jueves, 3 de julio de 2014

"Des voyageurs français en Équateur au XIX° siècle"* - Le Vicomte René-Maurice de Kerret (1° partie)


A. Darío Lara

«Fils je suis de mon fils!
Lui me rajeunit!» JOSÉ MARTÍ

À MES FILS PATRICK ET CLAUDE

Traduit de l’espagnol par Danielle Pier

La traductrice remercie l’auteur qui lui a aimablement prêté les textes des voyageurs français

Sous le signe de l’amitié franco équatorienne
(Note de Danielle Pier)

Chercheur infatigable, Darío Lara nous présente avec finesse les récits de trois voyageurs français qui ont parcouru son pays à une époque où l’automobile, le train et l’avion n’existaient pas.

Des Voyageurs français en Équateur au XIXème siècle fait d’abord découvrir le Journal de voyages, inédit, du Vicomte René de Kerret, marin breton, qui en 1853 entreprit le voyage de Guayaquil   à Quito pour porter au Président d’alors un «Traité de Paix et d’Amitié». Suivent les aventures rocambolesques du peintre de Sens, Ernest Charton qui, ayant quitté le Chili où il résidait pour la Californie, se retrouve naufragé pendant plus de 60 jours sur les Îles Galápagos, en 1848. Enfin, les pages de Mes Souvenirs maritimes, que le Commandant gascon Eugène Souville consacre à son voyage de Guayaquil à Quito en 1850, évoquent le même parcours que celui réalisé par le Vicomte de Kerret, mais suggèrent des points de vue différents sur certains aspects du pays.

Si ces aventures vécues sont riches en péripéties de toutes sortes, les efforts des voyageurs sont récompensés par l´accueil extrêmement chaleureux, et parfois surprenant, des habitants. Ce livre est à ce titre un témoignage de l´amitié franco-équatorienne, témoignage à travers lequel l´auteur nous offre quelques pages de l´histoire des deux pays ainsi que des descriptions du paysage, de la faune et de la flore de son pays natal.

Ainsi que l´écrit le Comte Robert de Billy: «cette œuvre procure, contrairement à la légende, que les Français voyagent et savent voyager».

A. Darío Lara, Équatorien, Diplomate, Ministre du Service Extérieur de l´Équateur, est Docteur es Lettres, grade obtenu à l´Université de la Sorbonne, chargé de cours (DEA) à l´Université de Paris X. Il est également Membre de la Société de Géographie de France, Membre de la Société des Américanistes de Paris, Membre de l´Académie Nationale d´Histoire et Membre de l´Académie Équatorienne de la Langue, Correspondante de l´Académie Royale Espagnole (10 Juin 1999), et de la Société Équatorienne de Recherches Historiques et Géographiques. Principales œuvres de l´auteur: Cuentos de  San Pedro de Cochapamba, 1981, La Vitrina de un país sobre el Mundo, 1997, Gabriel Lafond de Lurcy, Viajero y testigo de la historia ecuatoriana, (version espagnole augmentée de sa thèse doctorale) 1988, Jorge Carrera Andrade, memorias de un testigo, 1998.

ÉQUATEUR (XIXème SIÈCLE)
UNE INCONNUE RÉVÉLÉE PAR LES VOYAGEURS

Par Carlos de la Torre Reyes

Chercheur curieux et infatigable, Darío Lara a fourni récemment des apports significatifs à la culture équatorienne et a permis leur diffusion dans les milieux intellectuels français.

Professeur de Lettres et de Civilisations Hispano-américaines à l´Université Catholique de Paris depuis 1949, il a suscité, chez les étudiants de cette prestigieuse Université, universellement connue, l´intérêt pour la découverte de la tradition dont se nourrit le présent prometteur du Nouveau Monde qu´il a soumis à une analyse profonde et passionnée.

Ces dernières années, dans les cercles universitaires européens, s´est développé un profond désir de connaître les pays ibéro-américains dans leur dimension culturelle. Et c´est vers cet aspect qu´un groupe de fervents promoteurs de la méthode d´approche spirituelle directe entre l´Europe et l´Amérique, groupe auquel appartient Darío Lara, a dirigé ses recherches et ses études. Lara a obtenu le grade de Docteur es Lettres à la Sorbonne de Paris et celui de Docteur es Lettres, Civilisation et Culture Anglaises au King´s Collège de l´Université de Londres. Outre son travail fécond en tant que publiciste et professeur, il a servi avec ferveur et enthousiasme son pays dans le Service des Affaires Étrangères comme Secrétaire et Attaché Culturelle à l´Ambassade d´Équateur en France ainsi que comme Délégué lors des Réunions de l´UNESCO qui ont eu lieu à Paris. Journaliste, il a fait des comptes rendus sur l´action intellectuelle en France et en Europe dans les colonnes de «El Comercio»  et de «El Tiempo» de Quito.

 En 1963 il a publié une magnifique Étude sur Alain Fournier. Faisant référence à cet ouvrage, Benjamin Carrión a dit:

 «Nous ne voulons pas nous priver d´exprimer notre sentiment de gratitude personnelle; le fait de nous avoir rappelé l´adolescent de génie, qui fut fauché comme blé en herbe dans la première catastrophe universelle, 1914, est un bien spirituel inestimable. Sa relecture du Grand Meaulnes nous a baignés de la fraîcheur, de l´air et du soleil de la province, du bon soleil de tous».

Dans la collection Rocamador, dirigée par José María Fernández Nieto, est paru son Romancero de Quito Colonial, chaleureuse allégorie d´une ville enracinée dans un souvenir présent, renouvelé et éternel.

Sur les voyageurs français du dix-huitième siècle qui étaient allés jusqu´à la Présidence de Quito, il a dicté un cours et prononcé un cycle de conférences à l´Université Catholique de Paris. Il a également écrit sur Paul Rivet, scientifique français de génie, qui avait parcouru l´Équateur au début du siècle avec la Seconde Mission Géodésique Française.

Depuis plus de quinze ans, il a commencé à réunir une impressionnante documentation sur les voyageurs français venus en Équateur au siècle dernier. Dans ses recherches sur cette matière, il a fureté dans les documents, confrontés les faits, établi de précieuses références à la Bibliothèque Nationale de Paris, à l´Institut de France, aux Archives du Quai d´Orsay, ainsi que dans quelques bibliothèques publiques et privées de Londres. Infatigable collectionneur de livres sur l´Équateur, cherché patiemment sur les étalages toujours pleins de surprises et où ne manquent presque jamais les découvertes originales des «Bouquinistes», il est parvenu à rassembler une bibliothèque choisie sur l´Équateur avec des livres qui constituent de véritables joyaux bibliographiques.

Son œuvre, Des Voyageurs français en Équateur au XIXème siècle comprendra trois volumes. Le premier tome, ici publié, contient les descriptions du paysage équatorien, continental et insulaire, faites par le Vicomte René de Kerret et qui font partie de son  Journal de voyage autour du monde (1852-1855); Le Vol de «La Rosa Segunda» dans les Îles Galápagos, par Ernest Charton et Mes Souvenirs Maritimes, d´Eugène Souville.  

Darío Lara termine actuellement le second volume et met la dernière touche à un livre sur Jorge Carrera Andrade et à une étude sur Alfredo Gangotena pour la collection «Poètes d´aujourd´hui» ainsi que son ouvrage sur  Juan Montalvo à Paris, qui sera publié en 1983 (2 tomes) à Quito.

Les notes de voyage qui apparaissent dans ce volume sont complètement méconnues dans notre milieu, si nous faisons exception d´un article publié par l´auteur lui-même dans les colonnes de  «El Comercio»  de Quito, il y a quelques années. Elles ne figurent ni dans l´excellente et presque exhaustive Bibiografía científica del Ecuador, de don Manuel Larrea, ni dans le tome de la Biblioteca Mínima Ecuatoriana: El Ecuador visto por los extranjeros, compilé par Humberto Toscano.

Ce sont des récits curieux, originaux qui reflètent le choc de deux mondes totalement opposés quant aux coutumes, à la mentalité et aux modes d´approche de la réalité environnante. Des pages palpitantes de nouveauté, dans lesquelles le voyageur réfléchit selon sa formation culturelle sur les événements, sur les choses et sur les hommes qui composent la société équatorienne du dix-neuvième siècle, ingénue, circonspecte, accablée par une spiritualité rituelle et fétichiste, attachée à des pratiques un peu primitives, hasardeuses, qui donnent lieu à la remarque opportune, à le description inusitée, à la référence imprévue. Une telle compilation implique de longues années de sacrifice personnel en marge des faveurs officielles si prodigues en petites et absurdes munificences, et une discipline de recherche dont bien peu d´intellectuels conservent la pureté et l´ardeur telle qu´elle apparaît dans les premières années de la jeunesse, toujours curieuse et assaillie d´interrogations multiples.

Ceux qui comme nous ont la chance de connaître Darío Lara depuis longtemps comprennent son authenticité culturelle et humaine, son esprit infatigable dans la recherche de nouvelle voies sur la route de sa vocation insatiable et passionnée de chercheur, son cœur pur qui bat au rythme des plus grands idéaux, son culte pour les essences les plus pures de l´amitié, sa passion pour le travail silencieux et acharné, qui tourne le dos aux faciles et vaines flatteries. Tandis que «l´arrivisme» et la médiocrité prospèrent sous la protection flatteuse et intéressée des gouvernements successifs qui convertissent la diplomatie en un réduit pour payer les services rendus dans une politicaillerie de faux semblant ou pour toucher les bonus acquis dans les entreprises électorales, Darío Lara reclus dans son travail créateur, injustement laissé dans l´ombre, a trouvé dans sa vie intérieure et dans la redécouverte des réalités enfouies la justification entière de sa vocation pure.

Nombreux sont les projets de Darío Lara dans le champ multiple et inépuisable de la culture. Je suis sûr qu´il les mènera à bien; car il possède, en plus d´une solide formation d´humaniste, une force de volonté, tempérée par la méditation et le contact quotidien et réconfortant avec les idées qui expliquent les faits et les rêves des hommes.

 Il a fort bien fait de dédier ce livre à ses fils, Patrick et Claude, car ils apprendront, guidés par sa parole, à aimer l´Équateur et sa profonde image spirituelle qui synthétise la vérité qu´ont forgé les générations d´hier et d´aujourd´hui dans le parcours temporel accidenté et douloureux qui projette vers le futur l´ombre réconfortante de l´espérance.

Quito, octobre 1971


DE LIVRES ET DE VOYAGES…

 Illustration 1

Paris n´est pas seulement une ville merveilleuse qui, à chaque pas, nous découvre ses perspectives incomparables, ses splendides monuments, ses légendaires palais des arts; ni la ville admirable qui garde jalousement l´histoire millénaire de ce grand pays: «débordant d´Histoire, de vie sociale et civile, où il est presque impossible de se réfugier dans quelque coin antérieur à l´Histoire et qui, par conséquent devra lui survivre…», ainsi que l´avait écrit Unamuno dans l´introduction à l´un de ses livres les plus originaux (1). Paris est aussi le musée et la bibliothèque universelle, où tous les peuples, pour lointains et antiques qu´ils nous paraissent, peuvent trouver de précieux vestiges de leur passé. Et quelle satisfaction le jour où un document relatif à la terre natale nous est révélé!

À de nombreuses reprises, j´ai vécu des moments fort heureux à tenir entre mes mains de vieux livres et de précieux documents inédits des voyageurs français qui, au dix-neuvième siècle, ont visité l´Équateur et nous ont laissé le fruit de leurs pérégrinations, parfois riches d´aventures, des pages enchanteresses sur notre pays.

J´ai eu l´occasion de faire référence de façon extensive au voyage et aux travaux réalisés par la Mission Géodésique Française qui, dans la première moitié du dix-huitième siècle, a visité quelques pays de l´Amérique espagnole et, tout spécialement ce qu´on nommait alors l´Audience Royale de Quito (2). Cette visite, par sa longue durée, par l´importance des travaux réalisés, ainsi que par l´influence qu´elle a eue sur le développement scientifique, culturel et politique ultérieur de l´Équateur moderne doit être considérée comme  «les origines de l´amitié franco-équatorienne» (3).

Dans le courant du dix-neuvième siècle, et dans la première moitié du vingtième siècle, plusieurs missions scientifiques, illustres représentantes des différentes branches des sciences, voyageurs français, dont notre histoire gardera les noms, ont contribué de diverses façons, à resserrer les liens d´amitié entre l´Équateur et la France. Grâce à leurs nombreux travaux: mémoires de voyage, écrits de toute sorte, et dernièrement aussi des documents pour la radio, le cinéma et la télévision, elles ont diffusé, au moins dans certains milieux des aspects divers sur l´Équateur. Le vingtième siècle a commencé, précisément, avec l´arrivée d´une autre Mission Française dont faisait partie, entre autres, l´un des personnages qui a acquis une grande notoriété et qui est devenu un authentique ami de l´Équateur: Paul Rivet, lequel, pendant dix lustres fut en France l´animateur le plus décidé des études américanistes, jusqu´à sa mort à Paris, le 21 mars 1957 (4).

Des circonstances, heureuses et variées, m´ont facilité la découverte de plusieurs noms que j´ai réunis dans ces pages, sous le titre: Des voyageurs Français en Équateur au XIXème siècle. Des noms inconnus jusqu´ici, ou du moins oubliés, dans des ouvrages qui font référence à ces disciplines. C´est ainsi que ni dans la Bibliographie Scientifique de l´Équateur (5) du grand chercheur de mérite, don Carlos Manuel Larrea, ni dans le livre si intéressant du malheureux ami Humberto Toscano, L´Équateur vu par les étrangers (6), il n´est fait référence à ces voyageurs. Certes Toscano cite, à la page quatre-vingt-deux de son ouvrage, le Vicomte de Kerret ainsi que l´une de ses réflexions; mais il omet d´indiquer sa source qui ne peut être que l´article que j´ai moi-même publié dans un journal de Quito du dimanche 5 avril 1959. Je mentionne certains de ces voyageurs dans mes articles de presse et lors de mes conférences publiques à l´Université Catholique de Paris, conférences que j´ai prononcées à partir de 1949 à la Faculté des Lettres de cette université où j´ai une chaire de Lettres et de Civilisation Hispano-américaines.

Dans mes chroniques dominicales du journal «El Comercio» de Quito (7), j´ai révélé le Journal de voyage autour du monde, inédit, du Vicomte de Kerret qui, en compagnie de son cousin le Comte de Kersaint, rendit visite à notre pays en 1853. J´ai fait référence au livre Mes Souvenirs Maritimes (1837-1863), du Commandant Eugène Souville, qui nous a laissé des charmantes pages de son voyage de Guayaquil à Quito, en 1850. J´ai rappelé la figure d´Ernest Charton, peintre renommé et aventurier heureux qui, après un long périple dans plusieurs pays d´Amérique du Sud et après s´être fait un nom dans la peinture, écrivit un précieux livret, véritable roman d´aventures: Vol d´un navire dans l´Océan Pacifique en 1848 (8),  et plus tard publia un passionnant récit sur son voyage de Guayaquil à Quito, en 1862(9). En 1869, le Marquis de Ripert-Montclar, diplomate français, représentant la France à Caracas et à Lima, fit une visite à Guayaquil. Les pages qu´il nous a laissées de son bref séjour dans notre port méritent d´être connues (10).

La figure sympathique du noble Capitaine Lafond de Lurcy qui a écrit une œuvre fort curieuse sur ses voyages autour du monde est presque méconnue parmi nous; son second volume: Voyage dans les Amériques (11), en particulier, fait souvent référence à ses voyages en Équateur entre 1820 et 1830, et nous offre de véridiques et précieux détails sur les personnages et les faits de cette période agitée et héroïque de notre histoire (12).

 À Bord du navire historique «Talca», sur lequel on découvrait encore les effets des indignations de García Moreno et des  impétuosités  de «l´homme terrible», après Jambeli (26 juin 1865), arriva à Guayaquil, en 1866, le Comte de Gabriac.  Après un voyage dans plusieurs pays du continent, il écrivit sa curieuse: Promenade à travers l´Amérique du Sud (Nouvelle Grenade, Équateur, Pérou, Brésil) (13). Si en vérité, il n´est allé qu´à Guayaquil, les détails qu´il nous donne sont de grand intérêt. Et, probablement, ni nos conteurs, ni nos romanciers ne nous ont peint un tableau aussi pathétique, aussi vivant d´une chasse aux caïmans que celui que nous offre la page d´anthologie du voyageur français.

Bien que les heures consacrées à ces investigations dans les bibliothèques de Londres et, surtout, à la Bibliothèque Nationale de Paris, à celle de l´Institut de France et dans les Archives du Quai d´Orsay, comptent parmi les plus utiles et les plus inoubliables de mon séjour en Europe, comment ne pas rappeler aussi une autre source inépuisable d´informations que cette capitale incomparable offre au curieux, au lettré qui y réside quelques temps, s´il il est animé, pour peu que ce soit, de l´esprit de recherche. Je fais allusion à l´énorme richesse bibliographique que conservent les libraires de livres anciens et parmi eux les pittoresques bouquinistes sur les rives de la Seine. Sur ces derniers, on a écrit des pages délicieuses et ils ont été l´inspiration des poètes, des peintres, des musiciens. Peu d´aspects de la vie parisienne ont été aussi abondamment et aussi admirablement utilisés par l´art.

Personnellement, combien d’après-midi parisiens j’y ai passé en toute saison! Dans la brume glacée de l’hiver qui enveloppe la Seine, dans les ors paisibles de l’automne lorsque les feuilles sèches tapissent ses rives et surtout dans les vivifiantes soirées du printemps ou celles longues et ensoleillées de l’été!

Combien de fois, depuis le pont de la Concorde, en suivant la rive droite le long du Louvre, jusqu’à l’île Saint-Louis ou sur la rive gauche, jusqu’à Notre-Dame et ses environs, au cœur du Quartier Latin, j’ai parcouru les rives de ce fleuve chargé d’histoire , pour examiner des livres anciens, feuilleter de vieilles revues… à la recherche de quelque nouvelle donnée, ou simplement pour abattre la nostalgie incurable qui plus d’une fois tourmente ceux qui, par des circonstances inexplicables, vivent loin de leur pays natal! Heures délicieuses de repos, les autres jours, après l’enseignement à l’Université de la rue d’Assas, ou après le travail monotone et obscur du bureau de l’avenue de Messine!

Illustration 2 : "...pour examiner des livres anciens, feuilleter de vieilles revues…" (Dessin de Miguel Yaulema - Paris, 1970).
Et quelle satisfaction lorsque, heureuse surprise, un document inattendu, une page inconnue, quelque précieux livre, atteignent vos regards et tombent entre vos mains! De cette façon, j’ai pu réunir à Paris une petite «bibliothèque équatorienne», avec des livres très rares, difficiles à trouver, même en Équateur. Pour en citer quelques-uns, j’ai pu acquérir dans ces promenades parisiennes: Ojeada Histórico-Critíca sobre la Poesía Ecuatoriana, de Juan León Mera; Antología Ecuatoriana: Cantares del Pueblo Ecuatoriano, du même auteur;  Antología de Prosistas Ecuatorianos, de Pablo Herrera; Capítulos que se le olvidaron a Cervantes, (edición de Barcelona), de Juan Montalvo; La integridad territorial de la República del Ecuador, du moine Enrique Vacas Galindo;  Virgilio, de Federico González Suárez; En Centro América, de Federico Proaño;  El Ultimo Hidalgo, de Nicolás Augusto González; Los Creadores de la Nueva América de Benjamín Carrión.

Plusieurs livres, enfin, de trois compatriotes célèbres qui honorèrent notre pays, chacun dans ses activités différentes. Tous les trois ont écrit et nous ont laissé une œuvre remarquable. Ce sont Víctor Manuel Rendón, Alfredo Gangotena et Gonzalo Zaldumbide. Ces hommes méritent la reconnaissance des Équatoriens et nos historiens et nos critiques devraient se préoccuper un tant soit plus d’étudier leurs pages et de les faire connaître plus généreusement dans le monde des lettres.

Il serait également interminable de mentionner les vieilles revues du siècle dernier et leurs articles illustrant des scènes de la vie équatorienne, et bien qu’ils débordent, parfois, d’une idyllique candeur, ils sont riches de renseignements sur l’histoire, sur le paysage, les ressources naturelles et les habitants d’un pays aussi lointain et aussi empreint d’exotisme.

Illustration 3 : Sur les bords de la Seine (dessin de Miguel Yaulema, Paris - 1970)

Enfin, fruit de mes modestes mais incessantes recherches, j’ai pu constituer un fichier de livres et d’articles français qui ont fait référence à l’histoire, à la culture, à la politique, à l’économie équatoriennes et, récemment aussi, au tourisme dans notre pays privilégié, autant de documents qui offrent un authentique intérêt.

Ces fiches embrassent fondamentalement le vingtième siècle et, naturellement, leur nombre augmente constamment, étant donné le développement vigoureux des études hispano-américaines dans les centres culturels, ainsi que la multiplication des ouvrages consacrés aux Pays d’Amérique Latine.

En offrant à ce jour le fruit de plusieurs années de recherches, réalisées avec amour, dans mes heures de liberté, hors de la chaire ou du bureau, j’ai l’intime ambition de témoigner que le souvenir de ma patrie lointaine a été l’unique et puissante motivation qui m’a soutenu dans de tels travaux. C’est la raison pour laquelle j’ai dédicacé ces pages (et j’espère que l’on me comprendra) à mes fils, Patrick et Claude, Équatoriens nés à Paris, et dans l’esprit curieux et avide de savoir desquels, je désire graver pour toujours, comme un héritage précieux et impérissable, le culte de notre merveilleuse patrie: L’ÉQUATEUR.

A. DARÍO LARA
Paris, le 1er septembre 1971

NOTES:

* Tous nos remerciements à Mme. Nicole Lara pour avoir transcrit intégralement ce livre en version française.
À partir de la 7ème actualisation nous reproduirons dans ce blog cette traduction inédite en français de chaque voyageur: le Vicomte René de Kerret, Ernest Charton et Eugène Souville, ainsi que les illustrations et les annexes. (Note de CL).

(1) Miguel de Unamuno, La Agonía del Cristianismo, Madrid, Afrodisio Aguado S.A., Obras completas tomo IV, p. 827.

(2) Les Voyageurs français à l´Audience Royale de Quito, Conférence prononcée à  l´Université Catholique dans le cycle organisé par le «Centre d´Études et de Recherches Ibéro-américaines», le 21 avril 1956.

 (3) A. Darío Lara «Les origines d´une amitié»,  Les Voyageurs français du XVIIIème siècle en Équateur. Cours dicté à la Faculté des Lettres de l´Université Catholique de Paris, 1960-1961.

(4) A. Darío Lara, «En medio del día se hará la noche para mí», en Hommage  à Paul Rivet, Boletín de Informaciones Científicas Nacionales, Quito janvier 1958, Nº86, p. 87-93 et  A .Darío Lara, Paul Rivet: 1876-1958, pour le premier anniversaire de sa mort, Ibid., Quito janvier 1959, Nº89, pp. 74-92.

(5) Carlos Manuel Larrea, Bibliografía Científica del Ecuador, Madrid, Ediciones de Cultura Hispánica, 1952.

(6) Humberto toscano, (Introducción, Selecciones, Estudios de), El Ecuador visto por los extranjeros, (Viajeros de los siglos XVIII y XIX),  Puebla, Mexique, “ Biblioteca Mínima”, Editorial José M. Cajía Jr. S.A., 1959.

(7) «Vigia de la Torre Eiffel», collaborations de A. Darío LARA à l´édition dominicale de El Comercio, Quito, du 25 mai 1958 au 13 septembre 1964, et du 27 juillet 1983 au 2 février 1993 (308) articles.

(8) A. Darío Lara, «El Robo de la Rosa Segunda en Galápagos », Revue France-Équateur, publiée par les Services Culturels de l´Ambassade de France et de l´Alliance Française de l´Équateur, Nº14 (janvier), 15 (avril) et 16 (octobre) 1953.

(9) Ernest Charton, Quito: République de l´Équateur, Texte et dessins inédits, Coll. «Le Tour du Monde», Paris 1867, Vol. XV 391 a.prêt.

(10) A. Darío Lara, «Guayaquil de 1869, vista por el Marqués de Montclar», El Universo de Guayaquil, jeudi 25 juillet 1963.

(11) Capitaine Gabriel Laffond de Lurcy, «Voyages autour du monde», vol. II  Voyages dans les Amériques, Paris 1843, Pourrat Frères Éditeurs.

(12) A. Darío Lara, «Leyendo al Capitán Gabriel Laffond de Lurcy», Cuadernos Hispanoamericanos. Madrid Nº 204, p.720.

(13) Comte de Gabriac, Promenade à travers l´Amérique du Sud, Paris, 1868 Michel Lévy Frères, Libraires Éditeurs.

JOURNAL DE VOYAGES AUTOUR DU MONDE 1852-1853-1854-1855 DU VICOMTE RENÉ DE KERRET**

DANS SON CHÂTEAU DE BRETAGNE, BLANCHE DE BOURBON SE DISTRAIT EN LISANT LE «JOURNAL DE VOYAGES» DE SON GRAND-PÈRE

Les moments les plus émouvants, parmi ceux, nombreux, que j’ai connus au cours de mes petites découvertes, ont été sans aucun doute ceux que j’ai vécus ces derniers mois de 1957, lorsque que j’ai eu entre les mains, les trois cahiers manuscrits, d’une écriture fine et élégante, (inédits jusqu’à ce jour), du noble officier de la Marine Française, le Vicomte René-Maurice de Kerret .

Il est intéressant de rappeler ici, quelques détails, car tout cela est arrivé comme dans un merveilleux roman. La Comtesse Philippe de Moustier, née Blanche de Bourbon, très noble dame, trouva un jour, oubliés dans un recoin de son château de Quillien, dans le Finistère    (Bretagne), trois gros cahiers écrits par son illustre grand-père, le Vicomte de Kerret. Ces manuscrits jaunis avaient pour titre: Journal de mes voyages autour du monde: 1852-1853-1854-1855. La Comtesse de Moustier, à la lecture des voyages de son grand-père, fut très agréablement intriguée par ces récits et, en particulier, par celui de son séjour en Équateur, celui du voyage qu’il effectua, en compagnie de son cousin, le Comte de Kersaint, de Guayaquil à Quito et par la façon exceptionnellement somptueuse avec laquelle ils furent reçus par les Quiténiens, tout spécialement par les familles Aguirre et Larrea.

 Heureuse coïncidence, La Comtesse de Moustier avait lu, sur la liste du Corps Diplomatique de 1957, les noms de Lisímaco Guzmán Aguirre et son épouse Isabel León Aguirre de Guzmán, Ambassadeur de l’Équateur en France; enthousiaste, la comtesse écrivit le 28 septembre 1957, la lettre qui suit:

«Monsieur l’Ambassadeur,

 Je m’excuse de vous déranger, mais j’ai rapporté de la campagne les Mémoires de mon grand-père le Vicomte de Kerret -officier de Marine- qui, en 1853 avait été chargé par le Gouvernement Français de porter un «Traité de Paix» à l’Équateur…

Le Général Président Urbina venait de remplacer le Président Flores… Mon grand-père parle beaucoup du Comte et de la Comtesse Aguirre, charmant ménage de grands seigneurs, d’origine espagnole, comme le Marquis et ma Marquise de Larrea, qu’il cite également souvent. Il donne des détails sur une réception des Mille et une Nuits, donnée en son honneur par les Aguirre. Le Comte Aguirre -dit-il- était un homme remarquable. Ancien élève de l’École des Arts et Manufactures (France); j’ai un Rapport sur les observations météorologiques faites par lui dans l’Antisana… Rapport si remarquable qu’il a été inséré par l’Académie des Sciences de Paris, dans le Recueil des Savants Étrangers (1). La copie que j’en possède a été publiée par l’Institut de France.
J’ai pensé que cela vous intéresserait si vous êtes de la même famille; car il donne beaucoup de détails sur les réceptions données en leur honneur à Quito et dans les propriétés de l’Équateur. (Mon grand-père voyageait  avec mon oncle, le Comte de Kersaint). De nombreux dessins pour remplacer les photos accompagnent ses écrits.
  
Si cela vous intéresse, Monsieur l’Ambassadeur, je me ferais un plaisir de vous les faire connaître.

Croyez, je vous prie, à l’expression de mes sentiments très distingués.

Comtesse de Moustier

PS. -Je suis la cousine du Comte de Bourbon-Busset, qui fut Directeur Général du Département des Affaires Culturelles, au Quai d’Orsay.


Illustration 4 : La Comtesse de Bourbon-Moustier et l’auteur de ces pages examinent l’une des pièces de la préhistoire équatorienne que le Vicomte de Kerret avait rapportée à Paris, après son voyage, et que la Comtesse a conservée dans son musée particulier.

Avec son habituelle déférence et connaissant ma passion pour les vieux papiers, Don Lisímaco m’a fait parvenir la lettre.

Il fut répondu à cette lettre avec la plus grande courtoisie que celle-ci méritait et, peu après, la Comtesse nous rendait visite dans les bureaux de l’Ambassade et présentait les cahiers de son grand-père. Elle me les a aimablement confiés et j’ai pu en disposer tout le temps qu’il m’a été nécessaire pour copier intégralement les pages que le Vicomte de Kerret avait consacrées à sa visite en Équateur. Ensuite débuta entre la Comtesse de Moustier et l’auteur de ces pages une correspondance amicale qui me permit de rassembler des informations sur le noble voyageur.

En plus de son Journal, Le Vicomte de Kerret nous a laissé de sa visite en Équateur une magnifique collection de dessins à la plume, au crayon noir ou de couleur et des aquarelles qui nous offrent des sujets extrêmement variés. En admirant ces tableaux on ne sait que louer le plus de la sureté de la main de l’artiste ou de sa grande sensibilité pour faire passer sur le papier les paysages les plus typiques, les scènes les plus exotiques, les traits les plus caractéristiques de la nature et des habitants de notre pays.

Grâce à l’aimable bienveillance de la Comtesse de Moustier, il me fut possible en plus de consulter les manuscrits, de photographier en noir et en couleur (grâce au concours du jeune Lisímaco Guzmán León) tous ces dessins qui pourraient enrichir tout musée d’Histoire ou de l’Art. Avec ces documents et la précieuse collection de tableaux, j’ai prononcé, dans la salle d’Ulst de l’Université Catholique de Paris, le samedi 21 février 1958 une conférence public sur le thème: Le Journal inédit du Vicomte René de Kerret-Voyage en Équateur, 1853-(2). Sous la Présidence d’honneur de Monsieur l’Ambassadeur Lisímaco Guzmán Aguirre, assistaient à cette conférence la Comtesse de Moustier et plusieurs nobles descendants du Vicomte de Kerret et du Comte de Kersaint.

Avant d’abandonner, en compagnie du Vicomte de Kerret, les plages enchanteresses de sa Bretagne natale, en direction des mers lointaines, que ce soit l’occasion pour moi d’exprimer ma reconnaissance envers la Comtesse de Moustier qui, outre de m’avoir livré un si précieux trésor, eut à cœur de me recevoir plusieurs fois dans son élégante résidence du boulevard Suchet, près du Bois de Boulogne. Lors d’une conversation délicieuse et amicale, elle m’a fourni de très précieux renseignements sur son grand-père, sur sa famille, sur sa Bretagne incomparable. J’ai donc appris, par exemple, que parmi les êtres inoubliables d’un si noble foyer se distinguent ses deux frères morts pour la France: Philippe de Bourbon, le 20 avril 1917, à l’âge de vint-quatre ans et Henry de Bourbon, le 2 juin 1918, à vingt et un ans. Ils ont servi leur patrie comme de valeureux chevaliers, émule de Bayard; leurs noms s’ajoutent à cette légion extraordinaire qui donna au monde l’un des meilleurs exemples d’héroïsme, dans les premières années de notre siècle.

Et comme on peut lire sur la lettre citée plus haut, à sa famille appartient aussi, entre autres, le Comte Jacques de Bourbon-Busset, diplomate qui, à la vie et aux affaires si souvent futiles et insignifiantes de la diplomatie, a préféré la culture des lettres. Son œuvre littéraire déjà abondante, est hautement appréciée pour la valeur essentielle de l´humanisme chrétien qui l´inspire.

Que ma reconnaissance aille aussi à Monsieur Lisímaco Guzmán Aguirre, excellent ami, chevalier  authentique, qui a su s’acquérir à Paris, l’appréciation de tous ceux qui l’on connu, par sa simplicité aristocratique, sa compréhension amicale, sa loyauté inébranlable; qualité de l’authentique diplomate qui n’a pas cherché les exhibitions fallacieuses par des astuces vaniteuses ou des stratagèmes de mauvais goût, comme en ont l’habitude tant de diplomates d’occasion qui ont marchandé ces charges pour les remplir comme si c’étaient des éventaires. Incapables en outre de cacher leur médiocrité congénitale et leur sottise, en dépit des sourires simiesques qu’ils distribuent comme de la quincaillerie ou des attitudes ridicules d’autosatisfaction. Le malicieux Sancho leur rappelle que «Chaque potier vante sa marmite et chaque camelot, ses aiguilles».

Ce fut pour moi un grand honneur, une satisfaction profonde de collaborer avec Don Lisímaco, de 1955 à 1960, à l’une des périodes inoubliables et des plus décisives de ma vie: celle qui m’a amené à la recherche de livres et de voyageurs.

LA BRETAGNE, TERRE DE MÉGALITHES DE LÉGENDES ET DE MYSTICISME

Le touriste qui, une fois au moins, a la chance de visiter la Bretagne, même si il vient de pays lointains où la majesté des Andes s’unit à l’exubérance du tropique et de la forêt vierge millénaire, sera conquis pour toujours par cette région privilégiée de France. Et naturellement, il justifiera l’exactitude des paroles de Verkade; lorsqu’il arriva pour la première fois dans le Finistère, à l’aube, le peintre hollandais, reçut, selon son propre aveu: «(…) une impression d’enchantement indicible. Pour nous les habitants de la grande ville, après une nuit blanche, ce paysage ondulé, sur lequel soudain nous nous trouvions transplantés, était si débordant de bonheur et, en même temps, tellement serein, tellement silencieux, si empli de Dieu (…) qu’on aurait dit une fiancée toute parée qui irait à ces noces» (3).

Celui qui parcourt un tant soit peu la Bretagne et admire ses merveilles, comprendra de même l’attitude du peintre parisien Paul Sérusier, quand il se proclamait Breton, car disait-il: «En Bretagne, je suis né à l’esprit». Et après avoir vécu dans ce paysage étrange, émouvant, il nous a laissé sa célèbre définition de l’art dans laquelle le mysticisme prend toute sa place: «L’Art, dit Sérusier, est un moyen de communication entre les âmes».

La Bretagne, terre aux côtes déchiquetées, aux falaises solitaires, sans cesse fouettées par les vagues, battues par les tempêtes. Et tout près de ses côtes, les immenses landes sauvages, tantôt, comme écrasées sous un ciel gris et pluvieux, tantôt, illuminées sous un soleil radieux. «Les landes de Bretagne en vérité dignes de Shakespeare», ainsi que le proclamait Louis Guilloux. Landes qui intriguent le touriste, le visiteur surpris parmi les amples dolmens et les sveltes menhirs, dont les origines se perdent dans la nuit des siècles. Car ni la science ni l’imagination n’ont arraché encore tout leur secret à ces pierres mystérieuses qui, par leur nombre, par la masse qu’elles représentent par les insolites inscriptions qui les recouvrent, ont contribué à créer dans le Morbihan, capitale des mégalithes, quelque chose comme un monde merveilleux, captivant, où la nostalgie, la mélancolie, l’insatiable aspiration à l’infini ont leur royaume. Une terre, par cela même de mysticisme austère, de réflexion sereine qui nous achemine plus aisément vers le passé que vers l’avenir.

Rien d’étrange que les fils de Bretagne, dès leur enfance, avec ce goût pour les légendes qu’évoquent tant de châteaux médiévaux, laissent libre cours à leur imagination si sensible aux sortilèges des «Korrigans» (esprits maléfiques), aux prouesses des aventuriers de la mer, aux histoires de belles petites princesses blondes, aux amours romantiques et simples, enveloppés de grandeur et de solitude. D’autre part, la configuration de la Bretagne a décidé de la vocation de ses habitants. Le dur, le tragique attrait de la mer a dominé l’histoire de ce peuple. Les valeureux habitants des Côtes du Nord, ceux du «Finisterre» (la Péninsule avancée   à l’ouest de la France: Finis Terrae, «Pen ar bed»), ou bien les fils du Morbihan, tous ont su affronter avec audace les immensités de l’océan et y ont laissé leurs traces. Vocation militaire et maritime de ce noble peuple de pêcheurs et de marins, de vigies et d’explorateurs du globe.

 Ce serait une tâche fort ardue de donner une très brève idée de ce que la Bretagne a apportée à l’Histoire commune de la France, grâce au courage de ses chers enfants, grâce à la force morale d’une fière collectivité. Si l’on doit citer quelques noms, voici ceux des grands voyageurs qui dominèrent les mers: Jacques Cartier, explorateur d’un continent, René Madeo, nabab des Indes ou Yves Kerguelen qui donna son nom à des îles lointaines. Et la Tour d’Auvergne, «premier grenadier de la République», pour rappeler un brave.

La Bretagne, terre de mysticisme authentique, avait bien mérité de recevoir une consécration exceptionnelle dans l’histoire de l’art. En effet, en Bretagne, Gauguin planta sa tente et hissa sa bannière d’insurgé lorsqu’il fit de Pont-Aven le cénacle de son art. Paul Gauguin, considéré comme le chef de l’école symboliste, dont la vie elle-même se présente comme un symbole; c’est ainsi que l’existence de ce peintre se trouve en total conformité avec l’idée qu’il se faisait de l’artiste. Attiré par l’impressionnisme, alors que ce mouvement offrait un aspect inusité pour la majorité du public: on adhérait à lui, mais superficiellement, car «les impressionnistes signifiaient alors la position la plus avancée».

Dès son premier séjour en Bretagne, il laisse des tableaux qui marquent son œuvre. Dès 1886, avec ses paysages bretons, avec la vue de paysannes bretonnes, à la poésie simple, jusqu’aux célèbres tableaux de 1888, dans lesquels l’ancien élève du Séminaire d’Orléans, où il était en 1859, il avait onze ans alors, donna libre cours à son inspiration profondément religieuse. À cette série appartiennent: «Le Christ Jaune», «La Vision après le sermon ou la lutte de Jacob avec l’Ange», le «Christ dans le Jardin des oliviers», etc… où l’artiste ne se contente pas du visuel, du sensoriel des impressionnistes. S’inspirant du paysage breton, de la simplicité populaire et ingénue, il trouve la tradition classique la plus exigeante; plusieurs tableaux de la Bretagne, comme, plus tard, ceux de Tahiti, ceux des autres îles d’Océanie, avec leurs contrastes jaunes et rouges, avec la même réduction du tableau à des formes simples, expressives, entrent dans cette ligne.

Ainsi comprend-on comme l’écrit Gauguin: «Cette terrible démangeaison de l’inconnu qui me porte à faire des folies» et aussi cette quête, en tant de voyages, pour trouver la simplicité, la rusticité. Et la Bretagne comble ses ambitions. «J’aime la Bretagne écrit-il à Schuffenecker, ici je trouve l’état sauvage et primitif. Lorsque mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le son  sourd, compact, puissant que je cherche dans la peinture» (4).

La formation autour de Gauguin du groupe de Pont-Aven, avec des peintres français et d’autres venus de tous les horizons donnait naissance à l’ère glorieuse de la nouvelle peinture qui rompait avec le passé et élaborait une esthétique explosive, germe de l’art contemporain. Elle signifiait en même temps, l’un des épisodes les plus marquants dans l’évolution de l’art, par la résonnance universelle qu’elle atteignit. C’était, par cela même un hommage unique, magnifique, rendu à cette merveilleuse région de France, à la province d’Anne de Bretagne.

NOTES:
** Il faudra attendre l´année 2004 pour que soit publié le Journal de mes Voyages autour du Monde (1852-1855) de Jean-René Maurice de Kerret, dessinateur sur La Forte, frégate de la Marine Impériale, Cloitre Éditions. (Note de CL).

  (1) «Rapport sur les Observations météorologiques faites dans l’Antisana» par M. Carlos     Aguirre, Institut de France, Académie des Sciences: Extraits des Comptes Rendus des séances de l’Académie des Sciences, Tome II, Séance du 19 Mai 1851.

  (2) Le Journal inédit du Vicomte de Kerret-Voyage en Équateur, 1853. Conférence  prononcée à l’Université Catholique de Paris, dans le Cycle organisé par le «Centre d’Études et de Recherches Ibéro-Américaines», le 21 février 1959.

  (3) Charles Chasse: Les hommes célèbres in: «Richesses de France», le Finisterre. Paris, 1957; p. 17.

(4) Paul Gauguin, texte de Robert Goldwater, Paris Nouvelles Éditions Françaises, 1961.

LES FAMILLES BRETONNES DES KERRET ET DES KERSAINT

Dans cette exceptionnelle région de France, «solide comme le granit de Kersanton, fière et solitaire comme le phare d’Armey qui domine les tempêtes», se trouve le berceau des Kerret et des Kersaint. Un an au moins avant la mort du roi Saint-Louis, il est fait mention du contrat de mariage, le 21 juin 1269, entre Hervé de Kerret et Catherine de Léon, cette dernière étant issue de la très noble famille dont la ville et l’évêché de Léon gardent le nom ancien et prestigieux dans le Nord du «Finisterre» (1).

Illustration 5 : Vicomte René de Kerret. Photographie aimablement offerte par la Comtesse de Bourbon-Moustier

Rien d’étrange que, parmi les quarante-huit familles bretonnes nobles dont les ancêtres ont participé aux Croisades et dont les noms sont gravés dans les galeries de Versailles, figure aussi la famille des Kerret. Les siècles passant, mention spéciale doit être faite de Jean-René de Kerret, chevalier et seigneur du château de Quillien, tuteur de Guillaume-Charles de Haffont, chevalier et seigneur de Lestrédiagat. N’oublions pas que notre voyageur se prénomme aussi René et qu’il est  chevalier et seigneur du château de Quillien. Les armes les plus anciennes de cette famille portent une devise à laquelle  les Kerret ont toujours fait honneur: «Tevel hac Ober» («Hacer y Callar», «Faire et taire»). «Belle et énergique devise», signale déjà le chroniqueur de 1669 (2).

La qualité de la noblesse des Kersaint n’est pas moindre. C’est une lignée qui se perd aussi dans les siècles et qui dans l’histoire moderne a donné à la France des marins, des voyageurs et des hommes d’État. Je rappellerai, parmi les ancêtres de nos voyageurs, Gui-François de Coetnempren, Comte de Kersaint, également dans le Finistère, près de Morlaix. Sa vie (1707-1759) fut une série de combats contre les Anglais, jusqu’à ce qu’il coule avec son bateau dans le combat de Quiberon. Son fils, le vice-amiral Armand-gui-Simon, est né au Havre en 1742. Il combattit aussi les Anglais et plus tard se lança dans le mouvement révolutionnaire. Il devint député de Paris à l’Assemblée Législative et, à la Convention, représenta le département de Seine-et-Oise. Spécialisé dans les Affaires Maritimes et de Défense Nationale, il démissionna bruyamment après l’exécution du Roi. Il se retira à Ville d’Avray, près de la capitale où il fût arrêté comme suspect et mourut sur l’échafaud en 1793. Son frère Gui-Pierre est né à Brest en 1747. Capitaine de Navire, en 1786, il remplit une mission en Cochinchine, auprès de l’Empereur Gia-Long. Pendant la Révolution, il émigra. De retour en France en 1803, il remplit la charge de préfet. Il devint Contre-Amiral sous la Restauration. Il mourut à Suresnes, en 1822.

Dans le Bulletin de la «Société Archéologique du Finisterre», de 1898, on lit quelques renseignements nécrologiques concernant notre illustre voyageur, dont le nom complet est René-Maurice, Vicomte de Kerret. Il était né en 1833. Il avait par conséquent dix-neuf ans lorsqu’à titre d’Officier dessinateur, il obtint l’autorisation de s’embarquer à bord de la frégate «La Forte» (3), que commandait l’Amiral Février des Pointes (4). Ce voyage en compagnie de son cousin le Comte de Kersaint, devait le mener jusqu’à Guayaquil et à Quito.

À L’AUBE DU SECOND EMPIRE

Au moment où «La Forte» entreprenait son long voyage, des  événements exceptionnels se déroulaient à Paris. L’on commémorait l’anniversaire du «coup d’État» du 2 décembre 1851, consacré ensuite par le plébiscite du 21 et du 22 décembre 1851 qui faisait de Louis Napoléon, le Président de la République Française pour «dix ans». Mais un régime peut changer; personne ne s’y trompait; le président était trop célèbre.

Illustration 6

L’après-midi du Ier décembre 1852, les Sénateurs, les Députés, les Conseillers d’État, en grand uniforme et voitures d’apparat, escortés par des troupes de cavalerie qui arboraient des flambeaux étincelants, se dirigeaient vers le palais de Saint-Cloud pour remettre à Louis Napoléon le résultat du scrutin des 21 et 22 novembre précédents, «où une majorité populaire de 96 pour cent voulait le rétablissement de la dignité impériale en la personne de Louis Napoléon» (5).  Accompagné à sa droite par le roi Jérôme, à sa gauche par le prince Napoléon, l’empereur Napoléon III reçoit le Président du Sénat qui s’avance et déclare lui remettre «l’expression solennelle de la volonté nationale». Moment extraordinaire, unique. L’Empereur est plus pâle que de coutume. Il laisse voir, pour la première fois des signes de profonde émotion. L’instant attendu depuis si longtemps est enfin arrivé, pense-t-il en son for intérieur. Il pense à son emprisonnement à Ham, à son exil en Angleterre. Il pense à sa mère morte. Et l’ombre de Napoléon Premier domine la salle et l’esprit de l’assemblée. D’une voix suave, presque avec modestie, il remercie. Il gouvernera, affirme-t-il, avec générosité; il ouvrira les portes des prisons. Il lance un appel à toutes les opinions. «Aidez-moi, messieurs, conclut-il, à asseoir sur ce pays bouleversé par tant de révolutions, un gouvernement stable, qui ait pour fondement la religion, la propiété, la justice, l’amour des classes déshéritées…» (6).

Le lendemain, 2 décembre 1852, anniversaire d’Austerlitz et de son «coup d’État», Napoléon III abandonne Saint-Cloud et précédé, d’un garde impériale de lanciers, de dragons, et d’une brigade de carabiniers, il fait son entrée triomphale à Paris; il passe à cheval sous l’Arc-de-Triomphe et descend l’Avenue des Champs-Elysées. La foule immense des grands jours de l’histoire l’acclame avec enthousiasme; les troupes présentent les armes et lancent en chœur des ovations interminables… Il arrive ainsi au Palais des Tuileries, où il est salué par les Maréchaux, les Amiraux, les Ambassadeurs, les hauts fonctionnaires au cours d’une cérémonie qui réunit une foule extrêmement nombreuse. Dès ce jour il pourra signer: «Napoléon III, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des Français». Personne ne prévoyait alors que Sedan se trouvait seulement à dix huit ans de distance!

NOTES:

(1) Lettre adressée par Yves Tanneau, secrétaire de la Société Archéologique du Finisterre  à la Comtesse de Bourbon-Moustier, le 21 mars 1959.

(2) Idem.

(3) Tandis qu´au XVIème siècle, la frégate était un petit bateau à rames, peu armé et destiné à des opérations d´exploration et de transport, au XVIIème et XVIIIème siècles, il devint un voilier trois mâts de la marine de guerre. La frégate «La Forte» qui séjourna à Guayaquil, seconde et avant dernière à porter ce nom, fut armée à Cherbourg en 1841. Avant son voyage en Équateur elle était en carène dans ce même port, en 1852.

(4) Célèbre marin qui participe à plusieurs expéditions et prit part à la guerre franco-russe. Après ce combat, il mourut dans le Pacifique, en 1855. Ses qualités humaines et diplomatiques le désignèrent pour la mission que la France lui confia au près du Gouvernement de l´Équateur, en 1852-1853.

(5) Georges Roux,  «L´Empire est rétabli», Le journal de France, Nº50, Paris, 1970.

(6) Idem.

DES CÔTES BRETONNES À LA COUR D’UN EMPEREUR SUD-AMÉRICAIN

Après un long mois passé à attendre des vents favorables, mois que le Vicomte de Kerret emploie à se perfectionner dans le dessin et l’aquarelle, en cet historique jour du 2 décembre 1852, «La Forte» abandonna Brest, le vieux port gallo-romain qui plus tard devait faire partie du Duché de Bretagne et devenir une base navale de première importance. Avec Richelieu, Colbert et Vauban, Brest devint un puissant port militaire ainsi qu’un port commercial et un centre industriel et, à partir de 1830, le siège sociale de l’École Navale de France.

Illustration 7 : Brest

 À bord de «La Forte», se trouvaient soixante et une personnes: quatorze Officiers de l’État Major, vingt-six élèves marins, quatorze religieux capucins italiens qui allaient à la Plata, quatre religieuses et un Officier d’Infanterie avec son épouse et son fils qui allaient à Tahiti.

 Outre d’autres missions confiées à l’Amiral Février des Pointes et, en particulier, l’une très délicate auprès du Gouvernement de l’Équateur, ils devaient aller visiter plusieurs possessions françaises de Polynésie, dans les eaux du Pacifique. Ainsi, les grandes étapes de ce long périple furent: Les Canaries, Rio de Janeiro et, une fois doublé le Cap Horn, Valparaiso, Lima, Guayaquil, pour se diriger après vers la Polynésie et visiter les îles Marquises, ensuite Tahiti où ils furent très bien traités par la célèbre Reine Pomaré (du 27 octobre 1853 à février 1854). De retour au Chili, ils naviguèrent vers le nord, jusqu’à San Francisco en Californie et redescendirent jusqu’à Panama; le 24 décembre 1854, ils parvinrent à Acapulco pour entreprendre le voyage de retour à Brest, où ils débarquèrent dans les premiers jours de mars 1855.

Le vent qui leur avait permis de quitter Brest ne tarda pas à devenir tempête et à jeter «La Forte» vers l’ouest de l’Irlande. Le 16 décembre 1852, ils abandonnèrent enfin les côtes d’Europe, avec d’énormes précautions à cause du mauvais temps et des vents contraires. Ils passèrent devant l’île de Madère et se dirigèrent vers les Canaries où ils arrivèrent dans la matinée du 20. Dès ce moment, le Journal de voyages du Vicomte de Kerret commence à nous fournir des descriptions enchanteresses, comme le spectacle magnifique qu’offre Palma «dont les montagnes se perdaient dans les nuages», ensuite Tenerife, où ils restèrent plusieurs jours «pour faire provision de vin et de vivres frais».

Une fois surmontées les tempêtes, la navigation continua tranquillement offrant ses multiples agréments. Avant tout, le climat délicieux, ensuite les plaisirs variés de l’océan où abondent poissons volants, bans de thons, requins et baleines qui passaient non loin de la frégate. Le 23, ils franchirent le Tropique du Cancer et le 25, le jour de Noël, ils assistèrent à la messe de onze heures; avec quatorze capucins à bord, on le comprend, les messes ne pouvaient pas manquer! D’autre part, le Vicomte note: «Le dimanche, avant la messe, inspection de l’équipage en grand uniforme». Le Nouvel An fut célébré par de grandes réjouissances auxquelles s’ajouta, le 2, le passage de la ligne de l’équateur avec une fête spéciale: baptême symbolique et discours de circonstance. Ce discours, de Kerret le reproduit intégralement et c’est une pièce charmante de fort bon goût et d’exquise bonne humeur aux allusions significatives. Jugez-en par ce paragraphe:

 «…Mes frères, mes très chers frères, que les apprêts de cet auguste baptême et la vue de nos fidèles vassaux ne vous effraient pas. Vous qui nous rendez visite pour la première fois, bien que n’habitant pas les mêmes régions, nous ne sommes pas étranger à la courtoisie française. Amiral, la présence dans ces mers de la frégate qui a l’honneur de battre votre pavillon est un évènement heureux pour le Père La Ligne qui offre ses vœux pour le succès, la gloire de vos armes et le bonheur des vaillants officiers qui ont l’honneur de servir sous vos ordres».

Après la cérémonie, l’on dansa jusqu’à très tard dans la nuit. «Autant qu’il m’en souvient, écrit René de Kerret, je faisais partie d’un quadrille auquel l’Amiral et les Commandants prirent part. Il ne fut pas dénué de charme».

Les jours suivants, ils prirent la direction de Rio de Janeiro et, le 13 janvier, ils arrivèrent au grand port:

«Je montais sur le pont, à quatre heures du matin, pour observer un peu l’aspect du pays. Je fus émerveillé par cette magnifique nature; le soleil commençait à se lever et semblait une boule de feu qui s’élevait au-dessus de la mer, et ses rayons se projetaient déjà sur ces belles montagnes; à notre gauche se dressait le ‘Pain de Sucre’ que nous pouvions admirer à notre aise».

Le 15, après avoir salué de vingt et un coups de canon, ils débarquèrent à Rio. Malheureusement une fois à terre, ils éprouvèrent plutôt une déception:

«Cette ville est belle de loin; nous trouvons un débarcadère en ruines, entouré de dépôts de vase, qui exhalent des odeurs fétides, causes certaines de tant de maladies dans un pays aussi chaud que le Brésil, surtout sur le pourtour de cette admirable baie».

L’Empereur Pierre II reçut l’Amiral Février des Pointes et ses officiers. De Kerret écrit: «Il est dans la force de l’âge, fort bien sous tous rapports, il a épousé une princesse de Naples». J’aurai l’occasion de faire plus ample référence à cette visite.

Les dix jours passés à Rio furent activement employés. Le 16 janvier on célébra la proclamation de l’empire de Napoléon III avec une splendide cérémonie et un «Te Deum» à la cathédrale. Les détails que René de Kerret donne sur la ville, sur ses habitants, sur la vie qu’y menaient les quelques trente mille Français, sont d’un grand intérêt. Après la visite de la ville il écrit:

«Rio est une ville assez régulière, mais d’une saleté incroyable. Les maisons sont jolies, toutes peintes de couleurs vives et différentes: maisons bleues, rouges, jaunes; elles sont couvertes de tuiles rouges également, ce qui, de loin produit un bel effet».

Cependant, le 24 janvier, ils durent abréger leur visite, à cause d’une épidémie de fièvre jaune.

EN SUIVANT LES TRACES DE MAGELLAN

Ils prirent ensuite la route du sud, avec de forts vents qui occasionnèrent une terrible tempête, dans les premiers jours de février 1853. Le 7, ils rencontrèrent un bateau qui naviguait en direction contraire et qui, nettement, essayait de se cacher. «D’après sa mâture, nous crûmes que c’était un navire américain; nous avons eu la confirmation parce qu’il n’avait pas hissé son pavillon; car il n’y avait rien de plus discourtois, sur les mers aussi, qu’un américain», écrit de Kerret. Le 14, ils longèrent les îles Malouines et passèrent près de la Terre de Feu; le 18, ils doublèrent le Cap Horn et l’après-midi du 13 mars, ils arrivèrent au port de Valparaiso: «tellement vanté par les navigateurs». Mais leur première impression fut celle d’une terrible: «Désillusion lorsque nos yeux se portèrent sur cette terre dénudée, desséchée, brûlée, sur l’aspect de ces montagnes arides, sans arbres, couvertes de cactus, dont quelques-uns ressemblaient à des baliveaux, sans branches ni feuilles. Quelle désillusion que ce nom de Vallée du Paradis!».

Le reste est plus intéressant: la ville très agréable, l’un des ports les plus actifs du Pacifique, le pays volcanique où il y a beaucoup de tremblements de terre, mais les gens sont accueillants et le climat en général agréable. De Kerret insiste sur le fait que le Chili est un pays riche par ses mines; il donne des détails sur la société, et sur les coutumes de ses habitants, sur les fêtes et fait spécialement mention de la «beauté des Chiliennes».

Le 22 mars, ils quittèrent Valparaiso en direction de Callao. Le Ier avril, ils arrivèrent aux îles San Lorenzo, peuplée d’oiseaux et de nombreux phoques. De là ils commencèrent à apercevoir Lima. Quant, au Callao «c’est un port sans intérêt»; mais en revanche la visite de la capitale péruvienne inspire le noble français:

«Le spectacle était magnifique; au fond toute la chaîne des Cordillères, perdues dans les nuages, se détachaient en blanc, rose et or, éclairées qu’elles étaient par un superbe coucher de soleil et cernées de lignes verdâtres qui semblaient être les saules qui entourent les terres incultes où bordent le Rimac, le torrent qui passe tout près de Lima… ».

À Lima, ils ne restèrent que trois jours. Ils visitèrent la ville sur laquelle le Vicomte nous fait part de ses observations très agréables. Rien d’aussi attirant que la course de taureaux à laquelle il assistait pour la première fois. Mais, il nous laisse une description qui témoigne plutôt de sa déception. Pour le cher Français, la course de taureaux fut: «Une horrible boucherie, où treize taureaux furent sacrifiés à un public barbare». Et il avoue:

«Je disparus, écœuré de ce massacre, préférant aller serrer la taille de ces charmantes Liméniennes. Mal m’en prit! Cet œil noir et brillant qui semblait appartenir à une femme charmante était celui d’une vieille peau tannée qui me fit fuir à toutes jambes et je cours encore!».

Le 5 avril, ils quittèrent Lima; le 10 ils arrivèrent à Paita. De là, après huit jours de repos, ils entreprirent de naviguer dans les eaux équatoriennes.

VERS UN «PAYS ENCHANTEUR, DANS LE PLUS BEAU VOYAGE QUE PUISSE FAIRE UN ÉTRANGER»

À la page soixante-sept du «Cahier n°1», le Vicomte de Kerret entame le récit de son voyage en Équateur. Non seulement il y consacre incontestablement la longueur la plus importante, autour de cent pages, mais encore sa relation revêt un intérêt spécial comme nous allons voir dans les paragraphes suivants.

Le 15 avril 1853, au matin, ils laissèrent Paita, où les avait rejoint un autre bateau français «Le Prony»; ce dernier était parti deux jours avant pour les attendre dans l’île Puná. «La Forte» passa devant Santa Clara: «une île très jolie». Le 17, ils arrivèrent  devant Puná, «une île qui porte ce nom en raison de la quantité de lions américains qui vivent et qui se nomment pumas», explique le voyageur. Et il poursuit: «Ces pumas n’ont pas de crinière comme les lions d’Asie ou d’Afrique; ils ressemblent plutôt à des lionnes, mais sont très mauvais».

Il donne quelques détails sur les habitants et, en particulier, cet épisode. Le fils de l’officier qui voyageait avec eux et devait continuer jusqu’à Tahiti était un garçonnet de quatre ans mais il était très corpulent et avait les cheveux rouge vif, couleur carotte. «Toutes les femmes du pays vinrent le voir et l’embrasser, toutes auraient désiré avoir un enfant pareil et étaient emplies d’admiration».

Mais sans aucun doute, plus grande était encore l’admiration des Français devant ce nouveau paysage:

 «Les deux jours que nous avons passés dans le village de Puná, nous les avons occupés à chasser les caïmans, sur les rives du ruisseau qui descend de l’intérieur; après avoir visité les environs du village, nous nous sommes soudain trouvés au milieu d’une forêt inextricable. Les maisons son bâties sur pilotis ; les habitants montent par une échelle à une grande pièce pourvue de nattes d’osier à environ quinze pieds au dessus du sol; bien qu’ils dorment sur ces nattes, ils ont des moustiquaires en mousseline pour se garantir contre les affreuses piqûres des moustiques, si nombreux dans ces régions tropicales».

Et vient ensuite l’une des premières et belles descriptions du paysage équatorien:

 «Il y avait beaucoup de fleurs, toutes couvertes d’une quantité de colibris, oiseaux-mouches de toutes sortes et aux plus riches couleurs. Les quelques animaux du village étaient enfermés dans de petits enclos formés de piquets profondément enfoncés dans le sol et pointus à leurs extrémités».

Dans l’île de Puná, ils rencontrèrent un autre bateau français, «La Prudente», corvette de vingt quatre canons, sur laquelle le Vicomte de Kerret trouva «un vieil ami, Monsieur de Marie», dont il ne donne d’autres détails, hormis que «l’Amiral lui confia les passagers pour Tahiti et les religieuses qui venaient de Brest», et qu’ils devaient continuer leur voyage, une fois réglée «l’Affaire de Guayaquil».

Lorsque la marée le leur permit, ils quittèrent Puná et commencèrent à naviguer sur le Guayas. Le paysage séduit une fois de plus les yeux des voyageurs. De Kerret écrit: «Nous attendîmes que les marées qui grandissaient nous permissent d’entrer dans ce pays enchanteur, qui devait couronner le plus beau en même temps que le plus rude voyage que puisse faire un étranger».

Lentement, le 23 avril 1853, «Le Prony» remorqua «La Forte». Ils s’arrêtèrent pour la nuit et reprirent la navigation le lendemain. À sept heures et demie du matin, le 24 avril, la frégate était devant Guayaquil.

Illustration 8 : Amiral Febvrier des Pointes. Tableau de Brocas (aimblement communiqué par la comtesse Jean de Polignac).

«L’AFFAIRE» DE L’ÉQUATEUR

À trois occasions différentes au cours de la traversée de Brest à Guayaquil, le Vicomte de Kerret fait référence à cette «affaire» de l’Équateur qui avait décidé de la mission spéciale de «La Forte» et à laquelle l’Amiral Février des Pointes était chargé de trouver une solution.

D’abord, lorsque que l’Amiral et les officiers de l’État Major, desquels faisaient partie de Kersaint et de Kerret, avaient rendu visite à l’Empereur Pierre II du Brésil en janvier 1853, aux salutations que lui avait adressées l’Amiral de France, l’Empereur avait répondu, entre autres choses:

«Je sais que vous allez peut-être faire la guerre aux petits États qui sont mes voisins; mais je compte sur votre indulgence. J’espère que vous serez magnanimes avec ces pays qui sont faibles et ne pourront pas vous résister» (1).

Ensuite, lorsqu’au mois de mars de la même année, se multiplient les manœuvres militaires, les inspections, les débarquements et les tirs à blanc, de Kerret note:

«J’avoue qu’un combat naval doit être un spectacle magnifique…Comme c’était le premier simulacre de combat de ce genre auquel j’assistais, j’avais les oreilles brisées après quatre cents coups de canon et le tir de deux mille cartouches de carabine. On sonna la retraite. Tous ces exercices militaires se pratiquaient pour former les hommes pour le cas où il y aurait contre Guayaquil une attaque sérieuse» (2).

Et ce n’est d’ailleurs pas la seule fois que de Kerret fait référence aux nombreuses manœuvres militaires qui étaient effectuées. Ainsi quelques jours auparavant, il avait déjà écrit:

«Le Commandant Saissat, Capitaine de Vaisseau et du pavillon de l’Amiral, profitait de toutes les occasions pour occuper les équipages; pendant notre court séjour à Paita, il fit descendre les compagnies de débarquement des trois navires de guerre, avec l’artillerie de montagne et l’on fit l’attaque du sommet ces dunes où l’on avait envoyé à l’avance un certain nombre de troupes. Ce fut un spectacle intéressant et beau. Après, les six ou sept cents hommes qui avaient participé au débarquement, rembarquèrent».

Enfin, la troisième circonstance où le voyageur aborde cette «Affaire» de l’Équateur, c’est au moment de quitter la capitale péruvienne (après le spectacle peu apprécié de la course de taureaux). Le Vicomte écrit: «Après trois jours bien employés à Lima, il était temps de regagner notre bateau; l’Amiral était presser d’en finir avec le différend de Guayaquil» (3). En peu de lignes, notre voyageur et chroniqueur donne sa version sur ce «différend», motif d’une telle concentration de la flotte française devant Guayaquil. Lisons dans cette page:

«Les autorités du pays (Équateur) montèrent à bord pour rendre visite à l’Amiral; celui-ci leur expliqua le but de son voyage. On devait entrer en contact directement avec le Président de la République d’Équateur, alors le citoyen Urbina, un Métis-Indien. Notre Ministre à Quito, le Comte de Montholon, avait amené notre drapeau et abandonné le pays, car les Français qui vivaient en Équateur avaient été maltraités et pillés de leurs biens; il (le Ministre de France) n’avait pu faire agréer ses plaintes auprès du Gouvernement du pays. L’Amiral Février des Pointes avait été chargé de régler ce différend» (4).

  C’est ainsi que s’explique la concentration inhabituelle de la Marine Française devant Guayaquil. De Kerret écrit:

«D’abord la Frégate ‘La Forte’, de soixante canons, ‘Le Prony’, vapeur à roues, de six canons, ‘La Brillante’, frégate de trente canons, ‘La Prudente’, corvette de vingt-quatre canons et ‘El Obligado’, brick de douze canons -ajoute le Vicomte- de réduire en cendres cette minuscule ville de bois» (5).

NOTES:

(1)  Journal de Voyages du Vicomte de Kerret. Cahier N°1, p.30.

(2) Idem p.42.

(3) Vicomte de Kerret, op. Cit., p.64.

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