriva. Les Français sortirent de l´Ambassade d´Espagne à cheval. Laissons la parole à de Kerret:
«La place du Palais était entourée de troupes sur les quatre côtés ; l´artillerie légère faisait face au Palais ; l´artillerie de campagne et la cavalerie tournaient le dos au Couvent San Francisco ; l´infanterie occupait les deux autres côtés. À notre arrivée au Palais en compagnie de l´Ambassadeur d´Espagne, les tambours rendirent les honneurs et la musique militaire faisait alterner l´Hymne National Équatorien et la Marche Française : ´En partant pour la Syrie´. À la porte du Palais, les serviteurs officiels, je suppose, s´occupèrent de nos chevaux. Monsieur de Kersaint comme Officier d´Ordonnance de l´Amiral, a naturellement la préséance sur moi et porte sur un plateau d´argent que nous a prêté la Comtesse de la Paz, le ´Traité de Paix et d´Amitié´ déjà bien rédigé, accepté, et je crois, signé par l´Amiral. Lecture en est donnée au Président qui appose sa signature et nous les nôtres pour mettre notre responsabilité à l´abri. À cet instant, le drapeau français est hissé sur un mât préparé à l´endroit même de la signature et salué de vingt et un coups de canon. Après avoir présenté à tous les Corps des Officiers et aux Ministres, entre autres, celui des Finances (père de nos charmantes amies de Guayaquil), le Président qui a pris le commandement des troupes, nous invite à l´accompagner et fait qu´on nous rends les honneurs. Dans l´infanterie, il y avait des bataillons vêtus de vieux uniformes du Premier Empire ou comme des soldats mamelouks; beaucoup étaient nu-pieds. Nous suivîmes le Président en faisant le tour de la place et nous le reconduisîmes au Palais. Les fenêtres qui donnaient sur la place étaient garnies de monde ; tout était très agité, mais pas un cri de ´Viva el Presidente´».
Un magnifique dessin de René de Kerret ajoute l´attrait des couleurs à cette scène unique sur notre Grand Place en un jour de fête exceptionnel, aux uniformes multicolores et aux soldats sans souliers. Au moment de prendre congé, le président Urbina leur dit qu´ils pouvaient parcourir l´Équateur d´un extrême à l´autre, sans crainte, qu´ils leur offrirait toutes les facilités pour visiter, non seulement Quito mais encore pour aller jusqu´aux peuplades indépendantes du Napo. Invitation que les Français acceptèrent sans réserve.
En suivant les traces de la mission géodésique française jusqu´aux cimes du Pichincha
Une fois remplie leur mission officielle, les voyageurs français purent visiter tranquillement la ville sur laquelle ils donnèrent des renseignements fort variés, qui vont de la température: «qui ne varie guère pendant toute l´année; la nuit autour de zéro degré, et le jour, autour de quinze degrés selon que le soleil se montre ou ne se montre pas», jusqu´à la description de quelques cultures, des fruits comme la chirimoya, qu´ils goutent pour la première fois: «Les pommes cannelles appelées dans le pays chirimoyas ressemblent à de grosses pommes à la peau verte; l´intérieur se mange avec une petite cuillère, comme une glace ou une crème; c´est véritablement parfait».
Le Ministre des Finances, Monsieur Avilés, les invita à visiter le Palais où l´on frappe la monnaie du pays et les emmena aussi dans sa demeure depuis les jardins de laquelle, dans le beau site de Guápulo, l´on dominait la belle église d´un charmant petit village.
Au cours d´une soirée chez le Comte Aguirre, ils décidèrent de faire une excursion aux pyramides historiques de Caraburo et d´Oyambaro, ce qui leur permettrait de rappeler l´expédition de la Mission Géodésique Française du dix-huitième siècle. Le Comte et la Comtesse Aguirre avaient une belle propriété dans la région; ils allèrent y passer la nuit. Le temps était beau mais la chaleur épuisante. Plein de curiosité, de Kerret décrit la belle «plante de la passionnaire, en pleine maturité; le fruit s´appelle la «granadilla» (grenadille) et ressemble à un gros œuf jaune d´or; à l´intérieur il y a comme une gélatine douce et fraîche qui fait grand plaisir et qui coupe la soif».
Ils passèrent la nuit dans la maison de campagne, où: «Les pièces sont peu meublées, mais propres, blanchies à la chaux et couvertes de fresques». Le lendemain, de très bonne heure, avec des provisions pour la journée, ils partirent à cheval vers la pyramide d´Oyambaro; ils arrivèrent aux environs de dix heures; ils visitèrent la pyramide sur laquelle on lisait les noms de la Condamine et de ses compagnons ainsi que celui du savant Humboldt.
«Nos accompagnateurs, dit de Kerret, gravèrent nos noms avec un couteau, tandis que je faisais un croquis de la pyramide et de la région. La seconde pyramide pouvait s´apercevoir à environ dix kilomètres, au pied d´un pic enneigé. Nous rentrâmes à la maison de campagne et, à la nuit, nous étions à Quito, ravis d´avoir fait semblable expédition».
Le Vicomte de Kerret consacre plusieurs pages de son « Journal » aux réunions avec la société de Quito:
«Nous allions souvent – écrit-il- passer la soirée chez la Marquise de Larrea, femme très belle et très élégante: toilettes de Paris, parées de diamants et de perles ; son mari plutôt campagnard, préféra nous inviter dans son hacienda à notre retour. Ils avaient d´immenses terres, ajoute de Kerret admiratif, où paissaient plus de cinquante milles têtes de bétail qui nécessitaient un personnel de deux cents ´gauchos´ et cinq cents chevaux ; mais nous en reparlerons à notre retour ».
Pour un Européen passionné d´aventure, il aurait été incompréhensible de ne pas aller voir de près un volcan et quelle meilleure occasion que le Pichincha qui, ces jours-là, faisait un peu de bruit et crachait de la fumée. De Kerret prit une journée, en compagnie d´un connaisseur, pour aller voir le volcan; il put contempler le cratère «dont la circonférence était de plusieurs Kilomètres». Mais le froid était intense si bien qu´il préféra redescendre rapidement et se consacrer à la chasse.
Un dîner des milles et une nuits
Nous arrivons aux pages qui excitèrent tellement la curiosité de la Comtesse de Moustier et dont la lecture est à l´origine du contact établi avec l´Ambassadeur d´ Équateur à Paris, comme je l´ai écrit en commençant ce récit. Mieux que n´importe qu´elle synthèse, la lecture de cette page d´anthologie fait revivre la scène surprenante et laisse entrevoir les coutumes de notre société aristocratique du dix-neuvième siècle. Voici le tableau unique raconté par notre voyageur français:
«Nous reçûmes une invitation à dîner du Comte et de la Comtesse Aguirre, dans leur splendide palais, qui faisait vis-à-vis à celui du Président Urbina. Le Comte et la Comtesse de la Paz, Ambassadeur d´Espagne et leur secrétaire, le Marquis de Prado y étaient également conviés. Lorsque nous fûmes arrivés à cette admirable demeure, l´on nous fit entrer dans un immense salon où se trouvaient les maîtres de maison, gens très sympathiques. Monsieur de Aguirre, qui avait suivi une partie de ses études en France (1), connaissait les manières françaises. Cette très vaste pièce était séparée par une galerie en arcs de voûte et par des colonnettes élégantes: entre chaque colonnette il y avait des lions, des tigres empaillés ainsi que d´autres animaux. Vers les huit heures, on vint nous prévenir que le dîner était servi. Le Comte de Kersaint donnait le bras à la maîtresse de maison, charmante et agréable femme, Monsieur de Aguirre, le sien à l´Ambassadrice d´Espagne et moi, le mien à la Marquise de Larrea; nous étions plus de quatre-vingt convives. Nous entrâmes dans une superbe salle à manger; toute la vaisselle était en argent. L´on nous fit un premier service dans cette pièce-là. Tout ce que l´Équateur a de gibier parut sur la table, voire même d´excellents pâtés de foie gras et de touts petits poissons plus petits que les goujons d´Europe, grande rareté dans ce pays. Les fleurs abondaient. C´était absolument royal. Au second service, rien de plus surprenant que de nous voir conduits vers une seconde salle à manger, avec de la vaisselle d´argent aussi belle que la précédente; les vins les plus fins et les meilleurs d´Europe; des venaisons et des volailles délicieuses. C´était un repas à nous jeter par terre, absolument des mille et une nuits. Nous croyons avoir fini, lorsqu´on nous invita à passer dans une troisième salle à manger pour nous servir les desserts, les glaces et le café, en un mot les douceurs. Nous étions ébahis d´un tel luxe, d´une telle richesse. Ici tout le service était en or, les verres en cristal le plus beau du monde, la table couverte des fruits les plus variés de sorbets… J´ose à peine écrire ce que je vis ce soir-là. Le dîner s´acheva avec tout ce décorum vers dix heures et demie du soir. Nous revînmes au salon du début et nous quittâmes nos excellents amis vers minuit. Nous partîmes à pied, comme c´est la coutume dans ce pays, la voiture étant un objet inconnu, mais escortés par des domestiques qui portaient des lanternes. En chemin, nous rencontrâmes les célèbres ´Serenos´, veilleurs qui se promenaient dans les rues toute la nuit, annonçant l´heure ou la criant à haute voix. Chaudement couverts, ils marchaient une lanterne dans une main et une pique dans l´autre, sans doute pour se défendre en cas d´attaque».
NOTES:
(1) Voir en Annexe la lettre de Flourens, Secrétaire perpétuel de l´Académie des Sciences, à Monsieur Carlos Aguirre. De Kerret avait donc bien raison de vanter les mérites de Carlos Aguirre. Effectivement, grâce à la Comtesse de Moustier elle-même j´ai eu connaissance d´un exemplaire du rapport publié par l´Institut de France- Académie des Sciences (Séparé des «Actes des sessions de l´Académie des Sciences», tome XXXII, session du 19 mai 1851.-Paris, 28 mai 1851.- Imprimerie Bachelier, Paris, 1851). Dans le rapport sur les observations réalisées dans l´Antisana, par Monsieur Carlos Aguirre, les rapporteurs, (François Arago, astronome et physicien, Directeur de l´Observatoire Astronomique de Paris, et Jean-Baptiste Boussingault, chimiste), rendent compte sur 16 pages, «d´une série d´observations météorologiques réalisées dans les cordillères des Andes par monsieur Carlos Aguirre, ancien élève de l´École Centrale des Arts et Manufactures». Après un examen et un commentaire érudit de ces observations, réalisées à 4060 mètres, sans interruption, entre décembre 1845 et décembre 1846, de jour comme de nuit, grâce à des baromètres, des thermomètres et des hygromètres, instruments qu´on avait pris la précaution de comparer à ceux de l´Observatoire de Paris. Dans leur conclusion les Académiciens écrivent: «Par une abnégation, un zèle et une persévérance qu´on ne pourra jamais assez apprécier, Monsieur Carlos Aguirre a enrichi la Science d´observations d´autant plus précieuses qu´elles ont été réalisées avec d´excellents instruments, à une altitude considérable et sous l´Équateur même. Par conséquent prenant en considération l´importance des dites observations, l´intérêt que celles-ci peuvent inspirer aux météorologistes, nous avons l´honneur de proposer à l´Académie d´ordonner son insertion dans la Collection des Scientifiques Étrangers». Nous savons que la suggestion des deux savants français fut acceptée, comme l´atteste la lettre du non moins illustre académicien et savant Pierre Flourens.
Vers les rives de l´Amazone
Tout de suite après, de Kerret, fait référence avec une brièveté surprenante à son expédition «vers les affluents de l´Amazone». Peut-être quelques pages de ce «journal» ce sont elles perdues? Il est curieux qu´une expédition d´un si grand intérêt se limite seulement à ces quelques lignes de son deuxième cahier:
«Nous voulûmes profiter de l´amabilité du Président, écrit-il, et nous lui demandâmes l´autorisation d´effectuer une excursion dans la région du Napo. Nous partîmes donc, un matin, avec des guides connaissant la région et une partie de nos bagages, laissant le reste à l´Ambassade, où nous devions revenir. L´expédition fut fatigante; nous allâmes jusqu´aux territoires indiens indépendants. Nous avions des recommandations pour tous les points que nous devions traverser; le Président lui-même avait fait prévenir de notre visite, de façon que rien ne nous manquât durant la traversée de cette belle région: Papallacta, Baeza et enfin Archidona, à un jour du puissant affluent de l´Amazone, navigable et sans rapides».
Ainsi que l´on peut l´observer, le Vicomte de Kerret et le Comte de Kersaint suivirent la route traditionnellement désignée par «Le Chemin d´Orellana». Mais c´est tout ce qui se trouve dans son «Journal», et cette expédition méritait certainement quelques détails supplémentaires.
Un adieu les «larmes aux yeux»
Nous avons peut-être l´explication dans le paragraphe qui suit. De Kerret et de Kersaint étaient déjà très inquiets car ils n´avaient reçu de nouvelles, depuis leur départ de Guayaquil, si bien qu´après «Un court séjour dans ces régions éloignées mais magnifiques, nous rentrâmes à Quito». Dans la capitale, les attendait un ordre de l´Amiral Février des Pointes: celui de rallier «La Forte» au Callao; «Il nous signalait, en outre, qu´il avait des ordres cachetés mais urgents».
Si bien qu´ils commencèrent immédiatement les préparatifs du voyage de retour à Guayaquil. Vint le moment des inévitables adieux:
«Nous fîmes nos adieux, le cœur profondément serré, je vous l´assure, ayant été si bien reçu dans cette ville. Et nous prîmes congé de notre cher Ambassadeur et de notre chère Ambassadrice les larmes aux yeux. Après une dernière visite au Président, finalement nous abandonnâmes Quito l´après-midi du vendredi 30 juin. Toute la société de Quito, qui nous avait offert un si merveilleux accueil, voulut nous témoigner son chagrin en nous accompagnant. Vingt- cinq à trente cavaliers nous attendaient sur la place. Nous montâmes nos chevaux. Nous devions, tous, aller dormir chez l´un de ces messieurs qui avait une hacienda sur le chemin du retour. Il avait fait préparer un dîner et des lits; mais comme nos bêtes étaient fraîches nous fîmes une longue promenade jusqu´à la nuit».
Hôtes de l´hacienda du Marquis de Larrea
Le lendemain, ils partirent tôt pour arriver dans l´après-midi à la «Maison hacienda du Marquis de Larrea, dans les plaines de Cotopaxi, où il nous attendait. Nous fîmes donc à la fin, nos adieux à toutes les personnes qui nous avaient accompagnés depuis Quito, émus de la manière si affable avec laquelle elles nous avaient accueillis et, comme nous étions mieux équipés, nous fîmes le retour plus agréablement que l´aller».
Ils s´en allaient donc ainsi par les chemins, ce samedi Ier juillet, lorsque dans l´après-midi, ils virent sur le chemin:
«Un homme s´approcher, couvert de ponchos, aux énormes éperons, aux étriers de bois en forme de sabots, les jambes recouvertes de peaux de chèvre, le chapeau de paille recouvert d´une toile noire: c´était le gardien en chef de l´hacienda envoyé par son maître au devant de nous. Il nous dit qu´il venait nous escorter et nous arrivâmes à l´hacienda vers sept heures du soir».
De même que dans les pages précédentes, de Kerret nous avait décrit «Un dîner des mille et une nuits» de même, dans celles qui suivent, il se divertit à nous peindre «une hacienda» de type colonial ou du dix-neuvième siècle. Il est possible que quelques-uns de ses chiffres soient inexacts; la statistique n´était pas alors une science courante ; mais avec les renseignements qu´il nous fournit, nous pouvons imaginer la richesse et les enchantements agrestes d´une visite dans une hacienda de la Sierra, à l´époque où le cheval était roi, à l´époque où le train et l´automobile n´avaient pas encore déformé ou modelé le paysage de notre splendide nature andine.
De Kerret commence par une description de la maison-hacienda:
«Très spacieuse, d´un étage seulement, et (qui) n´avait rien d´extraordinaire; elle était plutôt modeste; mais dans la salle à manger il y avait autant de richesse qu´à Quito; tous les ustensiles étaient en argent, ainsi que dans la cuisine…Les bâtiments de service étaient énormes; deux écuries contenaient cent cinquante chevaux, dans les étables se trouvaient des taureaux et des vaches: de superbes animaux; plus de deux cents péons travaillaient au service de l´exploitation dont le revenu provenait de la vente des bestiaux».
De Kerret fait mention de cette biographie: «Le Marquis de Larrea tout comme le Comte de Aguirre sont d´anciennes familles espagnoles dont l´origine remonte à l´époque de la conquête et qui possèdent d´énormes territoires, de quatre-vingt-dix à cent mille hectares et plus…».
Il n´oublie pas non plus de nous donner des renseignements sur la vie des «gauchos» qui soignent les animaux, les mènent dans les landes, tandis qu´ils gardent dans les plaines les veaux et les génisses qui sont mis en liberté pendant deux ou trois ans puis reviennent en qualités d´animaux domestiques. Ils sont ensuite vendus; et il nous donne même le prix d´une tête de bétail: «Menés sur la côte, ils sont vendus, plus ou moins, autour de soixante francs». S´il arrive des accidents avec le bétail (et ils son fréquents), «Les ´gauchos´retirent la peau, la langue et le râble et laissent le reste aux condors et aux carnivores de la montagne».
Comme le Marquis de Larrea voulut leur offrir un divertissement, ce dimanche 2 juillet, ils rentrèrent à l´hacienda. Après s´être servi un chocolat au petit déjeuner, sans nul doute délicieux, ils eurent l´occasion de voir comment on le préparait:
« …On grille les amandes ou pépites de cacao, à peu près comme on grille du café; puis, on écrase les amandes grillées, on les pulvérise le plus possible jusqu´à obtenir une poudre très fine; on mélange cette poudre avec de l´eau très chaude et au moyen d´un bâton (le mortier) qu´on tourne et retourne, l´on vous sert en quelques minutes, le plus délicieux chocolat du monde».
Une fois bien rassasiés, le maître de maison les conduisit à:
«Un espace fermé où il y avait un ´gaucho´; à cheval, son lasso à la main fixé à la selle, et qui attendait notre arrivée pour faire sortir un taureau. D´abord, quelques passes, le taureau furieux attaque; le cheval fait un pas de côté et le lasso (une lanière de cuir très longue avec un nœud coulant à son extrémité) lancé, tombe sur la tête du taureau et l´attrape par les cornes. Quand le taureau est très sauvage et se défend trop, arrive un second ´gaucho´ avec un lasso qui a des boules de plomb au bout de deux lanières; il le flagelle sur les pattes de derrières et abat ainsi le récalcitrant… Au bout d´un certain temps, nous fîmes cesser ce jeu dangereux dans un espace relativement petit».
Des jours agréables de la Sierra- aux désagréments du voyage du retour
Après cette dernière scène champêtre, la visite des cultures et d´autres choses de plus typiques de l´hacienda, arriva l´heure des adieux définitifs à la Sierra; et les Français voulaient rejoindre l´Amiral: «Si bon et bienveillant avec nous», lisons-nous dans le «Journal». Les gentillesses du Marquis de Larrea furent interminables:
«Pour que vous voyagiez plus rapidement, dit-il aux Français, je vais vous donner un bon cheval pour chacun de vous et un pour le guide; faites partir vos muletiers, vos mules de charge et vos montures de louage, qui n´ayant personne à porter, ne se fatigueront pas; elles coucheront à Guaranda et vous y attendront. Ce qui fut dit fut fait. Le lendemain, lundi 3 juillet, après le petit déjeuner, nous montâmes nos jolis et excellents chevaux. Le bon marquis nous prêta à chacun un ravissant poncho de vigogne, chaud et léger en même temps; nous nous serrâmes les mains, émus, heureux d´avoir vu l´une de ces immenses exploitations dont nous n´avons pas idée en Europe».
Le retour fut plus facile, au début, et bientôt ils arrivèrent à Guaranda où ils trouvèrent leurs mules reposées et leurs muletiers. Le lendemain, le mardi 4 juillet, ils changèrent de vêtements, quittèrent les chevaux et les ponchos du Marquis de Larrea ainsi que son guide. Ils trouvèrent les chemins en meilleur état que les semaines précédentes, grâce à un meilleur temps. Ils évitèrent San Miguel de Chimbo, malgré les demandes des muletiers, et poursuivirent leur chemin. «La Providence vint à notre aide, écrit de Kerret, puisqu´elle nous offrit une lune superbe qui nous permit de voyager en pleine nuit, de descendre cet épouvantable chemin. Souvent nous nous sommes demandés comment nous avions pu commettre une telle imprudence».
Une autre nuit désagréable suivit, après les jours magnifiques de Quito. Mais la plus triste surprise leur vint le 5 juillet au lever du jour, lorsqu´ils s´aperçurent que les muletiers avaient disparu avec les mules. Le gardien du «tambo» où ils étaient leur dit que les guides étaient partis, mécontents des longues journées auxquelles ils étaient astreints. Les perspectives de poursuivre le voyage jusqu´à Bodegas étaient terrifiantes. Ils devaient marcher encore dans la Cordillère, au milieu des torrents, des bois, des marécages; ils se sentaient incapable de continuer le voyage sans guide. Dans le voisinage, ils ne trouvèrent, dans les pauvres chaumières des paysans, qu´une mule, alors qu´il en fallait trois. Bientôt ils furent avisés que, par-là, passaient de nombreux muletiers qui emportaient leur chargement sur la côte et qui pourraient répartir la charge de deux ou trois mules sur les autres. Effectivement, vers midi, sur le «Camino Real», une caravane se montra et bientôt s´approcha d´eux. Il y avait plus de soixante mules chargés et quatre muletiers. Les Français décidèrent de procéder autoritairement.
«Nous allâmes vers eux, pistolets dégainés et nous expliquâmes au chef que nous voulions trois bonnes mules et que bon gré mal gré, il devait décharger : il fit quelques difficultés. Nous lui fîmes comprendre que nous le paierions, mais que de gré ou de force nous étions résolus, et qu´il valait mieux procéder en amis qu´en ennemis. Il fut bien forcé d´accepter et en fut fort content après, d´autant plus que nous ne devions pas nous séparer avant Bodegas et qu´il y trouvait un gain plus grand. Les charges de trois mules furent réparties entre huit ou dix».
Cette première nuit, ils allèrent dormir à Sabaneta et la seconde, le 6 juillet, ils arrivèrent à Bodegas, où il leur fut facile de louer une pirogue plus petite que celle qu´ils avaient prise à Guayaquil. La navigation fut sans problème; mais ayant dormi plus que leur compte, ils avaient dépassé la ville, si bien qu´ils durent s´accrocher aux branches d´un arbre et attendre la marée pour revenir à Guayaquil. Ils logèrent dans le même hôtel que la première fois, au centre de la ville.
Les dernières scènes de la Côte
«La Brillante» était dans le port. Après vingt-quatre heures de repos, de Kerret et de Kersaint se présentèrent devant le Commandant du bateau pour le saluer ainsi que les officiers, leurs compatriotes qui les reçurent avec une immense cordialité et écoutèrent pendus à leurs lèvres, le récit fabuleux et passionnant de ces trente jours inoubliables d´aventures et de découvertes. Là, ils attendirent un bateau qui devait venir de Panama et les conduire au Callao, pour rejoindre leur Amiral.
Les derniers jours que les Français passèrent dans notre pays furent employés à visiter la région de la Côte équatorienne. De Kerret nous a laissé des pages très curieuses sur les émotions que leur causèrent quelques espèces de serpents:
«Ces grands fleuves d´Amérique, explique-t-il, entraînent souvent des îlots flottants, formés par de grands arbres et même des morceaux de terre entraînés par les racines des plantes. Les serpents se reposent sur ces îlots et dans ces arbres-là, il arrive que les îlots, avec le flux et le reflux des marées, viennent se prendre dans les chaînes des ancres; les serpents montent par les chaînes; et les petits, très lestes, sautent par les hublots qui, sous ces latitudes, sont toujours ouverts, et c´est un tort. Deux fois nous eûmes à bord ces petits serpents coraux; un soir, notre chat vint avec des hurlements d´agonie mourir à nos pieds; des officiers, habitués à ce genre de visite prirent leur sabre et une lampe et trouvèrent en effet, un serpent corail qui fut achevé aussitôt».
Et de Kerret se complaît à raconter d´autres histoires de cette sorte, comme celle qui arriva un dimanche d´inspection, alors que l´Ordonnance du Second faisait son lit. En soulevant l´oreiller, «il trouva un beau serpent corail, bien enroulé». Et le Vicomte ajoute: «Jugez l´effroi de ce pauvre Commandant en second qui avait passé la nuit côte à côte avec cette horrible bête. Il prit son sabre, et le tua d´un coup; mais le pauvre homme était blême d´émotion». Quelque chose de semblable leur arriva encore avec un boa, un après-midi pendant qu´ils mangeaient à bord de « La Brillante».
Enfin, de Kerret fait référence à ce qui lui arriva un matin où il était parti à la chasse, à bord d´un canot. Se frayant un chemin au milieu des joncs, «espèces de quenouilles de canne ou de lin», il vit enroulé un énorme serpent; il sortit son pistolet et, effrayé, fit feu; il ne réussit qu´à le blesser et il lui sembla que l´animal allait se jeter sur lui:
«Plus mort que vif, je tirai un second coup, à quelques pas seulement et je le coupai en deux; j´avais les jambes en coton et je revis péniblement à bord. Le médecin major du bateau, me voyant me demanda ce que j´avais. Je lui racontai ce qui m´était arrivé. Il appela mon domestique pour qu´il me frotte les extrémités qui étaient glacées; le sang s´agglutinait dans mon cœur et m´étouffait. Le lendemain tout était fini; cependant plus de dix ans, j´ai souffert continuellement de ces palpitations».
Les adieux définitifs
Vint le moment de se dire adieu. De Panama était arrivé le bateau qu´ils espéraient et qui devait les conduire au Callao où les attendait l´Amiral Février des pointes. Le Commandant de «La Brillante» et ses amis accompagnèrent les Français; les adieux furent très chaleureux et émouvants. De Kerret et de Kersaint quittèrent leurs compatriotes, mais surtout un pays qui les avait si bien reçu et dans lequel, probablement, ils ne reviendraient plus. Témoin de ces adieux, triste, pendant que lui aussi devrait s´ éloigner de sa patrie, j´imagine l´illustre Équatorien, réfugié sur «La Brillante» pour tromper la ruse du cruel despote qui gouvernait. Cet Équatorien c´était Gabriel Garcia Moreno, comme je l´ai rappelé dans les pages précédentes.
Et de Kerret ajoute: «Le paquebot partit vers le sud, quelques heures après son arrivée. Et à la nuit nous voguions déjà sur ce bel Océan Pacifique, laissant partout dans ce pays enchanteur, de véritables amis et amies».
«Laissant partout dans ce pays enchanteur, de véritables amis et amies».
Merveilleuses paroles pour terminer le récit d´un voyage inoubliable.
Voici donc, des jours passés en Équateur, les dernières lignes que le Vicomte de Kerret écrit dans son «Journal de voyages». Ensuite, il continuera de naviguer pendant deux années encore à travers le Pacifique, l´Atlantique, et d´autres mers…; il rentrera en France, mais gardera un souvenir merveilleux, enthousiaste des jours passés dans ce «pays enchanteur» et surtout dans la ville Quito. Plus d´un siècle après, en lisant les pages de ces cahiers jaunis, l´une de ces petites filles, la Comtesse de Moustier, sera influencée par cet enthousiasme ineffable et rêvera au voyage de son illustre grand-père, dans ce lointain pays, exotique, plein de charmes.
Le paysage équatorien vu par le Vicomte de Kerret
J´ai expressément laissé pour un chapitre à part, quelques pages du «Journal de voyages» dans lesquelles le Vicomte de Kerret qui, donnant un peu plus de liberté à sa plume de conteur et d´artiste, écrivit des paragraphes merveilleux sur le paysage équatorien. Il nous communique les impressions que ce paysage lui a causées; il vante les richesses d´une nature si variée, si diversifiée, pour celui qui -à dos de mule- parcourut le pays depuis la Côte fascinante avec ses forêts vierges inextricables, ses cultures diverses, ses chemins impossibles, jusqu´à atteindre les hauteurs andines, où le paysage dominé par des montagnes verdoyantes ou couronnées de neige, change du tout au tout. Paisibles et humbles villages et villes prestigieuses se détachent dans cette géographie rigide et primitive, parfois, accueillante et humaine, toujours. Peu de voyageurs, parmi ceux qui disposent d´un temps relativement court, comme ce fut le cas pour le Vicomte de Kerret, ont laissé des pages aussi enthousiastes, aussi colorées de ce paysage plein de surprises pour les voyageurs européens des siècles qui précédèrent celui du chemin de fer et l´avion.
Paysages tropicaux
La première description que de Kerret nous a donnée du paysage équatorien aussitôt qu´ils arrivèrent, le 17 avril 1853, nous le trouvons dans les lignes qu´il consacra à l´île de Puná, à sa faune, à sa flore, à ses habitants (1).
Alors qu´il navigue déjà dans les eaux du Guayas de Kerret écrit:
«Les rives de terre ferme et l´embouchure du Guayas sont recouvertes des deux côtés d´une forêt de palétuviers, dont les racines traversent l´eau et vont s´enfoncer dans le fond de la mer, marécageux à cet endroit; et ces racines donnent naissance à d´autres arbres. À la tombée du jour, la cime de tous ces arbres couverts de lianes forment un magnifique tapis vert, sur lequel des myriades de flamants roses, d´aigrettes bleues et de perroquets de toutes les couleurs viennent se grouper par familles pour passer la nuit» (2).
«Les rives de terre ferme et l´embouchure du Guayas sont recouvertes des deux côtés d´une forêt de palétuviers, dont les racines traversent l´eau et vont s´enfoncer dans le fond de la mer, marécageux à cet endroit; et ces racines donnent naissance à d´autres arbres. À la tombée du jour, la cime de tous ces arbres couverts de lianes forment un magnifique tapis vert, sur lequel des myriades de flamants roses, d´aigrettes bleues et de perroquets de toutes les couleurs viennent se grouper par familles pour passer la nuit» (2).
La navigation entre Samborodón et Bodegas fut très pénible; mais malgré les désagréments que leur causaient les moustiques et le péril des caïmans qui entouraient la fragile pirogue, notre voyageur écrit:
«On ne peut se faire une idée d´une nature aussi riche, aussi splendide. Certes, l´image que nous pouvons former du paradis terrestre, d´après notre imagination, est de la comparer à cette merveilleuse exubérance, d´animaux et de végétaux de certains pays équatoriaux. Chaque arbre, chaque feuille a son habitant; sur les branches de ces arbres majestueux, regardez bien: vous y verrez des serpents de toutes sortes, des iguanes (espèces de lézards de trois ou quatre pieds de long) comme collés aux branches, immobiles; (la queue de ces animaux se mange comme une fricassée de poulet et c´est un mets délicieux); plus loin, ce sont des bandes de toucans, grands oiseaux aux couleurs vives et à gros becs, des myriades de tourterelles, de perroquets, de perruches, de cacatoès aux plumages les plus beaux, une variété de colibris, oiseaux mouches, les plus merveilleuses petites créatures au plumage doré. Enfin, vous entendez ce tapage sous la voûte de verdure: c´est une bande de singes poursuivis par d´autres animaux; plus loin encore, on aperçoit des écureuils et des faisans. Tous ces animaux vivent par familles. La nuit, vous verrez les sommets de tous ces arbres superbes, liés les uns aux autres par une infinité de lianes qui forment une voûte solide, couverte de bandes de flamants roses, de hérons cendrés, d´aigrettes bleues ou blanches. Le spectateur ne peut se lasser d´admirer la main de l´Être Suprême qui a créé tant de merveilles, et dire qu´il y en a qui méconnaissent ce Dieu puissant !... » (3).
Les heures fatigantes à marcher dans la forêt tropicale, à passer des fleuves et des torrents, à traverser des marécages sous une pluie battante, sont presque terminées, alors qu´ils croyaient que les difficultés du voyage étaient insurmontables, de Kerret écrit:
«Combien nous fûmes récompensés lorsqu´en sortant de ces abominables et longs cloaques nous arrivâmes sur un terrain solide, sous d´énormes et splendides arbres entourés de plantes, de fleurs de toutes sortes, des bois entiers de roses, des pommiers en fleurs, qui exhalaient un parfum enivrant; des bananiers sauvages aux énormes feuilles, des ´platanillas´ (4) dont les larges feuilles retombent en gerbes; une multitude de daims, et d´autres animaux qui s´enfuient devant vous, plutôt de surprise que de crainte. Vous traversez après des clairières d´où la vue découvre un panorama incomparable que seule la photographie pourrait reproduire. En ces moments d´extases, dans lesquels, à chaque pas, on découvre la main de la Providence, on oublie bien vite les difficultés passées et l´on remercie Dieu de nous montrer les beautés de sa création…» (5).
NOTES:
(1) Vicomte de Kerret, Journal de voyages, Cahier Nº1, p. 32-34.
(2) Idem., pp. 67-69.
(3) Idem., pp. 73-74.
(4) N.d.A. Bananiers qui produisent des bananes vertes à cuire.
(5) De Kerret, op. cit.; pp. 82-83.
(2) Idem., pp. 67-69.
(3) Idem., pp. 73-74.
(4) N.d.A. Bananiers qui produisent des bananes vertes à cuire.
(5) De Kerret, op. cit.; pp. 82-83.
Paysages andins
En laissant Sabaneta, en direction de San Miguel de Chimbo, ils marchaient déjà sur le «Camino Real» qui, selon de Kerret, est la partie la plus dangereuse du parcours et il écrit:
«Le paysage, à mesure que nous montions, devenait de plus en plus beau. Nous dominions l´immense forêt vierge, au sein de laquelle se trouvaient des arbres si grands qu´ils dépassaient les autres de plus du double de leur hauteur. Je n´ai reconnu aucun conifère, mais des palmiers de toutes sortes, semblables à des baobabs. Je n´avais jamais vu, ni ne verrai jamais plus une végétation pareille. Nous étions arrivés à dominer les nuages qui passaient sur nos têtes comme une nappe d´argent, mais nous permirent de contempler le lever du soleil au-dessus de nous. C´était vraiment magnifique. À mesure que nous montions, la végétation devenait moins luxuriante; nous trouvâmes aussi une zone où il n´y avait plus que d´énormes bambous et, plus haut, en altitude, d´immenses joncs de quatre ou cinq mètres. Nous étions partis à deux heures du matin et nous arrivâmes à couronner cette ascension vers midi ; nous prîmes un repas bien mérité et nous laissâmes reposer nos muletiers et nos pauvres mules qui avaient supporté une dure étape. Nous nous reposâmes donc, dans une délicieuse petite oasis, appelée Chima, véritable parc anglais, sillonnée de cours d´eaux vives et fraîches, entourée d´admirables montagnes. On apercevait les plis du terrain les plus gracieux, de beaux arbres isolés ou des groupes de bambous, un gazon superbe, des buissons aux splendides fleurs roses, presque comme celles des pommiers, qui embaumaient. Nous déjeunâmes au milieu de cette nature magnifique et, quoique très fatigués de cette pénible route, nous ressentions une peine étrange à nous arracher de cet endroit délicieux. Plus loin, bien que le paysage acquît des dimensions impressionnantes, il restait plus ou moins le même, la forêt vierge disparut pour laisser place à des pâturages immenses, remplis de chevaux et de bœufs à demi sauvages, ou à des terres cultivées en maïs, en fèves, en petits pois etc… Mais, spectacle enchanteur, de tous côtés ce n´étaient que fluxias, fleurs de la passion, rouges couleur de sang, énormes et, à perte de vue, champs d´héliotropes qui embaumaient. Au milieu de cette nouvelle nature radieuse, nous arrivâmes enfin au beau panorama de San Miguel de Chimbo…» (6).
Nous avons déjà lu la description de la procession du «Corpus Christi», après l´arrivée des français à Guaranda(7). En sortant de Guaranda et en passant près du Chimborazo, de Kerret relate:
«Nous étions sur la neige et le chemin, là où commençait le dégel, crissait sous les sabots de nos montures. Nous devions être entre quatre et cinq mille mètres d´altitude au-dessus du niveau de la mer. Au coucher du soleil, les nuages se dissipèrent. Nous eûmes alors la joie de contempler le colosse que nous contournions depuis le matin et qui nous glaçait; ce merveilleux pain de sucre, gigantesque, c´était le Chimborazo, et au nord-est, les élégantes crêtes de ‘El Altar’, couvertes de neige se découpaient, fines et élancées, sur le ciel infiniment bleu. Lorsqu´il arriva la nuit, nous aperçûmes une auberge, la première que nous rencontrions depuis notre sortie de Guaranda. C´était ce qu´on appelait un ´tambo´, espèce de grand abri que le gouvernement avait fait construire, il y a environ dix ans, pour abriter les troupes de passage… La seule végétation consistait en joncs, en de petites plantes insignifiantes, des clochettes blanches ou perce-neige, entre autres, une fleur qui ne se rencontre qu´ici, une toute petite clochette, appelée ´flor del corazón´, car en son milieu, elle a comme un cœur, soutenu par une tige fine qui permet à ce cœur de bouger continuellement. Le plateau du Chimborazo fut la dernière étape où vinrent mourir les malheureux habitants de la Côte qui avait fui la peste de Guayaquil. Elle est couverte d´ossements humains, blanchis par le soleil, ce qui est fort triste. Nous descendîmes de nos montures après quatorze heures de chevauchée… » (8).
Le Ier juin, en quittant Mulaló, ils furent témoins de l´éruption du Cotopaxi. (9) De Kerret écrit:
«Ce superbe volcan dont l´altitude avoisine les six mille mètres, nous adonné ce matin un spectacle splendide. Le soleil qui blessait de ses rayons la masse de fumées et de cendres qui s´échappaient de son cratère, donnait à la montagne couverte de neige, un effet féerique par les nuances rougeâtres du soleil naissant. Le volcan en pleine éruption à ce moment-là, crachait ses cendres; l´on nous dit plus tard qu´elles retombaient aussi sur nos vaisseaux à Guayaquil, à plus de quatre-vingt lieues de là. La colonne de fumée et de cendre nous semblait atteindre jusqu´à deux fois la hauteur de la montagne. Tournant le dos au Cotopaxi, après en avoir fait le tour, levant la tête vers le ciel, nous vîmes alors cette colonne de fumée s´aplatir, comme si le passage était obstrué. C´était beau mais effrayant. Plus loin, un monticule rond et élevé était, selon la chronique et la légende, le tombeau d´un Inca; ce qui pourrait confirmer cette légende, c´est la présence d´un temple à proximité. Après être montés encore sur des plateaux plus élevés, nous trouvâmes enfin quelques cabanes de bucherons, à l´orée du bois appelé de ´Tiopullo´(Le Bois des voleurs)» (10).
« …, nous vîmes alors cette colonne de fumée. C´était beau, mais effrayant… (Dessin de Miguel Yaulema, Paris, 1971)
NOTES:
(6) Idem., pp. 84-85.
(7) Idem., pp. 50-52.
(8) Idem., p.86.
(9) Idem., p. 57.
(10) Idem., pp. 97-98.
(7) Idem., pp. 50-52.
(8) Idem., p.86.
(9) Idem., p. 57.
(10) Idem., pp. 97-98.
Quelque chose de plus que la nature et le paysage
Nous avons lu dans les pages précédentes les belles descriptions que René de Kerret avait écrites sur la cérémonie solennelle au cour de laquelle fut signé le «Traité de Paix et d´Amitié», le samedi 10 juin 1853; rappelons-nous le fastueux repas auquel ils furent conviés par la famille Aguirre et la visite à l´hacienda du Marquis de Larrea.
Si de Kerret, dans son court voyage, fut conquis par la beauté du paysage équatorien et par la façon extrêmement exquise avec laquelle il fut reçu partout et spécialement à Guayaquil et à Quito, il ne s´est pas moins rendu compte des autres problèmes de notre pays, de la situation politique, économique et sociale. Plus d´une fois, ses observations en témoignent dans plusieurs paragraphes; comme ses progrès en espagnol furent rapides, il put discuter avec les gens du pays et écouter leurs opinions. Il est naturel qu´après un voyage aussi court, ces appréciations ne soient pas complètes et qu´elles n´aient pas non plus un caractère définitif. Cependant, que l´on juge de certaines d´entre elles en lisant des lignes comme celles où il écrit, en évoquant Latacunga, ville que son cousin et lui ont visitée le 31 mai 1853:
«Tacunga est une jolie petite ville qui a dû avoir une époque de prospérité mais qui, actuellement est fort sur le déclin. Ses églises et certaines de ses maisons ont un semblant d´architecture. On nous a dit qu´il y a deux cents ans, cette ville était très prospère et que les arts commençaient à s´y développer. Toute cette région est industrieuse; de nombreuses manufactures produisent de grandes quantités de tissus mais avec des moyens primitifs. Il y a des tanneries: l´on fabrique aussi des huiles, des liqueurs. Plus loin, se trouvent des mines d´or, d´argent, de cuivre, mais à peine exploitées. L´esprit d´association n´existe pas; chacun travaille pour son compte. Comment peut-il en être autrement quand, dans un pays admirable, il n´y pas de route pour exploiter ces produits, ni pour y faire venir des machines? (11) C´est à peine si quelques-unes de ces manufactures utilisent de petites chutes d´eau, lesquelles, cependant, pourraient devenir de formidables moteurs. La véritable cause de cette misère, ce sont les révolutions constantes entre les généraux ou les ambitieux qui, par pur égoïsme, plongent leur pays dans une misère sans espoir. Le manque de confiance ne peut permettre le développement de l´industrie. Tous les habitants avec lesquels nous avons parlé ne sont nullement républicains. Ils aimaient voir le pouvoir dans des mains fermes qui inspireraient confiance aux populations…» (12).
Lorsqu´on lit l´histoire équatorienne de 1853 ainsi que tous les autres chapitres de l´histoire contemporaine, il n´est guère facile de contredire les appréciations de l´illustre voyageur français!
NOTES:
(11) Idem., p. 95.
(12) Idem.; p. 95.
(12) Idem.; p. 95.
DES ÎLES GALAPAGOS À LA BRETAGNE
Après leur visite à notre pays et leurs adieux à Guayaquil, nous laissons le Vicomte de Kerret et son cousin le Comte de Kersaint en train de naviguer vers les mers du sud, sur le Pacifique. Accompagnons-les quelques instants encore, avant de dire adieu, à notre tour, à de si sympathiques voyageurs.
Ayant rallié, leur chère frégate «La Forte», nous pouvons déjà imaginer la cordiale réception de l´Amiral Février des Pointes, de leurs camarades et le récit enthousiaste que les deux Français firent des trente et quelques jours qu´avait duré leur expédition. Mais cette joie fut très courte. De Paris étaient parvenus «des ordres cachetés mais urgents». Effectivement, l´attitude hostile de la Russie envers l´Europe avait provoquée la guerre de Crimée (1854-1855), dans laquelle la France et l´Angleterre avaient battu l´empire des Tsars. Pour cette raison l´Amiral Février des pointes avait dû diriger son escadre vers le Kamtchatka et c´est là qu´il avait commandé entre autres faits de guerre, le bombardement de Petropavlosk, sur la Côte sud-est du Kamtchatka. Il mourut peu après et, à sa place, fut nommé l´Amiral Fourichon.
Quand à «La Forte», sur laquelle naviguaient nos deux voyageurs, du Callao, elle reprit sa route vers la Polynésie, les îles Marquises et, selon ce que nous avons vu, de septembre 1853 à 1854, les Français furent les hôtes de la reine Pomaré, à Tahiti (1). Ils revinrent au Chili, puis de nouveau au Callao et, de là, se dirigèrent vers le nord, à San Francisco et ensuite au Mexique. À Acapulco, on les informa de la victoire d´Inkerman, gagnée le 5 novembre 1854. En fin, ce fut le retour à Brest, où de Kerret arriva dans les jours de mars 1855. C´est dire qu´à plusieurs occasions, de Kerret et de Kersaint naviguèrent encore dans les eaux équatoriennes.
Il est sûr qu´au cours de ces traversées dans le Pacifique, le Vicomte de Kerret à dû passer tout près des îles Galápagos, auxquelles il consacre ces lignes sur une page indépendante de son Journal de Voyages.
«Nous passâmes près des Îles Galápagos où Îles de la Tortue. Ces îles sont littéralement couvertes d´énormes tortues marines qui vont déposer leurs œufs sur le sable; ces œufs se mangent et sont très savoureux; quant aux tortues, l´on prépare avec elles de bonnes soupes, mais nous ne pûmes pas en capturer dans ce voyage. Certaines sont vraiment gigantesques; elles défendent avec leur trompe et vous couperaient les doigts si vous aviez la malchance d´être attrapés par elles. Elles sont amphibies et passent la plus grande partie du temps dans la mer. J´ai entendu dire en passant tout près des Galápagos, que certaines tortues pouvaient atteindre un poids de deux ou trois mille livres. J´ai fait feu sur une tortue qui m´a paru très grande. Je n´ai pas pu vérifier si je l´avais touchée, parce que toutes se jetèrent immédiatement à l´eau».
De retour dans sa Bretagne natale, de Kerret alla vivre dans son château de Quillien, où il se fixa et, peu après se maria. Son bonheur dura peu de temps; son épouse mourût en lui laissant plusieurs enfants, si bien qu´il dut s´occuper entièrement de sa maison. Selon les chroniques de la «Société Archéologique du Finisterre» (2), sa vie fut celle d´un digne père de famille et d´un noble seigneur, qui fut avant tout préoccupé par l´éducation de ses enfants et se consacra entièrement à des œuvres de bienfaisance et culturelles. Il fit bâtir plusieurs écoles, fit construire des églises et des monuments du passé et donna une importance spéciale à la conservation des Mégalithes, témoins d´un passé lointain, qui abondent en Bretagne.
En ces années de tranquillité provinciale, il s´est dédié à la rédaction de son Journal de voyages autour du monde: 1852, 1853, 1854, 1855 et aussi à la peinture des tableaux qui illustrent ces voyages. Car comme je l´ai fait remarqué au début, René de Kerret était un dessinateur extrêmement habile et il nous a laissé une très riche collection de tableaux au crayon noir et de couleur, des aquarelles sur lesquelles on peut contempler le merveilleux paysage tropical et andin, des villes comme Guayaquil en 1853, les villages que son cousin et lui ont traversés, les habitants des différentes classes sociales, des monuments, des églises, des scènes typiques, comme celle de la course de taureaux, la procession de Guaranda et, évidemment, le grand défilé, sur la place où fut signé le «Traité de Paix et d´Amitié» etc. Ce sont des tableaux où l´on peut admirer l´adresse de l´artiste et la perspicacité de celui qui a su capter les aspects les plus typiques de l´Équateur de ce temps-là, caractéristiques qui donnent à la collection une valeur inestimable.
NOTES:
(1) Vicomte René de Kerret, op. cit., p.26.
(2) Voir note Nº1, p.28 de cet ouvrage.
Sur ce même sujet, voir:
Présentation du livre "Voyageurs Français en Équateur au XIXe siècle”
(2) Voir note Nº1, p.28 de cet ouvrage.
Sur ce même sujet, voir:
Présentation du livre "Voyageurs Français en Équateur au XIXe siècle”
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