Pierre Lopez, Université de Provence Aix-Marseille I
D’un point de vue très schématique, dans l’histoire des lettres équatoriennes, après les œuvres des dernières décennies du XIXe, principalement celles de Juan León Mera et de Juan Montalvo, ce sont surtout les premières décennies du XXe, 1920-1930, qui sont mises en exergue. Une évolution est marquée durant ces deux décennies par une période de « tâtonnement esthétique des avant-gardes » des années 20, puis par les œuvres « indigénistes » ou celles aussi désignées par de : « préoccupations sociales » révélant un tournant décisif dans le processus de maturité littéraire que connaît alors l’Équateur. Des termes comme « génération des années 30 » ou « réalisme social » s’imposent alors dans le panorama critique et littéraire présupposant d’une homogénéité esthétique qui semblerait se confirmer sur plusieurs décennies, du moins jusqu’aux années 40.
Tout en maintenant notre approche très synthétique, nous pourrions considérer cette prédominance du « realismo social » (1) comme étant l’aboutissement d’un processus « d’institutionnalisation » d’une avant-garde parmi d’autres, qui naît et s’affirme durant une période de grandes spéculations esthétiques et de changements sociopolitiques. Ce phénomène a été largement interprété par plusieurs critiques littéraires comme étant une « reubicación del poder político y cultural » (2) Dès les années 1910, des revues littéraires soulignent la dimension révolutionnaire (3) de certaines œuvres cubistes, futuristes, exposées en Europe. Bien que ces évocations ou comptes rendus sur ces nouvelles propositions esthétiques ne constituent pas réellement en soi un quelconque raz de marée sur la surface lisse du panorama littéraire, elles révèlent malgré tout dans ses affleurements une sourde volonté de changement qui s’affirmera lors de l’intégration d’une nouvelle génération d’écrivains. Ces derniers vont ainsi établir de nouveaux rapports de force au sein même de ce panorama qui se caractérise alors avant tout comme un espace de revendication des valeurs hégémoniques d’une élite, qu’elle soit conservatrice ou libérale. Considérant les productions symboliques comme instrument de domination, Pierre Bourdieu s’est penché sur le pouvoir de la culture dominante :
La culture dominante contribue à l’intégration réelle de la classe dominante (en assurant une communication immédiate entre tous ses membres et en les distinguant des autres classes) ; à l’intégration fictive de la société dans son ensemble, donc à la démobilisation (fausse conscience) des classes dominées ; à la légitimation de l’ordre établi par l’établissement de distinctions (hiérarchies) et à la légitimation de ces distinctions. Cet effet idéologique, la culture dominante le produit en dissimulant la fonction de division sous la fonction de communication : la culture qui unit (médium de communication) est aussi la culture qui sépare (instrument de distinction) et qui légitime les distinctions en contraignant toutes les cultures (désignées comme sous-cultures) à se définir par leur distance à la culture dominante (4).
En Équateur, la forte hiérarchisation de la société induit une grande distance entre la culture dominante et les autres cultures, ou plutôt avec le « reste », car la stratification sociale est directement héritée de la société coloniale et la violence symbolique exercée depuis le sommet de la pyramide sociale constitue une force reconnue, subie, acceptée et intégrée dans le rapport à l’Autre… L’Art en général, la littérature, la sculpture seront avant tout des espaces de reconnaissance et d’imposition de valeurs esthétiques, certes, mais aussi, bien entendu, de valeurs sociales, morales et politiques. Dans Cumandá, l’une des œuvres phares du romantisme latino-américain, Juan León Mera fait l’apologie des valeurs de l’Église victime des assauts de la mouvance libérale dont le chef de file, dans bien des occasions, sera Juan Montalvo, adversaire acharné du dictateur conservateur García Moreno. Les rivalités politiques, souvent centrées sur des personnes qui s’affirment comme des autorités intellectuelles polarisent et dynamisent l’espace littéraire : « Mía es la gloria. Mi pluma lo mató » dira Juan Montalvo à la mort de García Moreno, assassiné le 6 août 1875. Ce dynamisme se manifeste par la création de journaux, et de revues d’où s’impose au sein même d’une élite, d’une hiérarchie non contestée, une vision de la société. Comme le précise Pierre Bourdieu :
En Équateur, la forte hiérarchisation de la société induit une grande distance entre la culture dominante et les autres cultures, ou plutôt avec le « reste », car la stratification sociale est directement héritée de la société coloniale et la violence symbolique exercée depuis le sommet de la pyramide sociale constitue une force reconnue, subie, acceptée et intégrée dans le rapport à l’Autre… L’Art en général, la littérature, la sculpture seront avant tout des espaces de reconnaissance et d’imposition de valeurs esthétiques, certes, mais aussi, bien entendu, de valeurs sociales, morales et politiques. Dans Cumandá, l’une des œuvres phares du romantisme latino-américain, Juan León Mera fait l’apologie des valeurs de l’Église victime des assauts de la mouvance libérale dont le chef de file, dans bien des occasions, sera Juan Montalvo, adversaire acharné du dictateur conservateur García Moreno. Les rivalités politiques, souvent centrées sur des personnes qui s’affirment comme des autorités intellectuelles polarisent et dynamisent l’espace littéraire : « Mía es la gloria. Mi pluma lo mató » dira Juan Montalvo à la mort de García Moreno, assassiné le 6 août 1875. Ce dynamisme se manifeste par la création de journaux, et de revues d’où s’impose au sein même d’une élite, d’une hiérarchie non contestée, une vision de la société. Comme le précise Pierre Bourdieu :
Dans la lutte pour l’imposition de la vision légitime, où la science elle-même est inévitablement engagée, les agents détiennent un pouvoir proportionné à leur capital symbolique, c’est-à-dire à la reconnaissance qu’ils perçoivent d’un groupe : l’autorité qui fonde l’efficacité performative du discours est un percipi, un être connu et reconnu, qui permet d’imposer un percipere, ou, mieux, de s’imposer comme imposant officiellement, c’est-à-dire à la face de tous et au nom de tous, le consensus sur le sens du monde social qui fonde le sens commun (5).
Mais dans ce consensus sur le sens du monde social, la culture des petites et basses couches sociales brille par son absence, sauf parfois pour être réinvestie dans des journaux satiriques… Et fin XIXe c’est avant tout une esthétique entre le romantisme et le néoclassicisme imprégnée d’une volonté moralisatrice tendant à mettre en exergue un esprit d’exaltation patriotique, qui prédomine « comme imposant officiel » sur toute prétention à proposer d’autres options esthétiques (6).
En effet, si la culture dominante investit et organise l’espace littéraire, cela ne veut pas pour autant dire qu’elle soit homogène du point de vue esthétique. Des divergences apparaissent avec le courant « modernista » qui rejette une certaine rigidité dans la dimension moralisatrice et didactique des œuvres romantiques ancrées dans une réalité autochtone. Les modernistes revendiquent l’autonomie de l’Art, la liberté de l’individualité créatrice, l’insertion de « lo nuevo », la liberté formelle dans la création littéraire, opposant un idéal de beauté, de noblesse et de spiritualité aux aspirations mercantilistes, matérialistes et utilitaristes de la société. En fait, il sera reproché aux modernistes de trop cultiver un individualisme élitiste et intimiste et de refuser « l’engagement de l’Artiste vis-à-vis de la société » ainsi que « la fonction sociale de la littérature ».
Nous retrouvons ces reproches pour l’ensemble du mouvement Moderniste en Amérique Latine ce qui, au niveau de l’espace littéraire équatorien, sera interprété comme une fracture esthétique sur la forme mais non comme une scission au sein de la culture dominante. Cela dit, les auteurs modernistes ont ouvert de nouvelles voies dans la création littéraire notamment en cultivant une certaine flexibilité par rapport aux canons littéraires en vigueur. Il se dégage une ouverture esthétique dans un espace créatif empreint d’un certain exotisme dans l’utilisation d’expressions équatoriennes, dans l’importance accordée à la culture européenne, principalement française, mais surtout dans l’utilisation d’un esprit et d’un ton corrosifs qui, tout en étant une réponse à l’égard d’un certain dédain de la part de nouveaux acteurs sociaux, ont su maintenir malgré tout un regard critique sur le champ littéraire équatorien.
Parmi les auteurs modernistes, « la generación decapitada », entre autres, a su dans un esprit de rupture très innovateur, provocateur et cosmopolite s’essayer à des esthétiques très avant-gardistes. C’est ainsi que le poète José Aurelio Falconí Villagomez fait un pied de nez aux défenseurs de la culture dominante en dédiant son poème «Poema de las ranas » aux grenouilles : « Ranas : para vosotras yo fabriqué este poema, nadie más que vosotras apreciará esta gema. Mejor que no comprendan los otros: es mi lema » (7).
Dans son poème « Arte poética », il fait un plaidoyer pour la liberté de la poésie condamnant la rigidité des règles académiques alors en vigueur :
Y sé también un poco enciclopédico/ y otro poco cosmopolita, /para hablar el universal lenguaje/ con todas las sirenas del Mundo/ y olvídate de la Retórica,/ de la Academia y la Señora Polilla/ porque ya no hay gramáticos en el Orbe/ y los últimos románticos/ murieron en Flandes o en las Argonas/ o en otro cualquier lugar de Europa, / luchando por esto o aquello/ para que triunfe Artropos./ Así, pues, arroja tus dados al aire, / Poeta dadaísta./ sin que te importe el prójimo una higa/ pues asistes a tu propio espectáculo/ sin cobrar tarifa (8).
Ces positions seront décriées et la funeste fin (9) de la « generación decapitada » sera largement exploitée par les détracteurs de l’esthétique moderniste qui, dans un esprit « romantique » et tragique, vont « dénoncer » l’inadaptabilité des poètes modernistes à la vie sociale et à la « modernité ». Cela dit, ces poètes exercèrent une influence certaine, parfois non reconnue, sur une autre génération d’écrivains, poètes, dramaturges, née au début du siècle, la « génération des années 30 », laquelle participera à l’éclosion et à la reconnaissance du roman et de la nouvelle.
Dans les années 20, le champ littéraire s’élargit et de nouveaux acteurs organisent leurs espaces de création hors des salons cossus des représentants de la culture officielle, dans les quartiers populaires (10), dans des « tertulias », donnant ainsi l’impression de danser « une espèce de ballet bien réglé dans lequel les individus et les groupes évoluent » (11). Deux tendances se dégagent de ce ballet ; la première est de considérer le roman comme un genre qui doit affirmer « una tradición con una nacionalidad ecuatoriana inconfundible » (12). La seconde consiste à récupérer l’espace culturel proposant des œuvres qui convergent vers un changement des mentalités, voire un changement des structures sociales, adoptant ainsi de plus en plus des positions politiques proches des partis de gauche, dans un premier temps socialiste, puis communiste. L’élargissement de l’échiquier politique induit une modification du champ culturel fragilisant le monopole de la culture dite « officielle ».
Cela dit, les véritables ruptures esthétiques se feront de manière prononcée à partir des années 20, avec les nouvelles et les romans de jeunes auteurs comme Pablo Palacio et Humberto Salvador (13) Le recueil de nouvelles de Pablo Palacio, Un hombre muerto a puntapiés, et son roman Débora (14) publiés en 1927 ainsi que le roman de Humberto Salvador, En la ciudad he perdido una novela, écrit en 1929 et publié en 1929 marqueront une faille dans l’homogénéité du champ culturel. Il suffit d’imaginer le scandale que provoqua dans le « tout petit monde » de la bonne société équatorienne le récit que propose Pablo Palacio sur les pérégrinations sexuelles d’un homosexuel en « manque de chair fraîche » dans les rues de la capitale, ou les onomatopées reproduisant le craquement des os provoqués par les morsures d’un anthropophage se délectant de la chair de son fils. La dimension provocatrice est ainsi revendiquée dans l’épigraphe: « Con guantes de operar; hago un pequeño bolo de lodo suburbano. Lo echo a rodar por esas calles: los que se tapen las narices le habrán encontrado carne de su carne » (15).
Nous sommes là bien loin du rapport à la chair proposé par les romans romantiques alors en vigueur, et de ce fait, les réactions ne se font pas attendre. Dans un premier temps la réception est marquée par un rejet, rejet dans le mutisme (ne parlons pas de ce qui n’existe pas, ou ne doit pas exister…), ou par un mutisme d’étonnement, mais d’autres voix saluent l’originalité et l’approche très novatrice qu’elles cherchent à rattacher à des propositions reconnues (souvent à posteriori) :
Ataca la cotidianidad de la vida con técnicas que recuerdan extrañamente las de Kafka y Joyce. Su novela Débora, es la novela que se hace a la vista del lector, como radiografía irónica de vidas y hechos (16).
Le même besoin d’établir des similitudes se manifeste pour le roman En la ciudad... de Humberto Salvador considérée comme la première manifestation « pirandellienne» (17) en Équateur. Ces deux auteurs explorent aussi de nouvelles voies esthétiques reconsidérant dans leur approche métalittéraire l’acte de création et accordant ainsi une large place dans l’espace discursif, au monde de l’inconscient (18). Ce dernier, intégré dans une nouvelle approche en Équateur de l’homme au monde, est réinvesti dans une fictionnalisation des choix esthétiques qui s’offrent à l’écrivain et forcément, elle suscite une remise en question et un repositionnement des choix esthétiques alors en vigueur.
L’aspect provocateur de Pablo Palacio n’est pas vraiment en soi une nouveauté dans la littérature équatorienne ; en ce sens, il se situe dans une continuité. Rappelons que les modernistes ont su répondre à un certain dédain dont-ils étaient victimes par du dépit envers des lecteurs « incultes », c’est-à-dire leurs propres citoyens ou élites cultivées qu’ils dénigraient pour préférer les « batraciens ». Si nous remontons plus loin dans le temps, que ce soit Juan León Mera ou Juan Montalvo, principalement ce dernier, ils ont su dénoncer avec véhémence les mœurs et coutumes de leurs concitoyens. Cela dit, le besoin de rompre autant par la forme que par le fond semble s’imposer comme un impératif absolu pour marquer une radicalisation dans le champ littéraire, une radicalisation esthétique qui est en prise directe avec un positionnement idéologique.
Que ce soit Pablo Palacio, Humberto Salvador, Gonzalo Escudero et bien d’autres jeunes écrivains... ces écrivains sont nés dans la première décennie du XXe siècle et s’imposent en tant qu’hommes de lettres, créateurs et critiques mais aussi comme acteurs très actifs des changements sociaux au quotidien dans leurs aspirations professionnelles, dans leurs implications politiques au sein des partis politiques, principalement de gauche. Beaucoup d’entre eux appartiennent à une nouvelle classe moyenne qui se révèle dans un processus d’affirmation sociale en tant que « classe », et se ils se projettent dans un Équateur plus moderne débarrassé d’un carcan semi-féodal hérité de la colonie.
De fait, ces jeunes auteurs, conscients d’appartenir à une classe sociale « intermédiaire » entre l’« aristocratie », la haute bourgeoisie et les « masses populaires » (stratification des classes sociales qui en fait est beaucoup plus complexe), seront ouverts aux changements sociaux et politiques plus en adéquation avec un nouvel « ordre mondial ». Comme il a été dit, ces aspirations induisent un repositionnement de la littérature et un renouvellement de ses propositions esthétiques. L’apport des avant-gardes européennes est ainsi intégré dans ces nouvelles propositions ; le « cosmopolitisme » ne sera plus l’apanage d’une élite intellectuelle, le signe de distinction sociale accentuant, comme le dit Bourdieu, le décalage entre la culture dominante et la « sous-culture ». C’est l’approche « révolutionnaire », au sens large du terme, et l’horizon des possibilités d’expression qui susciteront un fort intérêt parmi cette jeune génération. Le dadaïsme, cubisme, expressionnisme, futurisme sont présents directement ou indirectement dans les œuvres mais ne provoquent en soi aucune ligne directrice parmi les romans et nouvelles publiés dans les années 20. Dans un premier temps, même si cette ouverture aux esthétiques avant-gardistes était déjà présente dans le modernisme, elle s’impose « como praxis de una aspiración de universalidad y anhelo de comprensión del Otro (deseo de borrar diferencias, fronteras, prejuicios e incomprensiones), se impone como un objetivo ético y estético fundamental de la nueva era » (19).
Mais ce qui séduit la jeune génération dans l’ouverture cosmopolite, ce sont les prouesses esthétiques et l’esprit révolutionnaire qui secouent les bases de la représentation classique et les valeurs traditionnelles. Les écrivains équatoriens vont récupérer cet esprit de rupture pour condamner un « conservatisme étriqué des mentalités » considérées comme bourgeoises, et la bourgeoisie et la petite bourgeoisie deviendront souvent une cible de choix. Ainsi, le cosmopolitisme comme signe distinctif d’une élite est aussi utilisé pour dénoncer, malmener, les valeurs traditionnelles et produire un effet de « choc » creusant le décalage entre la société équatorienne et une modernité à laquelle aspire une nouvelle intelligentzia.
Des correspondants (20) dispersés dans les principales capitales européennes publient des comptes rendus, des traductions, des articles sur les avant-gardes en Europe dans les différentes revues comme Hélice, Antorcha, Caricatura, Claridad... qui naissent et s’imposent dans le panorama culturel équatorien, souvent en concurrence avec d’autres revues plus conservatrices.
Cela dit, ce cosmopolitisme, notamment européen, ne se défait pas pour autant d’un certain élitisme et reste principalement cultivé dans un cercle d’initiés, ce qui ne réduit pas les écarts entre la culture dite dominante et la culture populaire. À cet égard, il convient de souligner le fait que la classe moyenne qui constitue le terreau révolutionnaire pour cette génération des années 20, a du mal à se situer socialement et politiquement. Ainsi, au sein même de cette génération, des fractures vont se produire au sujet de la récupération de ces avant-gardes européennes considérées comme étant trop « exotiques » et pas assez fédératrices, trop lointaines d’une réalité latino-américaine et équatorienne, trop distantes des priorités que s’imposent les fervents défenseurs pour une culture plus proche du peuple.
L’incompréhension voilée ou explicite que provoquent certaines œuvres comme le dernier roman de Pablo Palacio, Vida del ahorcado. Novela subjetiva, (roman qui explore dans un fractionnement narratif des délires schizophréniques), ou dans le domaine théâtral, El paralelograma de Gonzalo Escudero (pièce de théâtre qui travaille sur l’absurde et la folie), est très révélatrice de cette fracture au sein d’une mouvance littéraire qui s’affirme dans le panorama littéraire des années 30. Les œuvres de Pablo Palacio ou de Gonzalo Escudero seront considérées comme des « malabarismos estéticos », comme une « déviance » qui éloigne l’intellectuel, vecteur identitaire, de son rôle dans la société, de son implication artistique et idéologique au service d’une modernisation de cette même société.
D’une manière très schématique, nous pouvons dégager deux tendances dont l’une se nourrit des théories freudiennes et l’autre qui, adoptant les théories de Marx, transforme l’acte créatif en acte de combat politique au service d’une collectivité. Cette dernière mettra l’accent sur le besoin d’inscrire les narrations dans le concept de lutte des classes où l’être équatorien tend parfois à devenir un « homme collectif », un « personnage masse » dans des romans indigénistes, une victime expiatoire des injustices d’un système d’exploitation semi-féodal alors en vigueur en Équateur. S’il y a bien fracture au sein de cette nouvelle génération, elle se concrétise autour de la nécessité de traduire la réalité équatorienne et autour des voies esthétiques utilisées pour le faire, mais le but recherché reste commun : dénoncer l’archaïsme de la société équatorienne.
Le fossé entre ces deux courants va se creuser dans les années 30, ce qui fera dire à Joaquín Gallegos Lara, le plus acharné des défenseurs du « réalisme social », ou de l’indigénisme, que Pablo Palacio, dans son dernier roman, Vida del ahorcado, propose « un concepto mezquino, clownesco y desorientador de la vida … con un izquierdismo confusionista en las cuestiones políticas » (21). Blessé, Pablo Palacio répondra en expliquant sa démarche littéraire :
Yo entiendo que hay dos literaturas que siguen el criterio materialístico : una de lucha, de combate, y otra que puede ser simplemente expositiva. Respecto a la primera está bien todo lo que él dice, pero respecto a la segunda, rotundamente, no. Si la literatura es un fenómeno real, reflejo fiel de las condiciones materiales de la vida, de las condiciones económicas de un momento histórico, es preciso que en la obra literaria se refleje fielmente lo que es y no el concepto romántico o aspirativo del autor. Desde este punto de vista, vivimos en momentos de crisis, en momento decadentista, que debe ser expuesto a secas, sin comentario.
Dos actitudes, pues, existen para mí en el escritor: la del encauzador, la del conductor y reformador –no en el sentido acomodaticio y oportunista– y la del expositor simplemente, y este último punto de vista es el que me corresponde: el descrédito de las realidades presentes, descrédito que Gallegos mismo encuentra a medias admirativo, a medias repelente, porque esto es justamente lo que quería: invitar al asco de nuestra verdad actual (22).
Dos actitudes, pues, existen para mí en el escritor: la del encauzador, la del conductor y reformador –no en el sentido acomodaticio y oportunista– y la del expositor simplemente, y este último punto de vista es el que me corresponde: el descrédito de las realidades presentes, descrédito que Gallegos mismo encuentra a medias admirativo, a medias repelente, porque esto es justamente lo que quería: invitar al asco de nuestra verdad actual (22).
Création littéraire et engagement politique seront de plus en plus « organiquement » liés, beaucoup d’écrivains faisant partie de la « génération des années 30 » vont s’inscrire au parti socialiste (créé en 1926), ou au parti communiste (créé en 1931), adoptant des positions plus radicales qu’ils défendent au sein des différentes Sociétés d’écrivains (23).
La personnalité de l’écrivain Joaquín Gallegos Lara, représentant du parti communiste, reflète parfaitement cette radicalisation de l’intellectuel de gauche pour qui la littérature doit être au service de la cause selon des critères esthétiques qui doivent se rapprocher du roman prérévolutionnaire russe (24). Ainsi, dans les années 30, le « cosmopolitisme esthétique » des années 20 sera considéré par les secteurs les plus radicaux de l’ intelligentzia comme étant une manifestation de la décadence du monde bourgeois (25) et le terme d’avant-garde sera même rejeté pour désigner le « réalisme social », appelé aussi « réalisme socialiste », le seul à même de reproduire « lo propio », l’être équatorien, autrement dit, le seul qui réponde aux « problemas populares, que expresara las necesidades y expectativas espirituales de las mayorías y que informara la idiosincrasia propia » (26).
Cela dit, même si le réalisme social acquiert un caractère péremptoire, dogmatique et fortement militant à l’image des déclarations du percipi Gallegos Lara, nous pouvons nuancer son influence chez certains auteurs pourtant défenseurs de l’indigénisme littéraire. Le plus reconnu de tous les auteurs indigénistes équatorien, Jorge Icaza, a su s’éloigner des moules littéraires et introduire ce qui sera appelé des « psicologismos », lesquels viendront enrichir les narrations tout en maintenant une orientation sociale (27). Humberto Salvador fera de même en récupérant à partir de la fin des années 40, « una temática psicoanalítica » (28) tellement décriée par Gallegos Lara. Dans les années 40, des voix s’élèvent contre cette nécessité absolue de refléter la réalité sociale et de privilégier des œuvres militantes et proposent un regard critique sur les années 30 :
Los escritores de esta generación acuerdan a la palabra una función terapéutica, como si mencionar el mal contribuyera a conjurar el maleficio o en última instancia a cauterizar la herida. En el obsesivo enfoque de denuncia y de protesta, concentran todo su esfuerzo en el contenido, despreocupándose del significante. Casi olvidando que la literatura es un hecho que se da en la palabra y a través de la escritura (29).
Dans les années 60, des écrivains équatoriens redécouvrent les œuvres oubliées des années 20, se montrant à leur tour assez sévères sur le « réalisme social » mais continuant, pour reprendre Pierre Bourdieu, « cet espèce de ballet bien réglé dans lequel les individus et les groupes évoluent », un ballet, ou une valse à trois temps dont les pas sont marqués de « Ruptures, Fractures et Blessures… »
NOTES :
1 Antonio Lorente Medina, La narrativa menor de Jorge Icaza, Universidad de Valladolid, Departamento de Literatura Española, 1980, p. 33-37.
2 Humberto Robles, « La noción de vanguardia en el Ecuador. Recepción y trayectoria (1918-1934) », Revista Iberoamericana, Pittsburg, n° 144-145, 1988, p. 649-673, Agustín Cueva « El método materialista histórico aplicado a la periodización de la literatura ecuatoriana : algunas consideraciones teóricas », Cultura 9, Quito, 1981, p. 19-44, María del Carmen Fernández, El Realismo Abierto de Pablo Palacio. En la Encrucijada de los 30, Quito, Ediciones Libri Mundi, 1991, p. 21-124.
3 Humberto Robles, op. cit.
4 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Éditions Fayard, 2001, p. 206.
5 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Éditions Fayard, 2001, p. 157.
6 La generación decapitada, Silva, Fierro, Borja y otros, Introduction de Mario Campaña, Libresa, Colección Antares, Quito, 2005, p. 21.
7 La generación decapitada, op. cit., p. 112.
8 Ibid., p. 120-121.
9 Ernesto Noboa Caamaño meurt en 1927 certainement d’une overdose ; Arturo Borja, se suicide en 1912, à 20 ans, ainsi que Medardo Ángel Silva, en 1919, à 21 ans. Voir La generación decapitada, ibid..
10 Pierre Lopez, « Quito: el ‘arrabal del cielo’ de los intelectuales de los años 20-30 », Villes réelles et imaginaires d’Amérique Latine/Ciudades reales e imaginarias de América Latina, Marges n° 22, Université de Perpignan, 2001.
11 Pierre Bourdieu, Las reglas del arte. Génesis y estructura del campo literario, Barcelona, Anagrama, 1995, p. 175.
12 Jorge Enrique Adoum, « Prólogo », Narradores ecuatorianos del 30, Caracas, Biblioteca Ayacucho, n° 85, 1980, p. XV.
13 « Humberto Salvador sitúa su novela también de denuncia social enérgica y modos narrativos directos y de tintas cargadas, en medios proletarios de la ciudad: Camarada (1933) y Trabajadores (1935) ». Hernán Rodríguez Castelo, La literatura ecuatoriana 1830-1980, Otavalo, Instituto Otavaleño de Antropología, 1980, p. 89.
14 Pablo Palacio, Obras Completas, Guayaquil, Casa de la Cultura Ecuatoriana, 1976, 231 p.
15 Pablo Palacio, Obras Completas, Edición crítica Wilfrido H. Corral coordinador, ALLCA XX, Colección Archivos n°41, p. 5.
16 Ibid., p. 106-107.
17 Joaquín Gallegos Lara, “El pirandellismo en el Ecuador”, Semana Gráfica, Guayaquil, junio, 1931, p. 6.
18 Humberto Salvador présente une thèse de doctorat, intitulée Esquema sexual. Voir “ « Estudio introductorio” de María del Carmen Fernández, Humberto Salvador, 1993 - En la ciudad se ha perdido una novela, Quito, Libresa, col. Antares, n° 94, p. 22.
19 Adriana Castillo de Berchenko, « Pablo Palacio y las vanguardias latinoamericanas de los 30 », Pierre Lopez, Pablo Palacio : entre le drame et la folie. Le cas d’un narrateur équatorien des années 30, Université de Perpignan, CRILAUP, Marges n° 11, 1993, p. 14.
20 Hugo Mayo qui collabora dans plusieurs revues, Cervantes, Grecia, Amauta tout comme dans en Síngulus, Proteo, Motocicleta, est considéré comme l’un des écrivains avant-gardistes les plus importants des années 20. Voir Humberto Robles, op. cit, et María del Carmen Fernández, op. cit.
21 Joaquín Gallegos Lara, « Hechos, Ideas y Palabras: la Vida del Ahorcado », El Telégrafo, Guayaquil, 11 de diciembre 1932.
22 Lettre adressée à Carlos Manuel Espinosa et publiée dans Obras Completas de Pablo Palacio, Quito, Casa de la Cultura Ecuatoriana, 1964, p. 77-78.
23 Jorge Icaza, M. A. Carrión, J. de la Cuadra, A. Cuesta y Cuesta, J. Fernández, E. Gallegos Lara, E. Gil Gilbert, Pablo Palacio, A. F. Rojas, H. Salvador, et bien d’autres furent adhérents de la Sociedad de Escritores Revolucionarios Ecuatorianos. Voir aussi Jorge Hugo Rengel, Realidad y Fantasía Revolucionarias, Casa de la Cultura Ecuatoriana « Benjamín Carrión », Núcleo de Loja, 1993, p. 30.
24 Les œuvres de Gronski ou de Lunacharski constituent des exemples. Voir Miguel Donoso Pareja, Los grandes de la década del 30, Quito, El Conejo, 1985, p. 11. Voir également la comparaison que fait Mariátegui entre l’indigénisme et la littérature « mujikista », dans « El proceso de la literatura », Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana, México, Ediciones Era, 1979, p. 299.
25 Jorge Hugo Rengel, « El partido comunista y los intelectuales », Realidad y Fantasía Revolucionarias, Casa de la Cultura Ecuatoriana « Benjamín Carrión », Núcleo de Loja, 1993, p. 51-61.
26 Humberto Robles, op. cit., p. 649-673.
27 Jorge Icaza, El Chulla Romero y Flores, edición crítica Ricardo Descalzi-Renaud Richard coordinadores, Madrid, 1988, Colección Archivos n° 8.
28 Nous pouvons citer certaines œuvres comme La fuente clara (1946), Silueta de una dama (1964), La elegía del recuerdo (1966)... Voir María del Carmen Fernández, Humberto Salvador, En la ciudad..., op. cit., p. 23.
29 Rubén Bareiro Saguier, « El espejo trizado: Palabra y contexto en la literatura latinoamericana », Mélanges américanistes en hommage à Paul Verdevoye, Paris, Éditions Hispaniques, 1985, p. 348.
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